Biographie de
Kafka : des liens
Tableau synoptique : Kafka et son époque |
Métamorphoses, d'Ovide à Kafka | Un curieux insecte |
Gregor : un esprit humain dans un corps animal | une famille et une société animales | Le comique dans la Métamorphose |
Les processus de la déshumanisation : Kafka et Primo Levi | Conclusion : le sens du récit | Texte de Deleuze et Gattari sur Kafka, et essai corrigé. |
Il n'est pas utile de reprendre ici la chronologie qui se trouve dans le l'édition Garnier-Flammarion (qui nous servira de référence, conformément au B.O.), p. 181-183. L'on constate que Kafka a vécu à l'extrême fin du XIXème siècle et au tout début du XXème, dans un milieu très particulier : celui de la communauté juive germanophone de Prague (c'est à dire dans un pays majoritairement orthodoxe et de langue tchèque). L'appartenance à une communauté restreinte a pu influencer le sentiment d'étrangeté qui parcourt l'ensemble de son oeuvre ; il était ainsi pris dans un triangle impossible : juif et tchèque, sa famille avait abandonné la langue tchèque de ses origines paysannes pour la langue allemande de la ville ; mais il était ainsi rejeté de la communauté allemande parce que juif, et de la communauté juive tchèque... parce que germanophone !
Vous trouverez des indications complémentaires sur quelques sites Internet :
La Métamorphose n'est pas un récit isolé ; elle s'inscrit au cœur d'une oeuvre qui mérite toute entière d'être connue :
Dans l'imaginaire populaire, la métamorphose animale représente l'un des motifs privilégiés du fantastique, voire de l'horreur.
La métamorphose réversible est en général une histoire qui se termine bien : un prince ou une princesse changés en bête (fauve ou grenouille, suscitant horreur ou dégoût), qui retrouvera son aspect initial au terme d'une série d'épreuves. L'archétype de ce genre de récit est La Belle et la Bête, récit et film de Jean Cocteau.
Autre exemple, de l'Antiquité celui-là, de métamorphose réversible : L'Âne d'or, d'Apulée. Un jeune homme est victime d'une erreur de manipulation de sa petite amie, sorcière maladroite, et il se retrouve changé en âne ! Au terme de toute une série de mésaventures, il trouvera enfin le moyen de reprendre sa forme initiale, en mangeant des roses... Il y aura gagné une initiation philosophique !
On peut penser que de telles métamorphoses sont le reflet populaire de la croyance en la métempsycose, ou plus exactement la métemsomatose, croyance dont le philosophe et mathématicien Pythagore a été le plus célèbre représentant, mais dont on trouve également des traces chez Platon (voir Phèdre, par exemple) : après la mort, l'âme qui n'a pas su trouver le chemin du Bien ne peut se libérer du cycle de l'éternelle répétition ; elle est condamnée à un nouveau passage sur terre, sous une forme qui correspond à sa nature et à ses actes ; elle peut ainsi se réincarner dans un animal (moins noble que l'homme) ou un végétal... L'âme ne sortira du cercle infernal des réincarnations qu'en trouvant le chemin du Bien.
Les métamorphoses réversibles donnent une chance de retrouver sa forme initiale, voire de progresser. Mais il est une autre sorte de métamorphose, plus tragique : celle qui ne connaît pas de retour.
C'est le cas d'un texte qui a enthousiasmé toute l'époque classique : les Métamorphoses d'Ovide, texte extrêmement connu qui a entre autres influencé La Fontaine. Ovide a collationné et réuni tous les récits de l'antiquité racontant une transformation. Certaines sont heureuses : Philémon et Baucis changés en arbres pour ne pas être séparés par la mort. La plupart sont tragiques, et résultent de la colère, parfois injuste, toujours dévastatrice, des Dieux contre des mortels...
Ovide nous présente, avec une précision baroque, le moment où l'être humain se transforme progressivement, tout en gardant sa sensibilité humaine ; son récit s'achève au moment où la métamorphose est complètement terminée.
