Phèdre Oui,
Prince, je languis, je brûle pour Thésée. Racine, Phèdre, (1677) II, 5, v. 631-662 [1] Objets : femmes aimées. [2] Thésée a accompagné aux Enfers son ami Pirithoüs, désireux d’enlever Proserpine à son époux Pluton, le dieu des morts. [3] Voi : licence poétique pour la rime. [4] Phèdre et sa sœur Ariane [5] Le Minotaure vivait enfermé dans le Labyrinthe, construit par Dédale. [6] Pour vous faire sortir de cette situation difficile [7] d’abord : aussitôt
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Phèdre, écrite en 1677, et dernière tragédie à sujet profane de Racine, reprend le mythe de Phèdre, sœur d'Ariane et épouse de Thésée, qui, subissant la loi cruelle de Vénus, tombe amoureuse d'Hippolyte, fils de Thésée né d'un premier mariage. Cette passion incestueuse la conduira à provoquer la mort du jeune homme, et la sienne propre. Le texte que nous nous proposons de commenter se situe à l'acte II. Porté disparu, Thésée passe pour mort ; Phèdre, qui a demandé une entrevue à Hippolyte, est peu à peu amenée à lui avouer son amour. Nous verrons que la jeune femme dans son aveu, procède à trois réécriture successive de l'histoire : elle superpose d'abord le portrait du fils à celui du père, puis elle substitue le fils au père dans la lutte contre le Minotaure, avant de prendre elle-même la place de sa sœur Ariane, dans un délire fantasmatique.
1. Portrait de Thésée... en Hippolyte.
Les deux premiers vers répondent à une remarque d'Hippolyte, qui croit naïvement que l'affection de Phèdre s'adresse à son père ; dans un premier temps, celle-ci laisse croire que l'objet de son amour est bien Thésée. Mais l'exaltation de Phèdre transparaît dans le rythme même du vers :
"oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l'aime [...]" (v. 634-635)
Le premier alexandrin comporte trois coupes fortes, dont une lyrique (Prince // je languis), et un rythme ternaire ascendant, avec une forte cadence majeure : le v. 634 compte 1 + 2 + 3 + 6 syllabes ; et l'amour est exprimé trois fois : languir évoque le caractère douloureux de l'amour-maladie, "brûler" introduit la métaphore du feu, très conventionnelle certes, mais qui exprime une passion destructrice ; enfin, "aimer" - mis en valeur par l'enjambement - est un constat direct. Cette répétition traduit l'obsession de Phèdre, et son désir de communiquer ses sentiments.
Après cet aveu conforme aux attentes d'Hippolyte, vient un double portrait beaucoup plus surprenant. Ce n'est pas le Thésée actuel qu'elle aime ("non point tel que l'on vu les enfers"), et dont elle brosse une image des plus négatives : termes dépréciatifs (volage, adorateur, de mille objets divers, déshonorer la couche) qui font du héros un Dom Juan de bas étage ; allitération en fricatives méprisantes : [v] et [f] ; et voilà Thésée "exécuté" en deux vers. Non, celui qu'elle aime ("mais...", opposition renforcée par l'anaphore) c'est un Thésée ancien, fantasmatique, dont elle multiplie les qualités en une énumération ouverte :
"mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi" (v. 638-639)
L'on remarquera l'allitération en [f], qui n'exprime plus cette fois le mépris, mais au contraire comme une douce caresse vocale, comme si elle dressait le portrait par petites touches. "fidèle" et "fier" se font écho par les sons [f], [i] et [è], tandis que "fier" et "farouche" viennent de la même racine. L'image ainsi donnée est exactement inverse de celle de Thésée : au cynisme du "don Juan" sur le retour répond la jeunesse et la fidélité du jeune homme ; alors que le premier est un prédateur continuellement en chasse, le second est adoré des femmes sans le chercher ni le vouloir. Un tel portrait est exactement celui d'Hippolyte.
Enfin, l'identification du "faux Thésée" qu'elle dessine, et du vrai Hippolyte qu'elle a sous les yeux se précise aux vers 640-644. L'hypozeuxe ("tel qu'on dépeint nos Dieux, ou tel que je vous voi") compare d'abord Thésée jeune aux Dieux - pure flatterie - puis à son propre fils, ce qui lui permet d'ailleurs, pour la première fois, de rapprocher les deux pronoms je et vous. C'est un premier aveu, encore timide, mais qui se précise dès le vers suivant : "votre port, vos yeux, votre langage" constitue un rythme ternaire ascendant, qui prête au père les traits du fils, et une énumération ouverte ; au vers suivant, "cette" indique peut-être un geste de Phèdre : n'oublions pas que nous sommes au théâtre, et que chez Racine, seul le texte indique, la plupart du temps, les jeux de mise en scène ! On peut supposer ici que le démonstratif suggère une esquisse de caresse - et peut-être un mouvement de recul d'Hippolyte. En effet, les deux vers suivants rappellent, de manière assez conventionnelle, l'histoire du Minotaure. Ariane et Phèdre ne sont plus désignées que par une périphrase ("les filles de Minos") qui rappelle leur origine royale, et l'amour, le désir, n'est plus décrit que par euphémisme : "digne sujet des vœux".
Dans cette première partie, Phèdre a commencé à glisser vers l'aveu, mais rien n'a encore été dit clairement : elle peut encore revenir en arrière.
