© Cours de Mme Tillard
C'est Auschwitz qui a fait de Primo Levi un écrivain ; avant cette expérience, rien ne le prédisposait à l'écriture ; contrairement à Robert Antelme, qui avait publié des poésies, il était avant tout un scientifique. Cette formation scientifique a évidemment beaucoup à voir avec ses choix d'écrivain.
Dans Si c'est un homme, Primo Levi passe constamment de la narration à la première personne à un point de vue extérieur, globalisant : celui du savant. Cela correspond à un autre passage : celui de simple détenu, au regard "rivé au sol" (La Trêve, p. 13) au "Prominent", employé de laboratoire, à qui est rendue la possibilité, ô combien douloureuse, de penser, de se souvenir, mais aussi d'écrire et de témoigner : cf. p. 151.
Un autre chapitre, le 9ème (Elus et damnés) est particulièrement significatif à cet égard : P. Levi y définit le camp comme "un champ d'expérimentation". (p. 93).
"Nous sommes persuadés en effet qu'aucune expérience humaine n'est dénuée de sens ni indigne d'analyse, et que bien au contraire l'univers particulier que nous décrivons ici peut servir à mettre en évidence des valeurs fondamentales, sinon toujours positives. Nous voudrions faire observer à quel point le Lager a été, aussi et à bien des égards, une gigantesque expérience biologique et sociale". (p. 93)
Qu'un détenu prenne le camp comme objet de savoir est en soi une victoire sur l'oppression, une manière de résister à la déshumanisation. Le détenu qui observe, d'objet, redevient sujet pensant, et c'est sans aucun doute l'une des raisons de sa survie :
"peut-être aussi ai-je trouvé un soutien dans mon intérêt jamais démenti pour l'âme humaine, et dans la volonté non seulement de survivre [...] mais de survivre dans le but précis de raconter les choses auxquelles nous avions assisté et que nous avions subies." (Appendice de 1976, p. 214)
Une telle volonté de savoir, et de dire, se heurte pourtant souvent à la barrière de l'indicible : cf. p. 26 :
"Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d'un homme".
Si c'est un homme est donc la volonté de ne pas céder à l'indicible, de ne pas transiger sur l'exigence de communiquer cette expérience.
Voici la même scène reprise dans trois œuvres différentes ; la comparaison est citée dans le livre d'Alain PARRAU, Écrire les camps, parue en 1995 aux éditions Belin.
David Rousset, L'univers concentrationnaire | Robert Antelme, L'Espèce Humaine, p. 122-123 | Primo Levi, Si c'est un homme, p. 25-26. |
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Les hommes sont enfermés dans la cour entre le Revier et les
Douches. Kapos et Vorarbeiter montent la garde aux issues. Des remous parcourent la foule inquiète. Les matraques tombent régulièrement sur les corps mous. Les fonctionnaires gueulent. Les bottes cognent. Vêtements en tas sur le terrain, les hommes nus. Cinquante peuvent se tenir, les poitrines coincées, les côtes pressées, dans la salle de douches. La sueur ruisselle sur les peaux. Les lèvres grimacent. Une vapeur lourde, une odeur infecte. Dehors, les trois ou quatre cents qui restent s'agglomèrent en boule contre la porte. Un essaim de bêtes engluées de cire. Des soubresauts de cette masse gélatineuse, des piétinements, des cris, des coups de poing muets, des jurons en russe, en allemand, en polonais, en français. Les corps nus fouettés par le froid s'enfoncent dans d'autres corps nus. Il faut s'arracher, se hisser, s'accrocher désespérément à des épaules. La masse opaque recule, avance, titube et geint. |
On s'est vite déshabillé ; on était
malhabile, on s'embrouillait dans nos ficelles. Tout était par terre, en vrac. J'ai accroché
ma chemise, ma veste, mon pantalon, les chiffons de mes pieds sur le portemanteau. [...] On a décidé de se laver
d'abord la figure. Une pierre comme savon. On s'est mis à racler. Un jus noir coulait sur la poitrine couverte de
