Chapitre I





Images tirées de « l'atelier pédagogique » : http://www.brunette.brucity.be/atelped/pedagogie/plan.html



Peu avant les calendes1 de mai, un cavalier se présenta devant le château fort du Plessis-Frémont2. Celui-ci avait fière allure, vu de loin : ses hautes tours de bois dominaient la vallée de la Sarthe, et ses remparts semblaient inexpugnables. Mais, de près, le bilan était un peu moins brillant : par endroit, la palissade, écroulée, n'avait pas été réparée ; les toitures paraissaient en piètre état, et le chemin qui menait à la porte principale était défoncé... Sans doute le maître des lieux avait-il payé fort cher sa participation aux multiples campagnes de Charles le grand ; à moins qu'il n'ait subi quelque revers de fortune...

Arrivé au pied du château, notre cavalier se découvrit : c'était un moine, frère Wilfried, qui venait rapporter à son ami Karolus un manuscrit que celui-ci, quelques mois auparavant, lui avait fait parvenir. Après les salutations d'usage, et alors qu'on lui apportait une collation, il observa son hôte : c'était un homme de taille moyenne, mais dont l'ossature puissante et l'allure trahissait l'ancien soldat ; il n'était plus dans sa prime jeunesse, mais, brun de peau et noir de cheveux, il conservait une vivacité et un allant surprenants. Ses yeux, très bleus – héritage sans doute d'une mère saxonne – gardaient un éclat moqueur... Tout en lui évoquait un soldat, tout, excepté le latin parfaitement chatié dans lequel il s'exprimait.

– Tu n'as pas changé, vieux brigand ! fit le moine.

– Oh, que si... Vois-tu, depuis la désastreuse expédition contre les Bretons3, je me tiens tranquille. J'y ai perdu beaucoup...

– Disons que tu n'as pas récupéré autant de butin que tu l'espérais...

– ... et que l'ost m'a coûté fort cher. D'ailleurs, tu as pu constater que les remparts ne sont pas en très bon état... Mais j'ai renoncé aux combats. Je suis trop vieux, à présent. Et puis, qu'importe, il n'y a plus personne derrière moi... »

La voix de Karolus avait marqué un temps. Son ami se souvint qu'il avait perdu ses deux fils à quelques années d'intervalle, ainsi que sa femme. Il était seul...

– Et à présent, que fais-tu ?

– Je me consacre à l'élevage des chevaux, et j'essaie, tant bien que mal, de reconstituer mon bien. Et puis, je passe beaucoup de temps à déchiffrer mes manuscrits... Je possède un Sénèque, et quelques discours de Démosthène que je te montrerai...

– Lectures profanes ! Je te reconnais bien là, mécréant que tu es...

– Mécréant, certes non ! Peu intéressé par les querelles théologiques...

– Hum !... Mais comment as-tu pu te procurer ton Démosthène ? C'est une pièce rare...

– Lors d'un voyage à Constantinople...

– Heureux mortel, qui as pu voir le vaste monde ! Moi, je suis resté confiné dans mon abbaye... enfin, à peu près...

– Le monde est partout identique : ruse, cautèle, cruauté. Partout l'or et le pouvoir l'emportent sur toute autre valeur, celles du Christ comme celles de Mahomet !... L'homme est partout le même, crédule et fourbe. Et bien naïf, qui veut faire l'ange dans ces conditions !... D'ailleurs, nous en avons fait l'expérience récemment : notre Empereur destitué par ses propres fils, contraint de s'humilier et de faire pénitence... et ces mêmes fils s'armant les uns contre les autres... Parfois, devant ce spectacle, je me dis que ce n'est pas plus mal qu'il ne me reste pas d'héritier...

– Te voilà bien amer ! Notre grand Louis a recouvré son pouvoir... Mais j'ai une nouvelle qui va te distraire un peu...

– Et quelle ?

– Une délégation doit arriver de Saxe demain, pour demander à notre évêque des saintes reliques pour leur église de Paderborn !...

– Des saintes reliques !... Décidément, les morts, surtout martyrs, ont la bougeotte, ces derniers temps...

– Tais-toi donc, homme de peu de foi ! Et ne me dis pas que tu ne crois pas aux reliques, à leur pouvoir !

– Aux reliques ? Guère. Vois-tu, je m'en tiens à des choses très simples : la parole de Jésus-Christ telle qu'elle est rapportée dans les Ιvangiles, du moins dans la mesure où l'on peut se fier aux textes. Tout le reste... le culte des Saints... les miracles... Cela me semble un brouet indigeste destiné à convaincre les ignorants.

– Je pourrais crier au blasphème...

– Tu pourrais, mais tu ne le feras pas, parce qu'au fond de toi, tu sais que j'ai raison. Quant au pouvoir des reliques... Si tu parles de l'attrait qu'elles exercent sur les foules, sur leur pouvoir de persuasion... alors là, oui, je suis d'accord. Une relique peut guérir un païen de sa superstition. Mais rendre la vue à un aveugle, ou la santé à un malade condamné... D'ailleurs, cela aurait quelque chose de monstrueux : pourquoi cet aveugle-ci et pas celui-là ? Pourquoi tel enfant et pas tel autre ? Si les reliques doivent faire des miracles, qu'elles guérissent tous les malades...

– Les voies du Seigneur sont impénétrables.

– C'est ce que l'on dit quand on n'a pas de réponse... Mais parle-moi un peu de cette délégation... de Paderborn, as-tu dit ?

– Aurais-tu encore quelques liens là-bas ?

– Une partie de ma famille maternelle vit, dit-on, à Brême... Mais à Paderborn, non...

– Comme tu le sais, l'évêché de Paderborn n'a qu'un trentaine d'années4 : c'est peu pour s'imposer, dans un pays encore en grande partie idolâtre... De plus, à présent, l'Empereur Louis souhaite renforcer les liens entre l'église saxonne et la nôtre : d'où cette demande de relique, que notre évêque Aldric a bien été obligé d'accepter...

– Sans grand enthousiasme, je vois... Mais pourquoi me parles-tu de cela ? En quoi cela me concerne-t-il ?

– J'aimerais te demander un service, qui je pense ne t'embarrassera pas trop. Parmi ceux qui doivent accompagner le corps de Saint Liboire jusqu'en Saxe, figure un tout jeune clerc, Idon5. C'est mon neveu, la seule famille qui me reste. Je serai aussi du voyage, mais je suis moine, pas homme d'armes. Or, le voyage est long, périlleux...

– Et tu aimerais que je t'aide à veiller sur lui ?

– Je te connais assez pour savoir que tu t'ennuies à mourir entre tes chevaux et ta bibliothèque...

– J'ai vieilli, tu sais !

– Allons donc ! Je sais aussi quel est ton talent pour... disons... profiter de toutes les opportunités. Et un voyage de cette sorte en offre plus d'une !

– Qu'essaies-tu de me suggérer, homme de Dieu ?

– Rien que tu ne puisses entendre... »



Le lendemain, de bonne heure, Karolus et son ami le moine Wilfried se rendirent au Mans. Toute la ville était en effervescence ; sur la place de la cathédrale, noire de monde, la délégation saxonne eut du mal à se frayer un chemin jusqu'au porche, où l'évêque Aldric l'attendait avec tout son clergé, en habits de cérémonie. La délégation était composée d'une petite poignée d'hommes, dont la blondeur et les yeux clairs étonnaient les manceaux : L’archidiacre Meinolf marchait en tête, grand, majestueux, arrogant, suivi du prêtre Adalbert, plus jeune mais gros et lourd, avec un regard inquiet ; puis venaient le diacre Aldrich – homonyme de l'évêque du Mans, d'ailleurs saxon lui-même par son père –, le sous-diacre Drudwin, et enfin un homme de loi, l'avoué Folodag. Ils étaient encadrés par des hommes en armes.

Il y eut un grand désordre, qui dura longtemps. Karolus, impatienté, ne comprenait pas ce qui se passait ; Wilfried lui glisssa à mi-voix qu'on allait se rendre en procession à l'église des Saints-Apôtres6, de l'autre côté de la Sarthe, où reposait Saint Liboire. La foule, enfin, parvint à se canaliser, et s'ébranla en direction du pont.

Le cercueil du Saint était déjà sorti de terre ; l'on procéda à son ouverture. Alors se répandit, en toute l'église et sur la foule qui attendait dehors, un extraordinaire parfum, qu'aucun Manceau n'avait jamais senti. Il se fit soudain un silence impressionnant, puis des cris retentirent : Miracle ! Miracle ! Ce fut alors un grand moment de folie collective ; les uns pleuraient, les autres criaient ou s'arrachaient les cheveux, se jetaient à terre pour prier.

Karolus, d'abord, avait levé les sourcils, l'air étonné ; mais il resta impassible, contemplant le spectacle d'un air ironique.

– Alors, que dis-tu de cela ? lui glissa Wilfried ; n'est-ce pas un miracle ?

– Tu parles ! Je connais cela. C'est tout simplement un baume dont on se sert en Orient pour conserver les corps. Point de miracle là-dedans, crois-moi !

– Mais n'est-ce pas surprenant que le parfum se soit gardé, intact, avec cette force, depuis cinq cents ans ?

– Le cercueil était bien clos...

– Faudrait-il donc le leur expliquer ? dit Wilfried en montrant la foule en délire.

– Ils ne nous croiraient pas... Ils aimeraient mieux nous écorcher vivants que de renoncer à leurs miracles... D'ailleurs je suis prêt à parier que d'ici ce soir, ils en auront d'autres à rapporter...

– qu'ils auront vus !

– Ou qui sera le fruit de leur imagination surchauffée... Tiens, ajouta Karolus, tu vois cet aveugle, là ?

Il montra à son ami un mendiant qui se tenait non loin de là, tendant la main et gémissant horriblement.

– Hé bien ?

– l pourrait bien recouvrer la vue... si on l'a bien payé pour cela...

– Comment le sais-tu ?