Voici par exemple la transformation de Niobé en pierre, après la perte de tous ses enfants :
Plus tragique encore, l'histoire de Callisto : si Niobé avait défié les Dieux, la nymphe, elle, est pleinement innocente. Violée par Jupiter malgré sa résistance, elle est chassée par Diane ; enceinte, elle accouche d'un petit Arcas, qui suscite la colère de Junon, épouse de Jupiter...
En somme, le récit de Kafka commence au moment précis où s'achève celui d'Ovide : il nous raconte non la métamorphose - qui nous est présentée comme un fait naturel, presque anodin, qui étonne à peine Gregor qui en est la victime - mais ce qui la suit : la transformation progressive des relations familiales autour de Gregor, et sa mise à l'écart du monde humain, jusqu'à sa mort.
Gregor Samsa se réveille donc un matin, "après des rêves agités", dans la carapace d'un insecte non identifié, et dont Kafka refusera toujours qu'elle soit représentée sur la couverture de la nouvelle. Peut-on néanmoins en avoir quelque idée ?
"un dos aussi dur qu'une carapace" et un abdomen "bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides", telle est la description que Kafka nous en donne dès la 1ère page. Et il ajoute que "ses nombreuses pattes, lamentablement grêles [...] grouillaient désespérément sous ses yeux". Cette description peut nous faire penser à un scarabée, un cafard ou encore une blatte, insectes assez répugnants qui hantent les logements mal entretenus. Les "nombreuses pattes" peuvent, elles, faire plutôt songer à un mille-pattes... encore que se retrouver avec les six pattes réglementaires d'un insecte peut sembler pléthorique à un bipède !...
p. 28, on apprend qu'il est démesurément gros, et que ses petites pattes semblent avoir une vie à part.
p. 40-41,Grégor parvient encore à parler, mais avec "une voix d'animal" (p. 36) : il n'est donc pas encore complètement métamorphosé.
Au terme de la première partie, Gregor garde encore les réflexes, les sentiments et même un peu la voix d'un être humain ; mais sa transformation physique est achevée. Sa carapace, ses petites pattes en font un insecte assez répugnant.
p. 47, il "commence à apprécier ses antennes" : l'animalisation se poursuit. De même, son odorat semble se développer (p. 48) : il est attiré par une écuelle de lait sucré. Ses goût aussi se modifient : le lait qu'il aimait tant le dégoûte - mais il ignore quels sont ses nouvelles prédilections. De même, il se cache sous le canapé comme dans un terrier (p. 49)
p. 50 nous avons une idée des proportions de Gregor : dans la première partie, sa tête atteignait la poignée de la porte ; ici, son corps "est trop large pour tenir entièrement sous le canapé". On peut donc imaginer un corps d'1,20 m de long sur 1 m de large environ... Un insecte énorme, surdimensionné, monstrueux, mais plus petit qu'un homme.
p. 51, nous découvrons son nouveau
régime alimentaire :
"Il y avait là des restes de légumes à moitié avariés ; des os du
dîner de la veille, entourés de sauce blanche solidifiée ; quelques
raisins secs, quelques amandes ; un fromage que Gregor eût déclaré
immangeable deux jours plus tôt ; une tranche de pain sec, une autre
tartinée de beurre, une troisième beurrée et salée. De plus, elle
joignit encore à tout cela l'écuelle, vraisemblablement destinée à
Gregor une fois pour toutes, et où elle avait mis de l'eau."
Que retenir de cet étrange régime ?
Tout d'abord, sa sœur manifeste encore un minimum d'attention pour Gregor, du moins celui-ci le perçoit-il ainsi ;
Ensuite, elle est perplexe quant à la nature de Gregor, et sur son régime alimentaire ; que mange au juste un insecte ? D'où des "expériences", comme celle des trois tartines ;
En revanche, pour elle la métamorphose animale ne fait aucun doute, pas plus que son caractère irréversible : elle lui dédie "une fois pour toutes" une écuelle (et non une assiette ou un plat), et la plus grosse part de ses propositions relèvent de détritus que l'on donnerait à peine à un chien... l'attitude de Grete est, elle aussi, en train de changer.