croûtes. [...] - Los, los! gueulait le civil en blouse blanche. On se bousculait ; il y avait encore le buste, les cuisses à gratter. J'ai pris de l'eau noire, je me suis mis à me racler les cuisses de toutes mes forces. Cuisses de vieillard, j'en faisais le tour avec ma main. La pierre, sèche, ne glissait pas sur la peau. Des rigoles d'eau noire couraient sur les plaies des jambes. On grattait. [...] Lucien regardait, écœuré. Comme il pouvait se changer quand il le voulait, se laver à l'eau chaude avec du savon, il n'avait pas de poux. Il se tenait le dos appuyé à la porte ; jamais il ne nous avait autant méprisés. |
D'un seul coup, l'eau jaillit des conduites, bouillante : cinq
minutes de béatitude. Mais aussitôt après quatre hommes [...] font irruption et, tout trempés et fumants, nous poussent
à grand renfort de coups et de hurlements dans la pièce qui se
trouve à côté ; là, d'autres individus vociférants nous jettent à
la volée des nippes indéfinissables et nous flanquent entre les mains une paire de godillots à semelles de bois ; en moins de temps qu'il n'en faut pour comprendre, nous nous retrouvons dehors dans la neige bleue et glacée de l'aube, trousseau en main, obligés de courir nus et déchaussés jusqu'à une autre baraque, à cent mètres de là. Et là enfin, on nous permet de nous habiller. Cette opération terminée, chacun est resté dans son coin, sans oser lever les yeux sur les autres. Il n'y a pas de miroir, mais notre image est devant nous reflétée par cent visages livides, cent pantins misérables et sordides. Nous voici transformés en ces mêmes fantômes entrevus hier au soir. |
Alors que Robert Antelme ne s'est jamais exprimé sur l'écriture de l'Espèce humaine, nous avons la chance de disposer du témoignage de Primo Levi, non seulement sur son expérience concentrationnaire, mais sur les problèmes qu'il a pu rencontrer dans l'écriture de ce témoignage.
Citons encore le livre d'Alain Parrau, p. 286, qui reprend une interview de Primo Levi (dans le documentaire télévisé Primo Levi, un écrivain contre l'oubli, de Deborah Ford et Charles Nemes, 1993) :
"Ce livre est né en même temps que les choses. En les vivant,
j'éprouvais déjà le besoin de les raconter. |
Ce témoignage est ici fondamental :
Cela renvoie à une question fondamentale : la rhétorique, c'est la fonction poétique du langage, ou, comme le dit A. Parrau, "un langage s'écoutant lui-même, plus soucieux de sa propre mise en scène que d'une justesse qui rende justice à l'expérience. De la même manière, Levi refuse le "roman", c'est à dire une écriture qui échapperait "aux critères de l'exactitude et du vérifiable" (Parrau, p. 288).
Le langage que souhaite Levi, c'est un langage qui soit au plus près de la réalité elle-même, essentiellement informatif, donc, et le plus proche possible du modèle scientifique.
Cependant, ce discours scientifique n'est pas celui d'un savant froid, qui instrumentalise ou réifie son objet ; tout au contraire, il témoigne d'un désir de connaissance, souci de rendre compte de la réalité telle qu'elle est, dans le respect de son objet.
Ce souci d'exactitude scientifique qui fait la singularité de Levi, se manifeste à diverses reprises : par exemple, la précision méticuleuse et mathématique avec laquelle il décrit le camp de Monowitz, p. 32-33, l'attention aux détails qui empoisonnent la vie du détenu, et dont aucun autre n'a parlé (p. 35 : les ongles qui poussent, le bouton qu'il faut faire tenir avec du fil de fer), ou encore la description physique des détenus (p. 152).
D'où la composition en tableaux, chacun traitant d'un thème, qui se substitue durant la majeure partie du livre au récit chronologique : il s'agit de faire comprendre au lecteur la logique concentrationnaire.
Cf. les pages consacrées au "Musulman" : alors que Robert Antelme nous le donne à vivre de l'intérieur, P. Levi l'observe de l'extérieur - et analyse le phénomène.