– Je le connais. Il n'est pas plus aveugle que toi et moi. Je l'ai surpris plus d'une fois, à la « cour des Miracles » (justement !)... c'est un simulateur, qui gagne sa vie en tendant la main. Et comme il est censé ne rien voir, on ne se méfie pas de lui... ce qui en fait un excellent espion. Mais si on lui a gentiment graissé la patte, il renoncera bien vite à son petit commerce, et il ira exercer ses talents ailleurs... jusqu'au prochain « miracle »...

Wilfried haussa les épaules. A trop fréquenter la lie du peuple, Karolus avait fini par ne plus croire en rien. Un scepticisme désolant... et hélas, bien difficile à guérir... Les faits ne lui donnaient que trop souvent raison.

Le corps de Liboire fut ramené en grande pompe à la cathédrale, pour y être préparé pour son dernier et long voyage. Il fut enfermé dans un cercueil plombé, recouvert d'or et d'argent, orné de pierres précieuses : à lui seul un trésor, songea Karolus avec mélancolie. De somptueux cadeaux l'accompagnaient : tissus précieux, objets liturgiques d'or et d'argent, et deux magnifiques manuscrits. Le moindre de ces objets, convenablement négocié, aurait suffi à reconstruire les remparts du Plessis ! Une idée obsédante commença à titiller Karolus : n'y aurait-il pas moyen de détourner une partie de ce trésor vers des fins plus profanes ?... Mais il faudrait aussi veiller sur le neveu de Wilfried, ce qui compliquerait quelque peu la tâche...

Dans la soirée, justement, Wilfried présenta son neveu Idon. C'était un tout jeune clerc, un blondinet de seize à dix-sept ans, frais émoulu des écoles, et qui parlait un latin parfait. Il paraissait un peu timide, face à Karolus, mais son regard ne manquait pas d'assurance ; il était chargé par l'évêque Aldric d'établir la relation de la translation, et surtout de faire ressortir les miracles qui ne manqueraient pas d'avoir lieu, pour l'édification des peuples. C'est de bonne politique, pensa Karolus ; mais il se rendit vite compte que son protégé, éduqué dans la plus stricte orthodoxie, croyait dur comme fer à toutes ces choses-là. « il faudra que je m'exprime avec prudence devant lui », songea-t-il ; et il fut heureux que Wilfried fût aussi du voyage ; avec lui, au moins, il pouvait parler librement...

Ils s'étaient connus lors du siège de Tarragone en 808, puis s'étaient retrouvés, deux ans plus tard, à lutter contre les hommes du Nord dans la campagne frisonne ; ils avaient commencé par s'affronter, Wilfried ayant perçu chez Karolus un goût immodéré pour les penseurs profanes de l'Antiquité, les écrits paillards, les bacchanales... et l'or acquis par des moyens douteux ; il le soupçonnait même d'être carrément athée, sans jamais avoir pu le lui faire avouer. Mais très vite, malgré leurs différences ou à cause d'elles, une amitié profonde était née entre eux. Ils s'étaient mutuellement aidés, dans les circonstances difficiles ; lorsque les deuils avaient frappé Karolus, Wilfried l'avait assisté et soutenu, l'empêchant de céder au désespoir. Et le moine était la seule personne devant qui Karolus pouvait confier, sinon la totalité de sa pensée, du moins la plus grande part.

Mais Idon n'était pas sot ; son regard brillait d'intelligence. Après tout, il suffirait peut-être de le former...



Le lendemain, l'on emmena en procession le corps de Liboire jusqu'à l'abbaye Saint-Vincent, non loin de la cathédrale. La foule était encore plus dense que la veille, mais Karolus sentit immédiatement que l'atmosphère avait changé ; le peuple, dépossédé de l'un de ses protecteurs, qui le garantissait des maladies, grondait sourdement. Des cris fusèrent bientôt, réclamant que l'on empêchât le départ du Saint. Les hommes d'armes qui entouraient la délégation jetaient des regards inquiets, et Karolus crispait sa main sur la garde de son épée. Idon, impressionné, se serrait contre lui.

Comme la rumeur se faisait de plus en plus menaçante, un émissaire fut envoyé à Aldric : il devenait urgent de calmer la foule, sans quoi l'émeute pourrait bien éclater... Celui-ci sortit bientôt devant les portes de l'abbaye, balaya la foule d'un regard sévère. D'une taille impressionnante, l'évêque du Mans possédait aussi une voix qui lui permettait de dominer n'importe quel vacarme. Son autorité naturelle était encore renforcée par le fait qu'on le savait proche de l'empereur Louis, dont il avait été le confesseur, et de la Reine Judith, et qu'il leur restait indéfectiblement fidèle, au milieu des pires discordes. C'était un homme que l'on écoutait. D'une voix tonnante, il invoqua l'autorité de l'Empereur, qui avait en personne exigé ce transfert, nécessaire pour maintenir la Saxe récemment convertie dans le sein de l'Eglise ; au reste, les Manceaux n'y perdraient rien ; la protection de Saint Liboire continuerait de s'exercer à distance... Enfin, suivi de tout son clergé, il entonna un Te deum laudamus, que la foule reprit en chœur. Elle était calmée.

L'on apprit peu après que l'archidiacre Meinolf venait de promettre solennellement d'offrir tout son héritage afin de construire un monastère de femmes dédié à la Vierge et à Saint Liboire, chez lui, à Böddeken : le prêtre et le diacre avaient servi de témoins, tandis que Folodag, l'avoué7 de Badurad, avait contresigné l'acte. Cette donation acheva de disposer les esprits en faveur des Saxons.

– Un bien beau geste, commenta Wilfried.

Karolus ne répliqua rien, mais regarda son ami avec un sourire ironique.

– ... et très politique en cette circonstance, acheva le moine, un peu agacé.

 

Le jour des Calendes de mai8, le vrai départ eut enfin lieu. Karolus s'était joint au cortège, accompagné de son fidèle valet Hermann – un valet qui à vrai dire lui avait plus d'une fois servi d'homme de main. Ancien truand, celui-ci maniait l'épée aussi bien que la dague, et lançait le couteau avec une dextérité redoutable. Sa maigreur cachait une force herculéenne, et Karolus l'avait vu étouffer entre ses mains un homme deux fois plus gros que lui... Le jeune Idon suivait, rouge d'excitation contenue : c'était sans doute l'une des premières fois qu'il sortait de son monastère, depuis qu'il y était entré comme novice, à treize ans. Les trois hommes se tenaient un peu à l'écart de la foule, observant de loin le spectacle.

En tête marchait le prêtre saxon, Adalbert, portant la croix : gros, lourd, il suait à grosses gouttes sous son manteau. Derrière lui, huit hommes portaient solennellement le brancard sur lequel on avait déposé le cercueil d'argent et d'or qui contenait la relique ; le reste de la délégation venaient ensuite, l'archidiacre en tête. Une foule suivait, tandis que de chaque côté de la route pavée qui mène au bourg de Pontlieue9 des spectateurs s'étaient massés. Le discours d'Aldrich, la veille, semblait avoir convaincu ; car nulle opposition ne se manifestait. Les gens, résignés, regardaient partir le corps de leur protecteur sans broncher...

L'on fit halte au monastère de Saint-Martin, qui possédait une hôtellerie10 ; les délégués saxons décidèrent d'y passer la nuit. Ils furent accueillis dans la « maison des hôtes », construite tout spécialement pour recevoir les voyageurs de marque, et offrant deux grandes pièces confortables, de plus petites pour les serviteurs, et une étable ; tout le reste du convoi dut se loger dans la « maison des pauvres », vaste dortoir garni de châlits... « C'est toujours mieux qu'un campement militaire » fit Karolus à Idon, qui boudait un peu. Et il ajouta, à mi-voix, à destination de Wilfried « ... mais ça manque de femmes !... »



Image extraite du site « planète Jean Jaurès » : http://planetejeanjaures.free.fr/histoire/barbares/carol8.htm



Le lendemain, l'on s'arrêta à l'abbaye de Saint-Médard11, à quatre lieues environ du Mans. Assez imposante, elle avait la particularité d'appartenir non pas à l'évêché du Mans, mais à celui de Paderborn, en Saxe, à qui Charlemagne l'avait offerte. Karolus connaissait bien l'abbé qui la dirigeait, l'ayant rencontré, quelques années auparavant à la cour d'Aix la Chapelle.

Le bon père le reconnut aussitôt, et l'accabla de reproches de ne pas avoir de si longtemps donné de nouvelles.Il parlait un latin correct, mais avec un fort accent saxon.

– Me voilà bien assagi, affirma Karolus. Depuis la malheureuse expédition de Bretagne, je ne suis guère sorti de chez moi...

– Assagi, vraiment ? Mais comment se fait-il que tu accompagnes les saintes reliques de Liboire... de ta part, cela m'étonne !

– Notre ami Wilfried m'a chargé de veiller sur son protégé, le jeune Idon que voici, qui doit rédiger un compte rendu exact du voyage... Et puis, comme tu le sais, j'ai gardé quelques attaches en Saxe. Je comptais retrouver là-bas certains parents...

– Et puis tu commençais à t'ennuyer...

Durant deux jours, ce fut un défilé devant la châsse de Saint Liboire ; tout ce que le monastère comptait de moines et de moinillons voulut voir, et toucher le cercueil, menaçant même par moment de renverser le brancard, que l'on avait disposé sur des tréteaux devant l'autel de la chapelle. Karolus que ces manifestations agaçait préféra visiter les bâtiments, et en particulier le scriptorium, dont le Prieur était tout particulièrement fier. C'était une longue pièce, éclairée par de hautes fenêtres. Elle comptait deux rangées d'une vingtaine de pupitres chacune, sur lesquels s'affairaient des copistes, tandis que près d'eux, un moine lisait à voix basse le texte à reproduire...

– Nous possédons un véritable trésor, souffla le Prieur. En particulier, nous copions ici le texte des Saints Evangiles tel qu'il a été collationné et revu par le grand Alcuin...

– Mais pas d'œuvres profanes, bien entendu ?