Gregor découvre alors ses propres goûts : fromage avarié, légumes. Il rejette les denrées fraîches. Sa nature de cafard ou de blatte semble se confirmer.
Des habitudes nouvelles se créent : attirance vers la lumière (p. 57)... et myopie croissante. Il "évolue en tous sens sur les murs et le plafond" et aime rester "suspendu au plafond". On apprend également qu'il secrète un liquide visqueux, qui lui permet ces évolutions (mais ne le rend que plus répugnant !) (p. 61). Il commence aussi à "oublier sa condition d'être humain", au point de souhaiter que l'on vide sa chambre !
La seconde partie a fait de lui un insecte à part entière ; toute communication lui est désormais impossible avec sa famille - il a perdu la voix - et celle-ci lui manifeste avec violence son hostilité (son père le bombarde de pommes).
Gregor, blessé par son père, reste désormais cloué au sol (p. 73) ; la troisième partie n'est que le récit de sa lente agonie.
Délaissé par sa famille, laissé par sa sœur dans une saleté repoussante(sa chambre sert à présent de débarras), Gregor perd peu à peu tout sentiment humain. Ses souvenirs se brouillent, sous l'effet de la colère il "siffle comme un serpent". (p. 79). La nouvelle femme de ménage, la seule à ne pas lui manifester de répugnance, l'appelle "vieux cafard" (p. 79). Il dépérit - et il est fait allusion à sa "mâchoire sans dents" ; mais ce n'est pas pour cela qu'il cesse de s'alimenter ! (p. 82).
C'est pourtant un dernier réflexe humain, l'attirance pour la musique, qui provoque la catastrophe finale, la fuite des trois sous-locataires, et la mort de Gregor.
La métamorphose de Gregor s'apparente donc à un récit fantastique : il se transforme en un animal qui évoque des animaux réels, mais sans toutefois pouvoir leur être complètement assimilé : ses proportions sont monstrueuses, sa forme réelle reste floue (nombre de ses pattes, forme très ronde de son corps). En revanche, ses habitudes, goûts alimentaires, attirance vers la fenêtre, promenades sur les murs et le plafond) sont bien celles d'un insecte.
Toute la tragédie de Gregor tient au fait que, comme chez Ovide, la métamorphose reste incomplète. Gregor conserve jusqu'à la fin le souvenir de sa vie antérieure (même si ses souvenirs deviennent flous), le souci de sa famille, son amour pour sa mère et sa sœur, sa crainte de son père. Il assiste impuissant à leur peur, à leur dégradation sociale et morale, et s'en estime responsable. Il se sent coupable à leur égard, et son acceptation finale de la mort s'apparente à un suicide. Cette métamorphose inachevée se traduit par le monologue intérieur : la plus grande partie du récit est relatée du point de vue de Gregor.
Si La Métamorphose est le récit de la déshumanisation progressive de Gregor, transformé d'abord en insecte, progressivement privé de tout contact avec les humains, et finalement changé en cadavre "plat et sec" que la dernière bonne désigne comme "la chose d'à côté" (p. 95), en revanche, il garde seul un esprit humain.
Gregor demeure donc tel qu'en lui-même, malgré l'incroyable malheur et la transformation physique qu'il subit. Soumis à l'autorité, amoureux de l'ordre, dévoué jusqu'à l'abnégation à sa famille, il reste jusqu'au bout une victime. Violemment rejeté par les siens (mais a-t-il jamais été apprécié pour lui-même ? n'a-t-il pas été seulement celui que l'on exploite, tout naturellement ?) il continue de les aimer et de s'inquiéter pour eux. Il est le seul à manifester quelque sensibilité humaine, tous les autres sans exception, y compris Grete, n'accomplissant jamais que les actes mécaniques de s'habiller, de manger, de travailler... sans que jamais ne les effleure la moindre inquiétude spirituelle !
Dans La Métamorphose, tous les êtres humains semblent déshumanisés, transformés en automates au comportement monstrueux et absurde.
