«Un beau livre, c'est celui qui sème à foison les points d'interrogation.» (Jean Cocteau)
Vous expliquerez et discuterez cette affirmation en vous appuyant sur votre culture personnelle, et sur les livres étudiés cette année.
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Introduction :
Qu'est-ce qui distingue un "beau" livre – c'est à dire un livre qui marque son lecteur, dont il se souvient, qu'il a envie de relire – d'un livre ordinaire, oublié sitôt lu, et qui ne laisse aucune trace dans sa mémoire ni sa pensée ?
"Un beau livre, dit Jean Cocteau, c'est celui qui sème à foison les points d'interrogation".
Que faut-il entendre par là ? Que signifient ces "questions" que sème le beau livre, et à quel moment viennent-elles réveiller le lecteur : au moment même de sa lecture ? après-coup ? Et que serait un livre qui ne susciterait aucun questionnement ?
Un beau livre ne laisse pas indifférent : il suscite des questions au cours de sa lecture.
Le premier degré du questionnement porte sur le contenu même du livre : l'auteur, quel que soit le genre – mais c'est évidemment plus vrai de la fiction – suscite des inquiétudes, des attentes. Ainsi dans l'incipit des Âmes grises de Philippe Claudel, l'on s'interroge sur l'identité du narrateur, et la nature des événements tragiques qu'il a pu vivre, et dont il a tant de mal à parler. De même, Le Chercheur d'or de J.M.G. Le Clézio nous entraîne dans une "chasse au trésor" dont on ignore si elle réussira, et apportera au protagoniste le bonheur espéré.
Au-delà de l'intrigue et
du suspense, le beau livre suscite des questions sur ses protagonistes
– la véritable personnalité de Rousseau au travers de ses Confessions,
la réécriture de l'Histoire dans les Mémoires d'Outre-tombe –, sur
sa nature même et son écriture : dans quelle mesure la Saison en
enfer de Rimbaud relève-t-elle de l'écriture autobiographique,
quel est au juste le sens de cet Adieu à la poésie ? Le "beau
livre" est donc celui qui résiste, qui ne se livre pas à une
lecture superficielle, celui qui exige de son lecteur une attention
approfondie, un véritable travail d'interprétation. A ce titre, la
poésie répond exactement à la définition de Cocteau, mais également
la philosophie, et l'ensemble d'une littérature digne de ce nom.
Un beau livre sème les points d'interrogation... qui germeront après-coup.
Un beau livre crée des résonances, laisse une trace : le lecteur n'en sort pas intact. Ses certitudes peuvent en être bouleversées, sa vision du monde enrichie. Tel est le cas des livres qui proposent une vision philosophique : les Essais de Montaigne, les Pensées de Pascal, les aphorismes de Nietzsche ou ceux de Cioran... Encore une fois, la poésie peut également offrir de pareilles révélations, ou susciter des interrogations : sur le sens de l'écriture poétique (Rimbaud), sur le spleen, ou le destin, (Baudelaire), sur la mort de l'autre (Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve ; Roubaud, Quelque chose noir...)... Les exemples sont infinis.
Un beau livre est celui
qu'une première lecture n'épuise pas, qui ne répond pas à toutes les
questions, et que l'on devra donc relire : dans Un Amour de Swann,
comme d'ailleurs dans toute la Recherche du Temps perdu, un certain
mystère subsiste sur les personnages, leurs motivations, la réalité
de leurs sentiments et de leurs attitudes... Qui est au juste Odette ?
A-t-elle réellement trompé Swann, et avec qui ? Et les Verdurin
sont-ils seulement de ridicules et odieux bourgeois qui
"singent" les mondains, ou de véritables défricheurs de
talents, plus modernes et plus ouverts que les Guermantes et leurs
semblables ? De la même façon, dans le Chercheur d'or de J.M.G.
Le Clézio, l'on peut s'interroger sur le véritable sens de la quête
à laquelle s'est livré Alexis, et sur la personnalité énigmatique
d'Ouma, qui, à la fin du roman, part sans un adieu ni une
explication...
A l'inverse, un livre qui ne sèmerait aucune interrogation pourrait-il être un "beau livre" ?
Un tel livre serait d'abord un livre confortable, qui ne dérange en rien le lecteur, ni dans ses habitudes de lecture, ni dans sa vision du monde. C'est à dire un livre qui n'apporte rien de nouveau, qui reproduit les recettes déjà trouvées et éprouvées (par exemple les romans produits à la chaîne, et selon un cahier des charges très précis, de certaines maisons d'éditions populaires : les SAS pour les messieurs, les "Harlequin" pour les dames...). Mais s'agit-il encore de littérature ?
Un tel livre s'épuise dès la première lecture, et ne laisse rien à découvrir. Une fois l'histoire achevé, le méchant puni, le coupable découvert et le crime élucidé, tout est dit, et une relecture n'apporterait rien de plus – que l'ennui : à quoi bon retrouver un mystère dont on connaît toutes les issues ? C'est ce qui distingue un "polar" commercial d'un véritable roman policier, qui savent dessiner des personnages complexes, une société toute entière : la Barcelone de Montalbàn, le Marseille d'Izzo...
Conclusion :
Toute la différence entre la littérature, à proprement parler, et la masse des écrits que l'on peut rencontrer, c'est justement celle-ci : la littérature instaure un dialogue entre l'auteur et le lecteur ; elle apporte à ce dernier plus de questions que de réponses. Elle l'invite à renouveler constamment sa vision du monde, et sa vision de l'art. Elle bouscule les habitudes (de pensée, de lecture)... sinon, elle n'est rien, qu'un pur divertissement.