– Si fait... Nous sommes en train de vérifier un manuscrit du Gorgias de Platon... mais le texte est lacuneux, et même calamiteux. Et il est bien difficile de trouver d'autres exemplaires, qui nous permettraient de corriger celui-là...

Karolus fit la grimace. Platon était un très grand philosophe, assurément, et sa pensée avait parfois étrangement préfiguré le message du Christ. Mais il ne goûtait guère le mépris du corps que l'Athénien avait prêché ; « σῶμα σῆμα12 », tu parles ! Une lecture trop intolérante de Platon, mâtinée de Saint Paul, avait conduit tout un pan de la Chrétienté aux macérations, à une véritable diabolisation du corps, du plaisir – et de sa messagère la plus précieuse, la femme ! Et à un dolorisme qui exaspérait Karolus. Pour sa part, il penchait vers l'épicurisme, non celui par trop austère du fondateur ou de Lucrèce, mais celui, tellement plus aimable, d'Horace... Quel mal y a-t-il, après tout, de jouir des plaisirs que Dame Nature, et le génie des hommes, vous offrent ? Bon vin, bonne chère, et demoiselle complaisante... Si Dieu existe, comment imaginer qu'Il puisse trouver plus de satisfaction dans les soupirs, les cris, et les macérations morbides de fanatiques épuisés de fièvre et de privations, toujours l'injure à la bouche, plutôt que dans l'aimable commerce d'un bon vivant ?... Si Dieu existe... car, sans jamais l'avouer clairement – cela eût été dangereux ! – il n'était pas loin de partager, parfois, le matérialisme d'Epicure, ou de Lucrèce, et de trouver fort séduisante la théorie des atomes...

La halte à Saint-Médard se prolongea durant deux jours : il convenait de retisser les liens quelques peu distendus avec l'évêché de Paderborn, et de rappeler fermement l'appartenance de l'abbaye à son si lointain maître, l'évêque Badurad...

Au matin du troisième jour, alors que le convoi s'apprêtait à reprendre la route, le Prieur fit signe à Karolus qu'il souhaitait lui parler sans témoins. Celui-ci le suivit jusque dans le scriptorium.Il lui tendit alors deux manuscrits soigneusement emballés dans plusieurs épaisseurs d'étoffe, ainsi qu'un autre paquet, plus léger.

– Celui-ci contient des étoffes de Damas, que nous avons pu acquérir grâce à un marchand du Levant. Quant à ces manuscrits, ils ont été copiés ici, et nous ont été d'un précieux secours. Je souhaite les remettre en mains propres au prieur de l'abbaye de Prüm, près de laquelle, sans doute, tu passeras, à l'aller ou au retour...

– Ce n'est pas vraiment sur la route !

– Puis-je te demander, mon fils, de faire un léger détour... de quelques lieues... Bien évidemment, j'ai de quoi récompenser cet insigne service...

Karolus dressa l'oreille.

– Un troisième manuscrit est pour toi. Le De beata vita, de Sénèque... Je sais que cela peut t'intéresser... de plusieurs points de vue. C'est une pièce rare... Le texte en est fautif, et il manque la fin13 ; mais tu pourras le collationner avec celui que tu possèdes déjà, n'est-ce pas ? Et puis je ne doute pas que le Prieur de Prüm se montre également généreux. Tu le connais, d'ailleurs...

– Vraiment ?

– Aldebrand. Ne l'as-tu pas rencontré autrefois ?

Karolus sentit l'émotion le gagner. Aldebrand ! Lorsque, à douze ans, ses parents avaient voulu faire de lui un clerc, c'est auprès de lui qu'il avait appris le latin et le grec. Le professeur n'avait alors guère plus de vingt-cinq ans, mais il avait déjà beaucoup voyagé, jusqu'en Orient, suivant en cela la règle de Colomban, qui assignait à ses moines une mission évangélisatrice... C'était un maître brillant, sévère, inflexible, mais qui s'était pris d'affection pour le jeune garçon rebelle. C'était lui qui l'avait dissuadé de poursuivre dans la voie monastique : « tu as l'âme d'un soldat, d'un aventurier, lui avait-il dit, et non d'un clerc. Tu as l'esprit vif, une intelligence hors du commun et une mémoire étonnante ; mais il te manque l'humilité nécessaire à un homme de Dieu. Et puis, tu aimes trop le monde, ses plaisirs, tu aimes l'argent et le pouvoir... »

Sur le coup, l'enfant avait été mortifié de pareil jugement ; avec le recul, il devait reconnaître que la perspicacité d'Aldebrand lui avait épargné de devenir un jour un de ces moines défroqués, errants, condamnés à sombrer dans la plus vile truanderie, ou à mourir de faim...

– Aldebrand est un vieil homme, à présent, continua le Prieur ; mais il dirige son abbaye d'une main de fer, et il en a fait un grand centre intellectuel, apprécié de l'Empereur et de ses fils... Il sera heureux de te revoir !

Karolus confia à Hermann les présents destinés à Aldebrand ; lui-même dissimula soigneusement le manuscrit de Sénèque dans les fontes de son cheval. Et l'on se mit enfin en route...





Chapitre II



Les jours suivants, le voyage se poursuivait sans encombres. L'on faisait halte dans les monastères : Saint Symphorien de Connerré, Saint Sulpice de Melleray... A chaque fois, des foules se rassemblaient, bruyantes, hystériques ; il y avait de longues ovations, des cris, des sanglots. Et, inévitablement, quelqu'un se mettait à crier : « miracle ! » Une femme bossue avait retrouvé sa droiture, un sourd se mettait à entendre, un muet tenait des discours enflammés... Idon, tout à sa mission, s'informait, interrogeait, admirait, et consignait tout cela sur ses tablettes ; cela amusait beaucoup Karolus et son valet Hermann. A vrai dire, le seul vrai miracle, tangible celui-là, c'est que tout ce monde surexcité n'ait pas encore mis en pièces le cercueil et son brancard !



Peu après Melleray, le cortège s'arrêta net : au bord de la route se trouvaient deux hommes et une jeune femme, couverts de sang, les habits déchirés, et qui réclamaient de l'aide. Attiré par son instinct, Karolus se précipita, suivi d'Hermann et d'Idon. La broigne14 du chevalier inspirait le respect : on s'écarta.

– Nous sommes des voyageurs, dirent les deux hommes, nous faisons route vers Paris. Une troupe de brigands nous ont détroussés ; ils nous ont tout pris, jusqu'à nos chevaux... Ils ne doivent pas être bien loin..

– Et par où sont-ils partis ?

– Par là...

Le plus vieux désignait un bois assez épais, à gauche de la route : le début de la vaste forêt de Bellême. Karolus fit signe à Idon : le jeune homme devrait rester auprès de Wilfried et des Saxons jusqu'à leur retour, et ne s'en écarter sous aucun prétexte. Il voulut protester, mais un regard de Karolus lui ferma la bouche.

Karolus et Hermann n'eurent pas longtemps à chercher. Embarrassés de leur butin, une lourde malle, et des chevaux qu'ils ne savaient pas maîtriser, les brigands n'avaient guère pénétré à l'intérieur du bois. C'étaient de pauvres hères, en haillons, probablement des paysans ou des esclaves chassés de leur tenure par quelque seigneur trop gourmand, ou par la guerre. Ils tentèrent de résister : le couteau d'Hermann en expédia un de vie à trépas, tandis que Karolus faisait reculer le reste à coups d'épée. Finalement, désarmés, ils firent signe qu'ils se rendaient.

Tandis qu'Hermann les tenait en respect, Karolus inspecta leur butin : vêtements richement brodés, bijoux d'or et d'argent... et surtout un sac plein de deniers d'argent.

Karolus demanda leur chef, et l'entraîna un peu à l'écart ; c'était un drôle extrêmement maigre, famélique, au regard brillant.

– Pour tout ceci, je peux vous livrer à la justice. Et vous savez ce qu'il vous en coûtera...

– Nous le savons. Mais de toutes façons nous allions mourir de faim...

– Je suppose que tu as femme et enfant quelque part dans ce bois...

– Ici ou ailleurs, certains ont leur famille, oui...

– Soit. Je peux te laisser partir. Mais à une seule condition...

Le brigand le regarda avec une surprise mêlée de méfiance. Il attendait.

– à une condition, donc : dans un an, dans dix ans je peux avoir besoin de toi et de tes hommes. Te souviendras-tu alors que je t'ai laissé la vie ? Et que serais-tu prêt à faire pour moi ?

– Mais tout, tout ce que vous voudrez ! Je m'y engage, au nom de la Vierge, et des saints...

– Pas tant de litanies ! Jure sur la tête des tiens, cela suffira. Au premier signe que je te ferai, ou l'un des miens, tu me donneras ton aide, ou tu me cacheras dans ta forêt... c'est dit. En signe d'accord, je te laisse ceci...

Et, sous le regard stupéfait et indigné d'Hermann, Karolus donna le sac de deniers au brigand, non sans y avoir prélevé une bonne poignée qu'il versa à son valet.

– Pour ta bravoure...

– Merci, Maître ! Mais vous...

– Ne t'inquiète pas. Ce que j'ai gagné ici vaut tous les trésors du monde. Et puis, sans doute nos voyageurs ne seront-ils pas ingrats...



Sur le chemin du retour, Hermann ne put s'empêcher d'interroger son maître :

– Pourquoi ne pas avoir expédié cette engeance ? Vous auriez même pu garder une partie du butin pour vous, personne n'y aurait rien vu...

– Tu me donnes là de jolies leçons !

– Allons-donc, cela vous aurait bien gêné...

– Cela n'eût pas été de bonne politique. Vois-tu, ces « brigands » comme tu dis, ont été conduits là par la misère ; mais je connais leur chef, de réputation : c'est un homme intelligent et fin, un moine défroqué qui se fait appeler Salvator. Et ils disposent sans aucun doute de tout un réseau de caches et de complicités dans cette forêt de Bellême, où il ne fait pas bon s'aventurer seul...

– Et alors ?