Le Fondé de pouvoir : il incarne jusqu'à la caricature le pouvoir oppressif qui s'abat sur le petit monde des employés de bureau - dans la grande tradition russe du 19ème siècle (cf. Le Revizor, ou les nouvelles de Tchékhov ou de Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine). Il EST l'incarnation même de son entreprise ! Discours d'autant plus cocasse (p. 35) que totalement inadéquat par rapport à la situation. Le Fondé de pouvoir est une mécanique, qui débite un langage tout fait, un "langage cuit" totalement déshumanisé, et dépourvu de toute compassion. Sa débâcle, à la vue de Gregor, paraît d'autant plus comique.
Les trois sous-locataires : Ils apparaissent p. 80, dans la troisième partie. Dépourvus de nom, totalement interchangeables, "ces messieurs austères" sont en réalité de sinistres mécaniques. Ils s'emparent de toute la maison et asservissent la famille, qui "mange à la cuisine" comme des domestiques. Ils semblent réduits, comme des insectes, à des bruits de mandibules : "Gregor trouva singulier que, parmi les divers bruits du repas, on distinguât régulièrement celui des dents qui mâchaient...". Leur attitude grégaire, le caractère monstrueux de leur appétit et de leur sans-gêne, les caractérise comme des animaux. Ce sont des monstres d'égoïsme, de sans-gêne, et de stupidité.
Au travers de ces types humains, Kafka dénonce une société qu'il connaît bien : celle des bureaux, des petits employés, de la toute petite bourgeoisie à la fois soumise à la hiérarchie, et prête à toutes les mesquineries pour y monter.
Le père : un potentat méprisable
et hypocrite. On peut se demander jusqu'à quel point Kafka ne règle
pas ses comptes envers son propre père... L'on apprend qu'il a monté une
entreprise, mais fait faillite ; son fils, le croyant ruiné, a subvenu aux
besoins de toute la famille ; mais en réalité, le père avait conservé un
petit capital, arrondi en économisant sur l'argent gagné par son fils.
Cette somme aurait pu permettre à Gregor de quitter un travail pénible et
inintéressant, mais le père s'est bien gardé de le lui dire ! (p. 55)
Il se comporte alors comme une loque : "il avait beaucoup
engraissé" (p. 57), et il passe des journées entières à faire durer
le petit déjeuner (p. 39), puis à traîner, en robe de chambre, dans son
fauteuil. On peut d'ailleurs se demander s'il ne s'agit pas d'une comédie,
tant sa transformation sera immédiate ! (p. 68)
"l'accident" de Gregor semble le réveiller de sa torpeur : il
redevient employé, avec un uniforme quasiment militaire, qu'il ne quitte
plus.
Mais cette métamorphose n'est qu'apparente : son uniforme est minable,
taché ; il conserve son entêtement de vieil enfant qui refuse d'aller se
coucher, sans se soucier le moins du monde de la fatigue de sa femme et de
sa fille. Face aux autorités (le Fondé de pouvoir, puis les trois
co-locataires), il est littéralement à plat ventre, écœurant d'obséquiosité. (p. 83)
C'est surtout sa violence qui s'est réveillée : les coups semblent sa
seule manière de communiquer avec son fils, et c'est lui, indirectement,
qui cause sa mort.
Dès la première partie, il chasse Gregor avec une canne et un journal, en émettant "un sifflement de sauvage" (p. 43-44) ; il le blesse au flanc gauche et à une patte en le forçant à passer par une porte trop étroite.
Dans la deuxième partie, alors que Gregor a dû se défendre pour sauver un portrait qu'il affectionnait, contre sa mère et sa soeur qui vidaient la chambre, il le chasse dans sa chambre en le bombardant de pommes, ce qui lui cause une douloureuse blessure dans le dos (p. 69-71).
Le père ne se métamorphose donc pas vraiment : il demeure tel qu'en lui-même, capricieux, infantile, despotique et lâche. C'est d'ailleurs à la soeur, un jeune fille de dix-sept ans, qu'il appartiendra de prendre la décision finale, de se débarrasser de Gregor (p. 87).
