métrique : textes

Sextine de Pontus de Tyard (1521-1605)

Lorsque Phébus sue le long du jour    
Je me travaille en tourments et ennuis
Et sous Phébé les languissantes nuits   
Ne me sont rien qu'un pénible séjour
Ainsi toujours pour l'amour de la belle,
Je vais mourant en douleur éternelle.  

 Bien dois-je, hélas ! en mémoire éternelle,
Me souvenir et de l'heure et du jour,    
Que je fus pris aux beaux yeux de la belle
Car oncques puis je n'ai reçu qu 'ennuis,
Qui m'ont privé du plaisir et séjour   
Des plaisants jours et reposantes nuits. 

Heureux amant, vous souhaitez les nuits
Avoir durée obscure et éternelle,
Pour prolonger votre amoureux séjour ;
Et à moi seul, si rien plaît, plaît le jour,
Pour espérer, après mes longs ennuis,
Nourrir mes yeux aux beautés de la belle.

Mais, rencontrant les soleils de la belle,
Tout ébloui, aux ténébreuses nuits
De mes travaux je r’entre, et aux ennuis
De ma pensée en son cours éternelle :
Laquelle/ait tout moment, nuit et jour,
Dans les discours de mon esprit séjour. 

Las! je ne puis trouver lieu de séjour,
Tant j'ai de maux pour tes cruautés, belle :
Car, si je brûle et ards le long du jour,
Je me dissous en pleurs toutes les nuits,
Te voyant vivre en rigueur éternelle
Pour me tuer en éternels ennuis.
 

Inconsolable, ô âme, en tes ennuis,
Qui veux sortir de ce mortel séjour
Pour t'envoler en la vie éternelle,
Peux-tu languir pour une autre plus belle ?
Espère encor, espère : car ces nuits
S'éclairciront de quelque plaisant jour.
 

Mais hâte-toi, ô Jour, que mes ennuis
Prendront séjour aux faveurs de la belle ;
Change l'obscur de mes dolentes nuits
En la clarté d'une joie éternelle.

                (citée par Michèle Aquien, Dictionnaire de poétique, p. 265)


Leconte de Lisle, Pantoum 

Ô mornes yeux ! Lèvre pâlie !
J'ai dans l'âme un chagrin amer.
Le vent bombe la voile emplie,
L'écume argente au loin la mer. 

J'ai dans l'âme un chagrin amer
Voici sa belle tête morte !
L'écume argente au loin la mer
Le praho[1] rapide m'emporte.

Voici sa belle tête morte !
Je l'ai coupée avec mon kriss.
Le praho rapide m'emporte
En bondissant comme l'ascis[2]

Je l'ai coupé avec mon kriss ;
Elle saigne au mât qui la berce.
En bondissant comme l'ascis
Le praho plonge et se renverse.

Elle saigne au mât qui la berce ;
Son dernier râle me poursuit.
Le praho plonge et se renverse.
La mer blême asperge la nuit. 

Son dernier râle me poursuit.
Est-ce bien toi que j'ai tuée?
La mer blême asperge la nuit,
L'éclair fend la noire nuée. 

Est-ce bien toi que j'ai tuée ?
C'était le destin, je t'aimais !
L'éclair fend la noire nuée,
L'abîme s'ouvre pour jamais. 

C'était le destin, je t'aimais !
Que je meure afin que j'oublie !
L'abîme s'ouvre pour jamais.
Ô mornes yeux ! Lèvre pâlie !
 

Poèmes tragiques



[1] Praho : barque des pirates malais.

[2] Ascis : gazelle


Harmonie du soir – Charles Baudelaire 

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
 

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
 

Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige,
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.
 

Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige...
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !


Quelques haikai de Jean-Claude Touzeil

Sous le maquillage
Le clown blanc a le nez rouge
Il boit dans sa loge

***

Gardien des collines
À la cime du poirier
Corbeau vieux sachem

***

Baiser sur la bouche
Dans la salle et sur l'écran
C'est la fin du film

***

Dans l'immense plaine
Un bouquet d'arbres en fleurs
Comme un île au loin 


Les Djinns

Murs, ville
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise
Tout dort.