– Alors ? Les temps ne sont pas sûrs. La guerre peut reprendre entre l'Empereur Louis et ses fils ; et après sa mort, qui peut dire ce qui se passera ? Et si seulement cette menace était la seule !... Je préfère me ménager une retraite, au cas où le Plessis se révèlerait insuffisant. Et des hommes de mains, s'il fallait soutenir un siège...

– Et vous comptez sur ces brigands... ?

– Cela fait des années qu'ils échappent à toutes les poursuites dans leur forêt ! Des années qu'ils sont rompus à la vie clandestine, aux coups de mains... Ils apparaissent, commettent leur forfait, détroussent les voyageurs, et disparaissent aussi vite... Voilà les hommes qu'il me faut, si la situation se gâte à nouveau !

– En tous cas, ici, ils n'ont pas fait merveille ! Ils se sont laissés attraper...

– Salvator n'était pas avec eux, et puis c'étaient sans doute de nouvelles recrues...



Ils rejoignirent le convoi vers la fin de l'après-midi. Les voyageurs transis d'angoisse, les attendaient en compagnie du jeune Idon. Lorsqu'ils les virent apparaître, ce fut un concert de cris et de louanges ; les malheureux détroussés ne savaient comment exprimer leur reconnaissance, ils embrassaient maître et valet indifféremment, au grand amusement de Karolus... Ils ne cessaient de compter et recompter leurs biens.

– Il n'y manque que l'argent, dit Karolus. Sans doute ces brigands avaient-ils eu le temps de le cacher...

– Cela ne fait rien, s'exclamait le plus vieux, qui s'avéra être le père. Mais je voudrais vous faire un présent qui soit digne de vous...

Et il tira du fond de sa malle une spendide chaîne d'or, qu'il tendit à Karolus.

– Prenez-lΰ, en souvenir de nous, dit-il ΰ Karolus. Sans vous, j'aurais tout perdu, et mκme probablement la vie ; comment survivre, dιmunis comme nous l'ιtions, sur ces routes infestιes de malandrins ? Mais apprenez ιgalement notre nom et notre destination : je me nomme Pierre Dailly, et suis orfθvre de mon ιtat. Et voici mon fils, Jacques, destinι ΰ me succιder, et ma niθce, Clotilda... Nous ιtions partis pour un long voyage, qui nous a menι jusqu'en Aquitaine ; mais ΰ prιsent nous rentrons chez nous, à Paris... Y viendrez-vous quelque jour ?

Karolus aurait probablement décliné l'offre, s'il n'avait croisé à ce moment le regard de Clotilda. C'était une jolie jeune femme, aux yeux très clairs et aux cheveux blonds ; sa physionomie franche et joyeuse annonçait un tempérament vif, aimable et fort libre. La belle l'observait avec admiration et beaucoup d'intérêt. La nièce d'un orfèvre, fournisseur de la cour !... L'occasion n'était pas à dédaigner, sans parler du reste, évidemment...

« Je serai heureux de vous rendre visite, au retour de Paderborn », promit Karolus. Et il se tourna vers la jeune fille : 

– Y serez-vous ?

– Je vous attendrai, Monsieur le Chevalier », répliqua-t-elle dans un sourire.

 

Deux jours plus tard, l'on arriva à Chartres. C'était une petite ville, groupée autour de son église cathédrale, sur une colline dominant une vaste plaine fertile. A ce moment, l'évêque Bernoin y tenait un synode : tout ce monde se porta à la rencontre des reliques, suivi d'un grand concours de peuple. L'on décida alors, pour que chacun puisse, sans trop de bousculade, rendre hommage à Liboire, de le transporter dans un oratoire hors les murs, dédié à un martyr du pays, Saint Chéron.

« Les morts se rendent des visites de courtoisie, ironisa doucement Karolus, tandis qu'Idon et Wilfried lui jetaient des regards indignés. Il faut s'attendre à des miracles... »

Il ne fut pas déçu : l'on amena bientôt, sur une civière, une malheureuse jeune fille atrocement contrefaite : si le visage était assez grâcieux, tout son corps n'était qu'un amas de membres tordus ; son menton touchait ses genoux, et ses pieds étaient collés aux cuisses, si bien qu'elle ne pouvait, semble-t-il, ni se redresser, ni même bouger...

Tandis qu'Idon s'était approché avidement, Hermann glissa à Karolus :

– Mais pourquoi Dieu, qui est toute bonté, fait-il naître, et vivre, des innocents aussi disgrâciés ?

– Vaste question ! répliqua Karolus. Mais observe bien : tu remarqueras que l'on ne voit pas grand chose de son corps ; sa tunique la recouvre toute...

– Vous ne voudriez pas qu'on la montre toute nue !

– Certes, cela offenserait la pudeur... Et cela rendrait surtout plus difficile la réalisation du miracle que je peux te prédire...

– Le miracle ?

– Tu vas voir !

A peine avait-il fini de parler, que la jeune fille ferma les yeux, comme en transe. Dans un geste pathétique de fervente prière, elle tenait ses deux mains serrées ; soudain, tout son corps fut parcouru d'un violent frisson. La foule, silencieuse, attendait. La jeune fille alors jeta un cri perçant, repris par toute la foule. Et, lentement, son corps commença à frémir, à trembler. Elle leva péniblement la tête, regarda autour d'elle... Elle s'étira, hésita, puis d'un mouvement félin qui surprit tout le monde, se mit debout !

Ce fut une fureur ! Les femmes se jetèrent à genoux, se frappant la poitrine ; les hommes pleuraient... jusqu'à ce qu'un murmure d'indignation grossisse ; car la demoiselle, vêtue d'une tunique qui jusqu'alors avait suffi à la couvrir, montrait à présent, avec une tranquillité déconcertante, un ventre blanc, rond, potelé à souhait, un pubis couvert d'une toison fauve des plus prometteurs, et une paire de jambes à damner un saint ! Ouvrant de grands yeux innocents, elle ne semblait nullement consciente de la situation ; des femmes se précipitèrent alors pour la couvrir, qui d'un tablier, qui d'un fichu... Ce fut une belle bousculade !...

Karolus, qui s'était réfugié dans un coin avec Hermann, se tenait les côtes. « Voilà en effet un miracle tout à fait édifiant, hoqueta-t-il. Par Dieu, j'en veux bien un comme ça chez moi tous les jours ! »

Idon, rouge comme une pivoine, revenait vers eux.

– Voilà un « miracle » tout à fait bon pour les jeunes gens, le taquina Karolus. Tu n'en avais jamais vu de semblable, n'est-ce pas ?

L'enfant balbutiait, troublé par ce spectacle pour le moins inattendu, et inquiet pour son compte-rendu.

– C'est tout de même mieux qu'un vieil aveugle qui retrouve la vue, ou qu'un scrofuleux qui guérit, non ? Avoue que le spectacle ne t'a pas déplu ?

– C'était... c'était indigne... Merveilleux mais indigne !

– Ah ! Tu avoues...

– Une merveilleuse preuve de la toute puissance de Notre Seigneur, protesta l'enfant.

– Et du talent incontestable d'une belle contorsionniste... tu n'as tout de même pas cru un instant en la réalité de ce miracle ?

– Mais je l'ai vu, vu, de mes yeux vu ! Et vous-même... Comment pouvez-vous nier ?

– Moi ? Je ne nie rien. J'ai vu une jolie demoiselle qui semblait contrefaite, et qui s'est redressée, c'est tout. Et j'ai vu un corps superbe, qui n'avait pas dû rester bien longtemps dans cette posture inconfortable, crois-moi. Il en aurait gardé des traces, des croûtes, des escarres... Quant à ses jambes... Tu les as regardées, au moins, ces jambes ?

– Dieu m'en garde !

– Alors là, ou tu mens, ou tu es complètement idiot ! Ces jambes, donc, fie-toi à mon expérience, sont faites à la danse, à la course... de vraies belles jambes de belle fille, tout à fait aptes à s'ouvrir quand on leur demande (et on doit le leur demander souvent !), et tout aussi lestes pour déguerpir, le cas échéant... Si elles étaient restées quinze ou vingt ans sans bouger, ces jambes, elles n'auraient pas cette allure-là !

Idon, outré, indigné, troublé, ne trouvait rien à répondre, mais il était au bord des larmes. Karolus le consola :

– Ne t'en fais pas, va. Tu as là un beau miracle à raconter, tout à fait propre à convertir les foules. Tu en feras une bonne relation, bien circonstanciée. Tu n'auras juste qu'à passer certains détails sous silence... Après tout, tu n'es pas obligé de dire que c'était une superbe garce qui a montré son anatomie à la province entière !


                    Au cours du dîner qui suivit, Wilfried s'approcha de Karolus :

– J'ai entendu ce que tu disais à Idon. Tu n'as pas honte ?...

– Je plaisantais ; et sa foi est trop solide pour que quelques remarques de ce genre l'en détourne...

– Mais toi-même, comment peux-tu mettre en doute des preuves aussi incontestables ? Des centaines d'hommes et de femmes, ont vu, et pourront témoigner...

– Hum ! Si l'on veut. Mais franchement, entre nous... La parole de Dieu n'est-elle pas assez puissante par elle-même, sans avoir besoin de mises en scène aussi grotesques ? S'il s'agit de convertir des païens, de combattre des idoles... pourquoi pas... Mais, de toi à moi, les croyants ont-ils réellement besoin de tout ce fatras ?

– Tu pêches par orgueil. L'orgueil de la raison, le pire...

– Peut-être. Mais avec vous, les gens d'église, dès que l'on veut raisonner un peu sainement, sans mettre à mal l'intelligence, vous nous accusez d'orgueil, et en appelez à l'humilité... que veux-tu, c'est une vertu que je pratique peu, et les contes à dormir debout et les tours de passe-passe me gênent...

– Les contes à dormir debout ??

– N'entrons pas dans les détails, veux-tu...

– Tu me désoles, Karolus. Si je ne te connaissais pas bien, je croirais de plus en plus que tu es mécréant... Tes lectures impies t'ont perdu... Admettons que cela ne regarde que toi. Mais, au nom du Ciel, ou plutôt au nom de notre amitié, sois un peu plus prudent ! D'autres que moi peuvent t'entendre. Et tu sais ce que tu risques...