La mère : un personnage tendre,
mais inconsistant. C'est une grande malade, que son asthme a frappée
d'impuissance. Elle semble passer son temps à s'évanouir, surtout lorsque
les circonstances exigeraient courage et présence d'esprit.
Elle veut revoir son fils, mais ne supporte pas sa vue ; elle ne lui veut
pas de mal, mais se rend complice de Grete qui vide sa chambre. Et elle est
incapable de protester quand sa fille exige de s'occuper seule de Gregor p.
78.
Grete, une spectaculaire transformation. Grete apparaît d'abord comme une charmante jeune fille de 17 ans, douée pour la musique. Mais très vite, le portrait se transforme.
Elle commence par le traiter, semble-t-il affectueusement : elle lui apporte à manger, semble se soucier de ce qu'il aime ; mais la scène (p. 51) est vue par un Gregor aveuglé par son amour pour sa soeur. En réalité, elle a déjà commencé à le traiter comme un chien. Pour preuve, p. 52, la manière dont elle met à la poubelle toute sa nourriture. Très vite, elle manifeste un insurmontable dégoût : à peine entrée dans sa chambre, elle se précipite pour ouvrir la fenêtre. Et elle le laisse se cacher sous un drap (p. 59). On ne peut qu'admirer l'abnégation de son frère, pour qui une telle cachette représente un travail de quatre heures...
Puis Grete entreprend de vider la chambre de Gregor. Là encore, deux interprétations semblent possibles : Gregor pense qu'il s'agit de lui simplifier les déplacements, mais Kafka laisse entendre qu'il s'agit tout bonnement d'un pillage. Alors que la mère manifeste quelque scrupule, la fille s'empare de tout : "elles étaient en train de vider sa chambre ; elles lui prenaient tout ce qu'il aimait". Il finit par créer la catastrophe en voulant sauver son sous-verre favori. Gregor paraît enfin lucide sur les sentiments de sa soeur à son égard.
Dès le début de la troisième partie, l'attitude de Grete à l'égard de Gregor s'aggrave : elle le laisse dans une saleté repoussante, mais devient furieuse de constater que sa mère veut s'en occuper (p. 78). Elle le laisse quasiment mourir de faim, et c'est elle, avec une froideur terrible, qui prononce finalement son arrêt de mort.
Enfin, sitôt après la mort de Gregor, elle accapare toute l'attention, comme si elle revivait et s'épanouissait par la mort de son frère.
Grete apparaît donc comme le personnage le plus inhumain, le plus odieux de la nouvelle. Dès le départ, elle prend les choses en main. Énergique, mais cynique et manipulatrice, elle accule son frère au malheur, et à la mort, sans la moindre considération pour l'affection qu'il lui porte, et les sacrifices qu'il fait pour elle.
Il peut paraître étrange de parler de comique pour un récit dans lequel nous voyons se dérouler le mécanisme de l'exclusion, et le destin tragique d'un innocent. Pourtant, il ne faut pas oublier qu'aux yeux de Kafka lui-même, le récit se présentait comme un "gag" intensément drôle, et qu'il faisait rire ses amis jusqu'aux larmes en le racontant.
Est-ce d'ailleurs si étrange ? De Chaplin à Beckett, nous savons qu'il y a une part de cruauté dans le rire, et que les situations, et les personnages les plus tragiques sont aussi les plus drôles : voir Vladimir et Estragon dans En attendant Godot, par exemple. Et il suffit parfois de forcer le trait pour que le rire se change en épouvante...
Mais qu'est-ce qui suscite le rire dans la Métamorphose ?
La persistance de l'humanité dans l'animal : Gregor tenant des discours solennels pour défendre son emploi et répondre aux insinuations du fondé de pouvoir dans la première partie, ou se livrant à un délire mi-mélomane, mi-érotique dans la troisième partie, lorsqu'il se voit déjà s'emparant de sa sœur et la forçant à rester près de lui... sans songer un instant au dégoût qu'elle éprouve de son apparence et de son odeur ! Dans les deux cas, le comique provient d'un décalage entre les réactions purement humaines de Gregor, et la réalité de sa condition animale.
