Je ne sais pas trop par où commencer. C'est bien difficile. Il y a tout ce temps parti, que les mots ne reprendront jamais, et les visages aussi, les sourires, les plaies. Mais il faut tout de même que j'essaie de dire. De dire ce qui depuis vingt ans me travaille le cœur. Les remords et les grandes questions. Il faut que j'ouvre au couteau le mystère comme un ventre, et que j'y plonge à pleines mains, même si rien ne changera rien à rien. Si on me demandait par quel miracle je sais tous les faits que je vais raconter, je répondrais que je les sais, un point c'est tout. Je les sais parce qu'ils me sont familiers comme le soir qui tombe et le jour qui se lève. Parce que j'ai passé ma vie à vouloir les assembler et les recoudre, pour les faire parler, pour les entendre. C'était jadis un peu mon métier. Je vais faire défiler
beaucoup d'ombres. L'une surtout sera au premier plan. [...] Philippe Claudel, Les Âmes grises, éditions Stock 2003, p. 11 (incipit)
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Nous sommes donc face à un incipit qui donne
un certain nombre d'éléments attendus : il y a une vingtaine d'années (mais
par rapport à quelle date ?) il s'est passé un événement ou une série
d'événements (les "faits") relevant du fait divers tragique, et qui
n'ont pas été complètement élucidés.
Ces faits torturent la conscience du narrateur, qui en a été témoin, mais
qui, pour une raison encore inconnue, se sent coupable. Y a-t-il participé ?
Comment ?
Enfin le narrateur va se livrer à une confession, probablement écrite,
adressée à on ne sait qui (à lui-même peut-être), pour soulager sa
conscience, et comprendre enfin. Et il va nous présenter des personnages, tous
morts : des "ombres". Nous supposons qu'il s'agit d'un homme simple,
peu instruit, mais qui par son métier (gendarme ?) s'est trouvé au cœur des
événements.
En définitive, cet incipit dévoile moins qu'il ne dissimule, fait durer le
suspense, et incite par là le lecteur à en savoir davantage.