– Promis, frère Wilfried. Je ne me jouerai plus de la crédulité de notre petit Idon... Mais cela dit, j'aurais bien glissé la miraculée dans ma couche ! Histoire de vérifier la réalité du miracle...


 



Il ne fallut pas moins de deux grandes journée pour atteindre Paris, à travers l'inteminable plaine de la Beauce. Des champs entrecoupés de forêt, et l'horizon à perte de vue... Karolus n'aimait guère ce paysage, trop monotone. Il lui préférait les vallons et les reliefs du Maine, bien qu'il dût reconnaître qu'une telle platitude interdisait les embuscades : on voyait venir l'ennemi trois jours avant son arrivée !

Paris commençait à changer. Lorsqu'il y était venu, bien des années auparavant, c'était encore une ville sale, pauvre, beaucoup trop au large dans les remparts de l'ancienne Lutèce ; négligée par les rois de l'ancienne dynastie, puis par le père de Charlemagne, elle n'avait alors plus rien d'une ancienne capitale. A présent, sa population s'était accrue ; l'on avait recommencé à bâtir, et elle retrouvait un peu de son prestige d'antan. De multiples chapelles avaient poussé sur les deux rives du fleuve, surtout la rive droite, et la ville excédait de partout ses anciens remparts.



Le convoi ne devait pas s'y arrêter : après une halte pour faire honneur à l'évêque, l'on décida de poursuivre, dès le lendemain, vers l'abbaye de Saint-Denis.

Karolus, lui, décida de s'éclipser, laissant Wilfried et Idon sous la garde d'Hermann. Il voulait rendre visite à ses protégés de Chartres, les orfèvres Pierre et Jacques Dailly – et surtout à la jolie nièce.

Malheureusement, arrivé à leur adresse, il apprit qu'ils étaient absents : sans doute s'étaient-ils attardés chez quelque hôte en chemin... Laissant là ses regrets, Karolus décida de visiter la Cité. C'était le cœur battant de Paris. Sur moins de vingt-cinq arpents15 s'entassaient tout ce que la ville comptait de bâtiments les plus prestigieux : le palais épiscopal et le palais comtal, la cathédrale, le quartier des chanoines, une poignée d'églises et au moins deux monastères, Saint Eloi et Saint Barthélémy. Ici, l'Empire de Charlemagne montrait bien son caractère, encore renforcé par Louis le Pieux : c'était une théocratie, dans laquelle l'Eglise occupait la première place, écrasant de son poids tout pouvoir séculier. L'évêque l'emportait sur le comte, et cela ne plaisait guère à Karolus...

Pour sa part, il eût préféré un pouvoir plus équilibré, où les aristocrates, les laïcs, eussent contrebalancé la toute-puissance des prêtres ; mais Louis avait cessé les donations de biens d'église, et celle-ci prospérait. Cela finirait-il, avec ses fils, qui, dans leurs disputes, seraient bien obligés de s'appuyer sur les nobles et les soldats ? Et donc, de les rétribuer en conséquence ?...



Après une nuit dans une auberge exécrable, mais rendue un peu plus attrayante par une servante pas trop farouche, Karolus repartit dès le lendemain. Il voulait rejoindre au plus vite le convoi, et surtout Wilfried et Idon.

Il les retrouva non loin de Paris, le long de la Seine, à un lieu-dit que l'on appelait Gébanola16. Le convoi était arrêté, au bord de la rivière. En tête, une violente dispute avait éclaté : une partie des porteurs voulaient en effet passer la Seine à gué, non loin de là ; mais la majorité, refusant de se mouiller les chausses, exigeaient que l'on cherche un pont, qui devait exister quelque part en contrebas.

Finalement, l'archidiacre Meinholf, en sa qualité de chef de la délégation, trancha : on chercherait un pont, solution sans doute moins risquée que de traverser à gué une rivière encore gonflée des pluies récentes. Le soulagement du gros Adalbert fut visible : celui-là, de toute évidence , n'aimait guère l'eau...

L'on parcourut plusieurs centaines de mètres ; finalement, une paysanne, après moult signes de croix et génuflexions, non sans avoir obtenu la bénédiction de Meinholf, consentit à leur indiquer un pont : « mais il est en mauvais état, dit-elle. Les crues de l'hiver dernier l'ont quasi ruiné. Il ne tiendra jamais sous tant de poids... »

Une nouvelle discussion s'ensuivit : fallait-il continuer, ou rebrousser chemin, se résigner à se contenter du gué ? L'on décida de continuer.

Le pont, de fait, était en triste état : les piles de bois semblaient pourries, vermoulues, sur le point de s'effondrer. Quant au tablier, il présentait de larges trous, peu engageants...

« Prions Dieu, dit l'Archidiacre, et mettons-nous entre ses mains. Il nous accordera une traversée propice... »

Dieu peut-il contrevenir aux lois de la physique ? se dit Karolus, in petto. Mais il se garda de tout commentaire, et se prépara à assister au spectacle.

Après une courte oraison, l’archidiacre, le prêtre Adalbert, le diacre Aldrich, le sous-diacre Drudwin, et l'avoué Folodag, passèrent sans encombre. Les porteurs du cercueil s'avancèrent alors, prudemment... Un premier craquement fit frémir la foule ; mais le pont semblait tenir. Un second craquement, plus fort... et soudain, une clameur éclata : dans un fracas épouvantable, le pont venait de céder.

Ce fut un moment de panique : l'écroulement du pont avait entraîné non seulement le cercueil et ses porteurs, mais toute une foule qui se débattait dans l'eau ! Ceux qui étaient restés sur la rive jetaient aux autres des cordes, des planches, tout ce qu'ils pouvaient trouver. C'était une pagaille indescriptible ! Par chance, le cerceuil flottait, mais le courant l'entraînait. Hermann, prestement, ôta son armure, ses bottes, et sauta dans l'eau. Nageant vigoureusement, il se saisit de l'objet, et à grand peine, aidé d'autres hommes qui avaient fait comme lui, il le hissa sur la rive...

C'était un spectacle de désolation : il n'y avait pas eu de noyés, mais l'assemblée paraissant une troupe en déroute, trempée, grelottante. Des objets de cérémonie avaient coulé corps et bien ; la civière avait disparu, et le cercueil de Saint Liboire, à demi rempli d'eau, dégouttait tristement. Pour n'avoir pas voulu mouiller leurs chausses, les porteurs à présent se retrouvaient crottés jusqu'aux oreilles...

Il fallait déclouer le cercueil, le vider de son eau, faire sécher la relique, avant de songer à se remettre en route. Quant au gros du convoi, il devait faire demi-tour, passer à gué, et rejoindre, tant bien que mal, l'avant-garde...



Idon se désespérait. Il avisa Wilfried, qui se trouvait auprès de Karolus et d'Hermann, que l'on traitait en héros. Séché, rhabillé, entouré, il savourait sa joie, en même temps qu'une franche rasade de vin chaud...

« Comment vais-je rendre compte de tout cela ? Le cercueil dans l'eau, les objets sacrés, et cette scène déplorable...

– Bah ! Fit Karolus ; tu n'es pas obligé de tout raconter ! Un peu d'imagination ! Fais-en donc un nouveau miracle...

– Karolus !... protesta Wilfried.

– Tu as de quoi écrire ? Bien... Ecoute, et note : « lorsque nous fumes arrivés au bord de la Seine, une dispute s'éleva pour savoir si l'on passerait à gué ou sur un pont. Cette dernière solution fut choisie, mais le pont s'effondra... »

– Et alors ?

– Alors ? Note bien : « Et toute l'assistance put alors voir un nouveau miracle : alors que les porteurs se débattaient dans le fleuve, l'on vit le cercueil de Saint Liboire flotter seul dans l'air, au-dessus de l'eau... »

– Mais ce n'est pas vrai, protesta Wilfried ! Tu veux qu'Idon invente de faux miracles...

– Pas plus faux que la contorsionniste de Chartres, ou l'aveugle du Mans ! Et puis préfères-tu que l'on sache que le divin Liboire a pris un bain forcé, et qu'on l'a fait sécher comme une vulgaire chemise ?

– Oh ! fit Idon, horrifié. Mais, d'un autre côté, comment faire...

– Pour une fois, dit Wilfried, je ne te désapprouve pas. Fais comme le dit ta conscience, Idon. Mais songe que ton récit doit contribuer à l'édification de la foule, et au combat contre le paganisme. Alors, une légère distorsion dans la narration des faits... Après tout, c'est une sorte de miracle qu'il n'ait pas coulé à pic, et que notre ami Hermann ait pu le repêcher !


Il fallut plusieurs jours avant que l'on puisse reprendre la route : un menuisier avait été dépêché pour construire un autre brancard ; l'on avait dû nettoyer et sécher les ornements sacerdotaux. Quelques uns avaient pris froid malgré la douceur printanière de l'air, et toussaient à qui mieux mieux...

Tandis que l'on s'affairait, Hermann fit signe à Karolus. « J'ai quelque chose à vous montrer, dit-il ». Et discrètement, il lui fit voir un bout de peau parcheminée, à laquelle tenait encore un tissu jauni...

– qu'est-ce que c'est ?

– Un petit morceau de notre saint Liboire, dit Hermann. Quand le cercueil est tombé dans l'eau, il s'est un peu ouvert, et dans le choc, ce bout-là s'est détaché...

– Tu veux dire... c'est un morceau du cadavre ?

– Une sainte relique, Maître, une très précieuse sainte relique...

– Et qu'est-ce que tu comptes en faire ?