2. Le fils substitué au père.
Le vers 645 marque une rupture : Phèdre cesse complètement d'évoquer Thésée, et s'adresse directement au fils ("Que faisiez-vous...") dans une série de questions rhétoriques, dont elle donne elle-même la réponse : "trop jeune encor". Ce qui semblait tout d'abord un reproche à Hippolyte (v. 645) se transforme en mise en accusation du destin. La répétition des "pourquoi" marque la véhémence de la jeune femme, tout comme la rime interne en [or] (alors / encor / alors / bords) et la rudesse de l'allitération en [r], témoigne de son amertume ; le nom d'Hippolyte, placé à la rime, le rapproche des "filles de Minos" du vers précédent, montre le plaisir qu'elle éprouve à dire ce nom, et constitue une rime riche avec "élite" : le jeune homme est à ses yeux image d'un dieu, et héros. L'ensemble des vers 645-652 reprend, dans l'ordre chronologique, l'histoire du Minotaure : l'embarquement des héros athéniens destinés au Minotaure, la traversée de la mer Égée, et le combat victorieux qui opposa Thésée au monstre. Seule transformation au fil de l'histoire : Phèdre ne mentionne qu'ensuite l'intervention de sa sœur, qui permit à Thésée de retrouver la sortie du Labyrinthe (premier du nom, et doté d'une majuscule à ce titre) construit par Dédale, en lui confiant un fil qu'il déroulerait au fur et à mesure de sa marche ; mais ce v. 652 constitue une transition vers la "seconde réécriture", sur laquelle nous reviendrons.
Dans ce passage, Hippolyte a radicalement pris la place de son père : si les temps des verbes (conditionnel passé 1ère et 2ème forme) marque l'irréel du passé, donc la conscience que garde l'héroïne du caractère fantasmatique du tableau qu'elle dépeint, la multiplication des "vous" sujets ou agents (v. 645, 647, 649, 652) montrent clairement cette substitution. Phèdre emploie ici un style épique, qui fait d'Hippolyte un héros : "élite... des Héros de la Grèce" ; "péri" (à la césure) ; périphrase "le monstre de la Crète", qui insiste sur le danger encouru, tout comme le v. 650 : "embarras incertain". Enfin, la périphrase du v. 650, "tous les détours de sa vaste retraite", qui désigne le labyrinthe, grandit également l'exploit... dont Hippolyte est l'auteur imaginaire.
3. Phèdre se substitue à Ariane.
Le vers 652 met en scène, non Phèdre, mais Ariane, qui, après avoir aidé Thésée à sortir du Labyrinthe, fut abandonnée par lui sur une île déserte.
"Ariane, ma sœur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !" (I, 3, v. 253-254)
Mais Ariane, à ce point, n'est plus ici que la rivale : à peine a-t-elle mentionné son rôle, que Phèdre corrige : "mais non" (épanorthose). Encore une fois, comme pour Thésée (voir v. 635-637), l'allitération en [f] et [s] marque le dépit et le mépris. Et c'est la seconde réécriture du mythe : elle prend la place de sa sœur. Au "vous" sujet des vers 645-652 succède un "je" sujet. La coupe inattendue du v. 653 ("mais non, // dans ce dessein // je l'aurais devancée") place l'accent sur ce "non" qui marque la révolte de Phèdre, à la seule idée qu'Ariane aurait pu aimer Hippolyte. Le v. 654 est un aveu semi-direct : "l'amour" est bien mentionné, mais encore dans un contexte à l'irréel du passé ("m'en eût"). Phèdre se voit en salvatrice :
"c'est moi, Prince, c'est moi, dont l'utile secours..."
L'on remarquera que l'épizeuxe "c'est moi" encadre l'apostrophe "Prince" - ce qu'une coupe lyrique après "Prince" met encore en évidence. Encore une fois, Phèdre rapproche les dénominations. L'aveu se fait de plus en plus clair, et pressant : l'exclamation du v. 657, et à nouveau le démonstratif "cette", qui suggère un nouveau geste de Phèdre en direction d'Hippolyte ; puis l'expression "votre amante" ("amante" signifie simplement, au 17ème siècle, "celle qui vous aime, et ne suppose pas une relation sexuelle effective) exprime directement cet amour. Enfin, les derniers vers ne cessent de rapprocher les deux personnages : "compagne / vous" ; "moi-même devant vous j'aurais voulu", ainsi que la répétition de "avec vous" aux vers 661-662. La mention, à la 3ème personne, de son prénom au v. 661 ne marque pas une prise de distance, mais au contraire l'affirmation orgueilleuse de son rôle d'amante et de guide.
Cependant, peut-être faut-il voir dans les derniers vers, la conscience tragique du destin qui l'attend. Si le "labyrinthe" peut avoir une portée symbolique (le dédale des sentiments ?), la construction du dernier vers indique encore plus clairement cette conscience tragique :
"Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue."
La mention du Labyrinthe, et de la descente indiquent une atmosphère tragique ; mais c'est surtout le dernier vers qui est caractéristique : contre rejet (Se serait avec vous // retrouvée,] ou perdue) ; longue protase, qui culmine avec "retrouvée", et la phrase semble terminée. Mais elle repart avec une hyperbate, qui constitue aussi une apodose-couperet : "... ou perdue". L'amour, la passion, ne peut conduire qu'à la perte, à la mort - la sienne propre, et celle de l'être aimé ("avec vous...").
Phèdre se livre donc ici à un aveu de plus en plus clair, de plus en plus direct, mais aussi de plus en plus désespéré. Toute sa tirade se déroule devant un Hippolyte muet, stupéfait, peut-être horrifié. Son exaltation transparaît au travers des rythmes, des gestes à peine esquissés ; mais en même temps, le caractère mortifère de la passion ne se laisse pas oublier. Soit l'amour est dévoyé en pur désir physique, à l'image des "conquêtes" sordides de Thésée, soit il est interdit, dangereux, et il condamne ceux qui ont le malheur de le rencontrer...