Dans la plaine
Naît un bruit.
C'est l'haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Qu'une flamme
Toujours suit.  

La voix plus haute
Semble un grelot.
D'un nain qui saute
C'est le galop.
Il fuit, s'élance,
Puis en cadence
Sur un pied danse
Au bout d'un flot.  

La rumeur approche,
L'écho la redit.
C'est comme la cloche
D'un couvent maudit,
Comme un bruit de foule
Qui tonne et qui roule
Et tantôt s'écroule
Et tantôt grandit. 

Dieu! La voix sépulcrale
Des Djinns!... - Quel bruit ils font!
Fuyons sous la spirale
De l'escalier profond!
Déjà s'éteint ma lampe,
Et l'ombre de la rampe..
Qui le long du mur rampe,
Monte jusqu'au plafond.  

C'est l'essaim des Djinns qui passe,
Et tourbillonne en sifflant.
Les ifs, que leur vol fracasse,
Craquent comme un pin brûlant.
Leur troupeau lourd et rapide,
Volant dans l'espace vide,
Semble un nuage livide
Qui porte un éclair au flanc. 

Ils sont tout près! - Tenons fermée
Cette salle ou nous les narguons
Quel bruit dehors! Hideuse armée
De vampires et de dragons!
La poutre du toit descellée
Ploie ainsi qu'une herbe mouillée,
Et la vieille porte rouillée,
Tremble, à déraciner ses gonds. 

Cris de l'enfer! voix qui hurle et qui pleure!
L'horrible essaim, poussé par l'aquilon,
Sans doute, o ciel! s'abat sur ma demeure.
Le mur fléchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle penchée,
Et l'on dirait que, du sol arrachée,
Ainsi qu'il chasse une feuille séchée,
Le vent la roule avec leur tourbillon!

Prophète! Si ta main me sauve
De ces impurs démons des soirs,
J'irai prosterner mon front chauve
Devant tes sacrés encensoirs!
Fais que sur ces portes fidèles
Meure leur souffle d'étincelles,
Et qu'en vain l'ongle de leurs ailes
Grince et crie à ces vitraux noirs! 

Ils sont passés! - Leur cohorte
S'envole et fuit, et leurs pieds
Cessent de battre ma porte
De leurs coups multipliés.
L'air est plein d'un bruit de chaînes,
Et dans les forêts prochaines
Frissonnent tous les grands chênes,
Sous leur vol de feu pliés! 

De leurs ailes lointaines
Le battement décroît.
Si confus dans les plaines,
Si faible, que l'on croit
Ouïr la sauterelle
Crier d'une voix grêle
Ou pétiller la grêle
Sur le plomb d'un vieux toit.  

D'étranges syllabes
Nous viennent encor.
Ainsi, des Arabes
Quand sonne le cor,
Un chant sur la grève
Par instants s'élève,
Et l'enfant qui rêve
Fait des rêves d'or. 

Les Djinns funèbres,
Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leur pas ;
Leur essaim gronde;
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu'on ne voit pas.  

Ce bruit vague
Qui s'endort,
C'est la vague
Sur le bord ;
C'est la plainte
Presque éteinte
D'une sainte
Pour un mort.  

On doute
La nuit...
J'écoute:
-Tout fuit,
Tout passe ;
L'espace
Efface
Le bruit.   

28 août 1828 
Victor Hugo, Les Orientales.


Verlaine, Romances sans paroles

« Ariettes oubliées », IX

Le rossignol qui du haut 
d’une branche se regarde 
dedans, croit être tombé dans 
la rivière. Il est au sommet 
d’un chêne et toutefois il a 
peur de se noyer

      (Cyrano de Bergerac)

 

L’ombre des arbres dans la rivière embrumée
Meurt comme de la fumée
Tandis qu’en l’air, parmi les ramures réelles
Se plaignent les tourterelles.

Combien, ô voyageur, ce paysage blême
Te mira blême toi-même,
Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
Tes espérances noyées ! 

Mai-juin 72.