– La négocier, pardi ! répliqua Hermann en montrant la foule. Moi, non, mais vous... Combien croyez-vous qu'ils nous donneraient pour la posséder... »

Karolus tapota l'épaule de son compagnon avec un sourire entendu. « Pas un mot à quiconque, fit-il, et dissimule bien l'objet. Tu as fait ta fortune et la mienne... Tu as raison ; Ç'eût été dommage de la laisser au fond de l'eau. »


        Vers le vingt mai, enfin, l'on se trouva en vue du Rhin. Instruits par l'expérience, et constatant que ce fleuve était presque deux fois plus large que la Seine, on opta pour un passage en bateau. Tandis que l'on embarquait le cercueil, accompagné de son escorte saxonne et de quelques dignitaires francs – dont Wilfried, Idon et Karolus, le gros du convoi restait massé sur la rive ; ce n'étaient que plaintes, gémissements, soupirs. Pour la première fois, la plupart prenaient conscience qu'ils devaient dire adieu à leur saint et protecteur ; ils ne le reverraient plus.



Sur l'autre rive, en revanche, c'était l'allégresse. Cela faisait des jours que cette arrivée était annoncée, et elle fut accueillie par une véritable fête. L'on chantait, l'on dansait... L'on était en pays saxon. Karolus, ému, reconnaissait l'accent ; une vague de nostalgie le submergeait. Les sonorités un peu rudes du dialecte saxon, mêlé ici au francique, lui rappelaient son enfance, la voix de sa mère, les contes surtout de sa nourrice, qu'elle avait amenée avec elle de Brême...



Le trajet en pays Saxon dura environ huit jours, avec des haltes dans les évêchés et abbayes que l'on rencontrait. C'était à chaque fois la même joie, la même ferveur, la même hystérie collective. L'on arriva aux alentours de Paderborn le vingt-huit mai, jour de la Pentecôte. A trois milles17 de la ville, dans un vaste champ au bord de l'Heder, l'on avait dressé un autel solennel, pour recevoir le corps du Saint et la délégation. Une foule immense s'était rassemblée. Jamais la dépouille du Saint n'avait été aussi efficiente : on ne compta pas moins de cinq miracles ! A croire que la baignade dans la Seine l'avait ragaillardie...

Après la messe solennelle, l'on transféra en grande pompe le cercueil dans l'église, encore toute neuve, de Paderborn.

Dans la soirée, Wilfried vint prendre congé de Karolus, accompagné de son neveu : « nous repartons avec le moine Erconrard, et son escorte, dit-il. Ainsi notre sécurité sera-t-elle assurée pour notre retour. Je suppose que tu ne rentres pas tout de suite au Mans ?

– Je dois remettre les présents de Saint-Médard à l'abbaye de Prüm, répondit Karolus, et peut-être pousser, auparavant, jusqu'à Brême. »

Les deux hommes se donnèrent l'accolade... « Alors, mon ami, fit le moine, cela n'a-t-il pas entamé ton scepticisme ? Tu ne crois toujours pas aux miracles ?

– Si fait ! rétorqua Karolus.J'ai pu voir leur pouvoir de persuasion. Mais pour ce qui est de leur origine surnaturelle...

– Tu me désoles, mécréant que tu es. Et si je n'avais confiance en la miséricorde divine, qui finira bien par t'éclairer quelque jour, je ne donnerais pas cher du salut de ton âme ! »



Chapitre IV



Karolus voulut tout d'abord se rendre à Brême, berceau de sa famille maternelle, en remontant vers le nord, et en suivant le cours de la Weser. Cependant, au départ de Paderborn, on les avertit que la route était longue et peu sûre, infestée de brigands. Ils ne devaient surtout pas s'écarter de la grande route, sous peine de se perdre dans les marais, et de s'enliser.

Karolus connaissait bien ces marais, le « Moor », non pour les avoir vus, mais par les récits qui avaient bercé son enfance ; terres détrempées d'eau, miroir trompeur où des armées entières peuvent s'engloutir... Des hommes y vivent pourtant, sortes de fantômes, obscurs, contrefaits, couleur de cette tourbe qu'à longueur de jour ils creusent et extraient de ce sol ingrat... Mi-hommes, mi-animaux, ils savent seuls se déplacer dans ces espaces sans repères.

Cependant, à peine avaient-ils longé la Weser durant quelques lieues, qu'une troupe de brigands surgit devant eux. Vite mis en déroute par l'épée de Karolus, ils s'égayèrent... mais Hermann s'aperçut, avec horreur, que le sac contenant la précieuse relique avait disparu ! Sans plus réfléchir, il se lança à la poursuite des malfrats. Se voyant rattrapés, ceux-ci abandonnèrent leur butin, et disparurent soudainement.

Hermann et Karolus se retrouvèrent seuls, loin de la route, au beau milieu de ces terres désolées. Prudemment, ils mirent pied à terre, et s'avancèrent, pas à pas, sondant à chaque instant le sol qui se dérobait dangereusement. Fort heureusement, le ciel clair permettait une visibilité suffisante. Un moment, cependant, Hermann trébucha, et se retrouva enseveli jusqu'aux cuisses ; il s'enfonçait irrésistiblement, lentement, et roulait des yeux terrifiés. Son maître réussit à le tirer, en lui enroulant une corde autour de la taille, et en le faisant tirer par son cheval...

Après plusieurs heures de cette marche harassante, ils tombèrent brusquement sur des cabanes, d'où s'échappait une maigre fumée. C'était des ouvriers de la tourbe, toute une famille qui vivait là... Karolus, qui parlait encore quelques mots de saxon, parvint à se faire entendre : on les accueillit pour la nuit, on leur offrit une écuelle de soupe, tout ce que cette famille pauvre possédait. Par gestes, on leur indiqua qu'on les guiderait, le lendemain, jusqu'à la route.

Malgré la fatigue – car, inquiets, ils avaient veillé toute la nuit à tour de rôle – le marais leur apparut, le lendemain, bien différent. C'était un lieu étrange, presque magique. De vastes étendues d'eau reflétaient le ciel clair, à perte de vue ; de loin en loin, on distinguait la silhouette d'un arbre mort, qui étendait ses branches nues jusqu'à la surface de l'eau. L'on trouvait là des plantes étranges, carnivores disait-on, au milieu des joncs. Il y régnait surtout un silence oppressant, seulement troublé par les oiseaux, des milliers d'oiseaux, des grues, des hérons, des sarcelles, des busards, toutes sortes de canards, des grèbes... qui trouvaient là un milieu idéal. Un marais tout en gris, toutes les nuances de gris, celui du ciel, celui, plus clair et lumineux de l'eau, celui des troncs tordus... Un monde sans couleur, mais grouillant d'une vie des profondeurs...


            Les deux voyageurs retrouvèrent avec soulagement la grand route, jusqu'à Brême. La ville, une cité commerçante assez prospère, ne leur offrit pourtant pas grande satisfaction ; la famille de Karolus, qu'il avait depuis longtemps perdue de vue, n'existait plus. Ses derniers cousins étaient morts, ou partis on ne savait où ; quant à la maison natale de sa mère, elle avait été vendue. C'était un négociant qui l'occupait désormais ; il les accueillit avec simplicité et chaleur, mais ne put rien leur apprendre.


Sur le chemin du retour, Karolus décida de faire halte tout d'abord à la cour d'Aix-la-Chapelle.  L'ancienne capitale de Charlemagne avait gardé tout son faste ; Louis et la reine Judith y demeuraient encore souvent, même si à présent elle était supplantée par d'autres villes. Une cour brillante y subsistait, où Karolus comptait bien glâner quelques informations.Il se dirigea droit vers la demeure du comte Childeric, l'un des ses anciens compagnons d'armes.

Celui-ci, un vieillard à présent, le reçut avec joie ; mais il semblait bien amer désormais... Au cours du somptueux banquet qu'il lui offrit, il lui dessina une peinture bien peu engageante de l'Empire, qu'il avait si fidèlement servi.

« Vois-tu, mon ami, pour le dire clairement, Louis n'a pas hérité de toutes les qualités stratégiques de son père, loin s'en faut. Et il a pris bien souvent des décisions calamiteuses, d'où l'Empire est sorti bien affaibli...

– le partage du royaume ? Mais Charles avait déjà initié cette pratique...

– Certes ! Je le sais bien. Et sans la mort de Carloman et de Pépin, le royaume des Francs eût déjà été divisé. Mais le grand tort de Louis a été de procéder trop tôt à cette répartition... sans penser qu'il était encore jeune, que d'autres enfants pouvaient naître. Il est juste, bien sûr, de pourvoir le jeune Charles, mais cela n'a pu se faire qu'au détriment de ses trois frères aînés, qui se sont sentis spoliés...

– Mais le problème est résolu ?

– Non certes ! Personne n'est satisfait. Ni l'Empereur, qui n'est pas près d'oublier l'humiliation qui lui a été infligée18, et qui voue une haine farouche à ses fils aînés ; ni ces derniers, bien décidés à profiter de l'affaiblissement de leur père... Ajoutons que quelques grands, comme Bernard de Septimanie, jouent leur propre jeu là-dedans, excitant tantôt les uns, tantôt les autres... Je te le dis, Karolus. A la mort de Louis, ou peut-être même avant, l'empire de Charlemagne est voué à disparaître.

– Comme tu y vas ! Il a déjà survécu à la guerre civile...

– Mais le grand Charles était là, avec son génie militaire et son sens du pouvoir... Depuis des années maintenant, nous ne conquérons plus rien. Pire encore : nous essayons, désespérément, de maintenir ce qui existe. Les ennemis sont partout...

– Les Bretons...

– Et les Normands, surtout. Ils poussent leurs raids de plus en plus loin, se montrent de plus en plus audacieux et conquérants. Et au lieu de s'unir pour faire front, les fils de Louis, tu verras, ne seront capables que de se déchirer entre eux... Bien beau s'ils n'utilisent pas les Normands à leur fin personnelle !... »

Troublé par les propos pessimistes de Childeric, Karolus voulut cependant visiter le palais impérial. Le vieillard s'offrit à lui servir de guide : parent de Charlemagne, il avait ses entrées partout.

C'était une immense bâtisse, toujours pleine de monde, bien qu'à cette époque de l'année, la cour de Louis se fût transportée à Thionville ou à Compiègne.

Avant d'accéder aux Propylées, maison à porche monumental qui constituait l'entrée du palais, il fallait d'abord traverser des quartiers commerçants où s'étaient construits les hôtels particuliers des proches de l'Empereur ; au passage, Karolus admira celui d'Eginhard, l'auteur de la Vita Karoli... Eghinhard était un vieillard, à présent. Là, se tenait également un vaste marché, au pied des murailles qui entouraient le palais.

Des Propylées, on accédait à une grande cour, dominée au nord par l'Aula Palatina, immense basilique qui évoquait les grands monuments de Rome... Cette salle, d'environ cent quarante pieds sur soixante était ornée de magnifiques peintures murales ; c'était là que l'on recevait les ambassadeurs étrangers et les assemblées des grands, et que se tenait le trône de l'Empereur. Karolus se souvenait d'y avoir été conduit, lorsqu'il était adolescent, quelques années après le couronnement de Charles.

Au sud-est de ce vaste ensemble, se trouvaient les thermes, alimentée par la source d'eau chaude de Quirinus.

– Le grand Charles était féru de natation, expliqua Childeric, et tous les grands devaient faire comme lui, sous peine de disgrâce... J'ai vu jusqu'à cent personne nager en même temps dans le grand bassin, autour de l'Empereur ! Mais son fils, Louis, n'a pas gardé cette habitude...

– Oui, répliqua Karolus. Il est bien trop imbibé de son Saint-Paul pour estimer que le corps soit digne d'autre chose que de macérations... Son père, lui, aimait la vie !

– C'était même un rude gaillard ! Trois épouses successives, et on ne compte plus ses maîtresses... A plus de soixante-dix ans, il lutinait encore tout ce qui portait jupon !... Il était gourmand de tout, de grandes chevauchées, de batailles, de bonne chère, de femmes, de savoir aussi... IL n'y a que l'alcool qu'il ne supportait pas ; l'ivresse des siens le mettait hors de lui !

– Et il avait souvent l'occasion de se mettre en colère, car les grands ne s'en privaient pas !

– Sais-tu qu'il tenait toute sa place dans l'Académie palatine, et pouvait tenir tête aux meilleurs érudits ? En matière de théologie, il en remontrait même au Pape ! Le grand malheur de sa vie fut de ne pas savoir écrire. Mais sa main était gourde, et il ne parvint jamais, malgré tous ses efforts, qu'à gribouiller quelques mots...

– On lui doit pourtant la minuscule caroline...

– Une superbe innovation ! Il savait encourager les clercs...

– Louis a continué en ce sens.

– Certes ! Mais alors que Charles dominait les clercs, Louis est dominé par eux...

Ils se dirigèrent ensuite vers le cœur vivant du palais : la chapelle palatine. Disposés en forme de croix latine, les bâtiments du culte étaient, en leur centre, dominés par les quinze toises19 du dôme octogonal, chef d'œuvre d'Eudes de Metz.

Lorsque l'on pénétrait dans la chapelle, l'œil était tout d'abord ébloui par les ors, les bronzes, les marbres qui évoquaient les splendeurs de Byzance et de Ravennes. Rien n'était trop beau pour chanter la gloire du Créateur, du Christ sauveur... et de l'Empereur, intercesseur entre les hommes et Dieu. A l'ouest, au premier étage du déambulatoire à seize pans, se tenait le trône de l'Empereur. De là, il pouvait voir, d'un coup d'œil, l'autel du Christ, et, juste au-dessous, celui de la Vierge. Au-dessus de sa tête, étincelait la coupole, tout en mosaïque d'or, représentant Jésus « pantocrator », au milieu des vieillards de l'Apocalypse...

Toute cette beauté, toute cette richesse, pour signifier à la face du monde, non seulement le rayonnement de la Chrétienté, mais la résurrection de l'Empire de Rome, en la personne de l'Empereur. Mais à vrai dire, la chapelle ne devait pas grand-chose au génie franc : mosaïques byzantines, colonnes de marbre et chapiteaux corinthiens évoquaient bien davantage l'antique cité des Papes et celle de Constantin... A l'instar d'Athènes, Rome vaincue avait conquis ses vainqueurs...






Image tirée du site personnel de Jean-François Bradu, professeur d'histoire-géographie : http://jfbradu.free.fr/mosaiques/germigny/10aix.htm





Après quelques jours, Karolus prit congé de son hôte, et résolut de rentrer rapidement au Mans, par Liège et Paris, non sans faire escale à Prüm, où il devait remettre à Aldebrand les cadeaux du Prieur de Saint-Médard.

Prüm était une vaste abbaye, très riche, car elle possédait de nombreuses terres sur tout le massif de l'Eifel ; plusieurs milliers de paysans, libres ou esclaves, travaillaient pour elle. Centre économique, elle offrait aussi une très brillante vie intellectuelle, grâce à sa prestigieuse bibliothèque et à son scriptorium réputé ; à ce titre, elle était chérie des Empereurs : Louis, et son fils aîné Lothaire20, aimaient à s'y rendre.

Cependant, nul visiteur de marque ne s'y trouvait lorsque Karolus et Hermann y arrivèrent ; ils furent reçus par Aldebrand, qui témoigna son émotion en retrouvant son ancien élève ; il lui offrit une collation assez sobre – on était un vendredi ! Il reçut avec reconnaissance les manuscrits de Saint-Médard, et l'interrogea longuement sur son voyage.

Aldebrand, lui aussi, paraissait soucieux devant la tournure que prenait l'Empire ; malgré les objurgations des hommes d'Eglise, Louis, comme son père, s'était obstiné à vouloir partager celui-ci entre ses héritiers, selon la vieille coutume franque, et l'unité même était menacée. Lothaire saurait-il, en tant que fils aîné, et héritier désigné de l'Empire, soumettre ses frères et en préserver l'intégrité ? Louis et Charles, les plus jeunes, parviendraient-ils à faire prévaloir l'intérêt général sur leurs ambitions personnelles ? Si l'œuvre de Charlemagne s'effondrait, le Saint-Père, à Rome, perdrait un soutien décisif ; et la chrétienté, menacée à ses frontières par les Barbares, y risquait son existence même...

« Ah ! Mon fils, bien des dangers nous menacent, et bien des combats attendent encore les hommes d'arme, comme toi... »

Malgré les invites pressantes de son hôte, Karolus ne s'attarda pas plus de quelques jours à Prüm ; l'atmosphère austère et inquiète lui pesait ; il lui tardait à présent de revenir en Francie, et surtout de revoir la jolie Clotilda, qui, il l'espérait bien, l'attendait à Paris...



            « Tu vois, dit-il à Hermann, je crains bien qu'il n'y ait beaucoup de vérité dans les propos de Childeric et d'Aldebrand. Un monde est en train de mourir, sous nos yeux. L'empire éclate, menacé de toutes parts, par les haines intestines, par les ambitions des grands qui cherchent à se tailler un pouvoir sur ses débris. Je ne sais pas ce que l'avenir nous réservera... mais il faut prendre nos précautions, nous tenir prêt à toute éventualité : il y a sûrement beaucoup à gagner d'un pouvoir qui se dissout. L'on aura besoin de notre soutien : à nous de le monnayer ! Mais pour cela, il nous faudra des moyens. Plus que nous n'en avons aujourd'hui. Et c'est là, mon cher Hermann, que ton bout de guenille sainte va nous être d'un grand secours... »







Manuscrit en minuscules carolines

Le reliquaire de Liboire... aujourd'hui, à Paderborn !



Chapitre V



En décembre de l'année 844, le moine Wilfried, qui se faisait un peu vieux, résolut de rendre visite à son cher Karolus, qu'il n'avait pas revu depuis la translation de Saint-Liboire, six ans auparavant.

Entre temps, bien des événements étaient survenus ; la guerre entre les fils de Louis avait, comme le prédisait Childeric, éclaté au grand jour. L'aîné, Lothaire, qui dominait le Maine, avait envoyé l'évêque Aldric en exil, coupable selon lui d'être resté fidèle à Louis, et trop proche de la reine Judith – ce qui en faisait l'allié naturel de Charles. Mais, battu lors du combat meurtrier de Fontenay-en-Puisaye l'année précédente, il avait dévasté toute la province du Maine, accompagné de son frère Pépin II. Karolus avait vu juste : mais son domaine, bien équipé et remparé, avait dissuadé les attaquants, qui avaient préféré piller les abbayes avoisinantes, et les châteaux moins protégés. Tout en restant fidèle à Aldric, il s'était attiré les bonnes grâces de Lothaire par des aides discrètes et des médiations efficaces. C'est ainsi que l'année suivante, le concile qui s'était tenu à Coulaines, près du Mans, avait consacré la victoire de Charles le Chauve. Karolus pouvait s'en féliciter : il en tirait tous les bénéfices possibles... Vassal à la fois du Comte du Mans et de l'Évêque, il disposait à présent de puissants protecteurs. Il devenait, peu à peu, un seigneur respecté, un allié incontournable...

Quant à Hermann, d'abord richement « chasé », il sut arrondir aussi bien son trésor que ses terres ; l'on le nommait désormais Sire de Bonnétable, et il s'employait à faire oublier ses origines de valet...

Mais comment Karolus avait-il pu trouver les moyens de cette politique audacieuse, tenir tête aux entreprises de Lothaire, lui qui ne disposait, au partir du Mans, en 836, que d'un modeste château aux remparts à demi-ruinés ?

Voilà ce qui intriguait Wilfried.



Il ne fut pas déçu : avec sa faconde habituelle, Karolus lui raconta comment, lors de la calamiteuse traversée de la Seine, Hermann avait subtilisé un bout de tissu de la sainte relique du grand Liboire, en repêchant le cercueil.

– Mais alors, fit l'autre abasourdi, ce que les Saxons vénèrent, là-bas, à Paderborn... ce n'est plus la relique du Saint ?

– Si fait ! Disons... qu'elle n'est pas tout à fait entière... Mais rassure-toi, les miracles n'y ont rien perdu. Il s'en produit toujours autant !

– Mais c'est épouvantable...

Le brave moine s'étouffait, sans plus savoir s'il devait rire ou s'indigner.

– Et toi, tu l'as... vendue ?

– Négociée. Intelligemment négociée.

– Contre du vil argent !

– Contre de beaux deniers d'argent pur. Pour partie.

– Pour partie ?

– Contre d'autres reliques...

– Quoi ? Tu t'es lancé dans cet ignoble trafic ?...

– En quoi, ignoble ? Vraies ou fausses, les reliques produisent toujours l'effet qu'on leur demande, non ? Elles apaisent le peuple, et le découragent de s'en retourner vers le culte des arbres ou des sources... Au contraire, en les multipliant, je fais œuvre pie, crois-moi !

– Tais-toi ! tu blasphèmes...

– ... et puis, je fais surtout œuvre utile. Ce même peuple, crois-tu que c'est un miracle qui les protègera des menaces qui approchent ? Si les informations que l'on m'a données sont vraies, et hélas, je ne puis les mettre en doute, l'ennemi est à nos portes – et je ne sais ce qu'il faut redouter le plus, de nos voisins Bretons, ou de ces hommes du Nord qui ont mis ta chère Irlande à feu et à sang... Entre nous, au début du règne de Louis21, ce ne sont pas les reliques de Philibert qui ont protégé les moines de Noirmoutiers, mais les moines de Noirmoutiers qui ont trimbalé Philibert jusque sur le continent pour qu'il en reste au moins quelque chose... Contre les Normands, vois-tu, ce ne sont ni des ossements ni des prières qu'il faut, mais de solides remparts pour se mettre à l'abri, de bonnes épées franques, une cavalerie puissante et mobile pour riposter si besoin est... et quelques arguments de l'espèce sonnante et trébuchante pour négocier, le cas échéant, en bonne posture. Sans compter quelques esclaves dévoués corps et âmes, qui me serviront d'interprθte... C'est tout cela que j'ai construit, avec l'argent des reliques...

– Mais tu n'y crois vraiment pas ?

– Aux reliques ? Bah !... Elles croissent et multiplient, elles aussi... Tu veux un miracle, un vrai ? Avec tous les morceaux de la « vraie croix » qui se balladent dans l'Empire et ailleurs, si tu voulais la reconstruire à l'identique...

– hé bien ?

– La forêt de Bellême n'y suffirait pas !...

Wilfried haussa les épaules. Il connaissait assez son Karolus pour savoir que plus il s'indignerait, plus l'autre continuerait dans son persiflage et ses provocations. C'était devenu un jeu entre eux. Il rompit donc le premier, et le relança sur autre chose :

– Il y a une chose que je ne comprends pas. Pourquoi avoir choisi les reliques, jeu dangereux s'il en fut ? Tu imagines, si les autorités religieuses s'en apercevaient ?

– Elles se tairaient ; le pape met sur le marché chaque jour plus de reliques que je n'en ai écoulé en un mois... et j'ai de bonnes informations, de première main, crois-moi. Si je disais ce que je sais, bien des abbayes seraient ruinées, et bien des lieux de pélerinage désertés !

– Hum ! Tu as toujours su prendre tes précautions. Mais au fait, le trafic des armes n'était-il pas plus... indiqué, si ton dessein était de te garantir des hordes nordiques ?

– Naïf que tu es... Le marchand d'armes achète, échange, revend, il prélève sa dîme au passage... en deniers, ou en pierres, ou en bijoux... rarement en armes. Et d'ailleurs...

– Tu en as pourtant une belle collection ! Poignards sarrazins, sabres de Damas, épées franques...

– Ce sont des armes d'apparat, de véritables œuvres d'art... En cas d'invasion elles ne pourraient guère me servir que de monnaie d'échange. Non, crois-moi, j'ai pratiqué assez longtemps ce petit commerce pour savoir à quoi m'en tenir. J'y ai gagné quelques bons fournisseurs, prêts à me rendre bien des services en sus de leur marchandise. Mais au fil du temps, les routes étaient de plus en plus surveillées, les tonlieux22 de plus en plus chers, les contrôles de plus en plus tatillons... Et puis, tu sais, les armes, je n'ai pas fait que les vendre ou les acheter, j'en ai usé, aussi... beaucoup... peut-être trop... Dès que j'ai su tenir à cheval et manier l'épée, à l'âge de treize ans, j'ai suivi le grand Charles dans toutes ses campagnes, de Saxe jusqu'à Barcelone, et d'Aquitaine jusqu'au pays des Avares... Et son fils Louis, aussi... J'étais aux côtés du comte Gui du Mans contre les Bretons... Je sais à peu près tous les coups que l'on peut porter avec une épée sur un corps humain, qu'il soit vieillard grabataire ou enfant à la mamelle ; je suis las du sang et du carnage... J'ai là de quoi me défendre, mais je n'ai plus envie de répandre de par le monde des milliers de lames, de masses, d'écus, qui serviront à massacrer...

– La vie de chacun est entre les mains de Dieu.

– Elle est surtout entre les mains de celui qui tient l'épée... ou de celui qui la fabrique, ou qui la vend.

– Te voilà bien des scrupules ! Deviendrais-tu un homme sensible ?

– Les quatre mille cinq cents otages de Verden23 me sont peut-être restés en travers de la gorge...

– Tu n'y étais pas !...

– Non certes, mais mon père, lui, a tout vu. D'ailleurs, ma mère, qui était Saxonne, lui doit la vie à ce moment-là... Il a réussi à la soustraire au massacre. Et moi, de mon côté, j'ai eu mon content de guerres et d'horreurs... Alors, à présent, tu vois, prélever un morceau de tissu, ou même un bout de cadavre pour mon petit commerce, jouer de la crédulité des uns, de la malhonnêteté des autres, et de la cupidité de tous, me laisse indifférent. Mais je n'ai plus trop envie de découper de la chair vivante... Il faudra bien le faire, pour tenir contre les hommes du Nord ; mais le grand commerce d'instruments de mort, je laisse cela à d'autres... pour le moment.



............................



L'avenir devait lui donner raison : cette même année 844, les Bretons envahirent le Mans. Ce fut une dévastation. Cependant, ils évitèrent soigneusement de s'attaquer au Plessis-Frémont, vigoureusement défendu par une troupe de cavaliers et de fantassins puissamment armés. Le château put même accueillir dans ses murs plusieurs centaines de citadins et de paysans en fuite, qui sans cela eussent été passés au fil de l'épée. Il faut dire qu'une partie des armes des assaillants provenaient des stocks des assaillis. Ce qui, en tous temps, facilite les négociations.

A tout prendre, les Normands, qui suivirent, firent moins de dégâts que les Bretons. Ils détruisirent cependant de fond en comble l'abbaye de Saint-Médard, près du Mans.

Mais tout empire a une fin. Karolus, marié à Clotilda peu de temps après son retour de Paderborn, mourut en 851, laissant derrière lui onze enfants, dont cinq fils. Instruit par le destin tragique du royaume de Louis le Pieux, Karolus voulut privilégier son fils aîné, Julien, tout en dotant richement les cadets ; ceux-ci, naturellement, ne l'entendirent pas de cette oreille, se liguèrent contre leur frère, puis se disputèrent entre eux ; tant et si bien que les Normands, revenus en 865, ne firent qu'une bouchée du Plessis-Frémont, quasiment laissé à l'abandon.

Entre temps, le fils aîné, Julien, chassé de ses terres, se réfugia d'abord en Septimanie, puis en Provence. C'est ainsi que l'on retrouve les derniers descendants de la famille, quelques siècles plus tard, à Marseille...



FIN

Le Mans, février 2006.



1 L'on divisait encore le mois, à la mode romaine, en trois périodes : les nones (du 2 au 5 ou au 7, les ides (du 8 au 15 ou du 6 au 13, et les calendes, du 14 ou 16 du mois, au 1er du mois suivant. Le 28 avril = 4ème jour avant les calendes de mai. Mais l'on commençait à utiliser notre comput, plus simple.

2 Nom imaginaire ; « Plessis » indique cependant un château défendu par une haute palissade de bois.

3 834 : Gui, comte du Mans, est tué en combattant Lambert, comte de Nantes et félon, qui avait pris le parti des Bretons insurgés.

4 L'évêché de Paderborn fut fondé en 805 par Charlemagne.

5 Personnage réel, auteur d'une « relation » aujourd'hui perdue.

6 Devenue par la suite Saint-Victeur ; puis détruite au 19ème siècle.

7 L'avoué était un homme de loi qui avait à gérer les biens d'Ιglise. Sa présence et sa signature authentifient l'acte de donation, en lui donnant un caractère officiel.

8 1er mai

9 Aujourd'hui un quartier du Mans.

10 Bâtiment réservé aux hôtes de passage, aux voyageurs... et parfois aux pauvres.

11 L'abbaye de Saint-Médard, offerte par Charlemagne à l'évêché de Paderborn, n'existe plus aujourd'hui ; le partage de Verdun en 843 a rompu les liens avec la Saxe, et elle fut probablement détruite par les Normands en 865. Son souvenir perdure néanmoins dans le nom de la commune : Saint Mars la Brière.

12 « le corps est un tombeau », sous-entendu : pour l'âme.

13 La fin manque toujours : on ne l'a jamais retrouvée !

14 Broigne : armure faite de plaques de métal fixées sur du cuir, ou du tissu épais, et caractéristique de la cavalerie lourde de Charlemagne, la « reine des batailles ».

15 Un arpent est une mesure de surface valant à peu près un tiers d'hectare.

16 Ce lieu n'a pu être identifié. L'épisode du pont est rapporté par la narration d'Erconrard.

17 Probablement des milles germaniques : un mille fait environ 600 mètres.

18 Sa destitution, en 834.

19 15 toises = 30 mètres.

20 C'est là qu'en 855, Lothaire signa le « traité de Prüm » qui divisait la Lotharingie entre ses trois fils ; il s'y retira ensuite comme moine, et y mourut peu après.

21 En 819

22 Tonlieu : taxe sur les échanges commerciaux et la circulation des marchandises ; ancêtre à la fois de nos péages et de nos impôts indirects.

23 4500 otages, hommes, femmes et enfants saxons furent massacrés à Verden, sur ordre de Charlemagne, en 782.