L'intrusion de l'animal dans
l'humain : les sifflements de rage du père (p. 44), ou les réactions
purement "pavloviennes" de la mère, mue par un pur réflexe où
n'entre aucune part de raison (évanouissements à répétition, cris, ou
fuite en semant ses jupons...) ; on peut encore citer l'appétit féroce des
trois sous-locataires, qui en fait une sorte de parasites autrement plus
envahissants que le pauvre Gregor condamné à l'anorexie... (p. 82)
Dans le même ordre d'idée, un adulte qui se comporte en bébé est tout
aussi grotesque : ainsi le père, gémissant, impotent, que sa femme et sa
fille doivent presque porter dans son lit...
L'intrusion de la machine dans le vivant, ou du vivant dans la machine : si la Métamorphose ignore les machines qui prennent des initiatives humaines (mais le "suicide" de la machine monstrueuse de La Colonie pénitentiaire en donne un bon exemple), les exemples ne manquent pas d'humains mécanisés : dans la première partie, voir la fuite du Fondé de pouvoir, en une sorte de "ralenti" qui décompose ses gestes (p. 41 : "et tout le temps que Gregor parla, il ne se tint pas un instant immobile, mais, sans quitter Gregor des yeux, battit en retraite vers la porte, et ce très progressivement, comme si quelque loi secrète empêchait de quitter la pièce. Il était déjà dans l'antichambre, et, au mouvement brusque qu'il eut pour faire son dernier pas hors de la pièce, on aurait pu croire qu'il venait de se brûler la plante du pied. Et dans l'antichambre il tendit la main droite aussi loin que possible en direction de l'escalier, comme si l'attendait là-bas une délivrance purement surnaturelle.") ; on peut citer aussi, bien entendu, les trois sous-locataires, un trio infernal dont les gestes sont parfaitement synchrones, comme des automates. De façon générale, le comique se fonde sur la répétition des gestes : Grete ouvrant la fenêtre dès qu'elle entre dans la chambre, la mère s'évanouissant ou fuyant, le père frappant avec tout ce qui lui tombe sous la main, les portes qui claquent... Il y a du comique de film muet (Chaplin ou Buster Keaton) chez Kafka !
Ce qui crée le comique, c'est donc moins l'humain, ou l'animal, ou le machinique en tant que tels, mais le franchissement des frontières, la confusion des espèces. On peut penser que le rire procède en réalité d'un malaise : le tabou de l'interspécisme – l'interdit qui frappe la confusion des espèces – produit le rire, mais peut tout aussi bien frapper d'épouvante. De même que l'on peut avoir toute la gamme du comique à l'horreur dans la métamorphose de l'homme en animal ou en machine, de même, dans la Métamorphose de Kafka, le sentiment se partage entre l'amusement et l'horreur, face à l'insecte monstrueux et répugnant qu'est devenu Gregor.
Premier texte :
« Le
fond »
Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d'un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas : il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste.
Nous savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il est bon qu'il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi-même toute la valeur, toute la signification qui s'attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, aux mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants possède : un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d'un être cher. Ces choses-là font partie de nous presque autant que les membres de notre corps, et il n'est pas concevable en ce monde d'en être privé, qu'aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par d'autres objets, d'autres parties de nous-mêmes qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre.
Qu'on
imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu'il aime, mais de
sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de
tout ce qu'il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et
au besoin, dénué de tout discernement,
oublieux de toute dignité : car il n'est pas rare, quand on a tout perdu, de se
perdre soi-même; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la
mort le cœur léger, sans aucune considération d'ordre humain, si ce n'est,
tout au plus, le critère d'utilité. On comprendra alors le double sens du
terme « camp d'extermination » et ce que nous entendons par l'expression «
toucher le fond ».
Primo Levi, Si c’est un homme, Juilliard, 1987, p. 26-27.
Les rapprochements avec La Métamorphose sont flagrants :
L'absence de communication : Gregor, certes, perd progressivement toute voix humaine : à part un "sifflement de serpent" (p. 79), il est absolument muet. Mais il pourrait du moins communiquer par geste, et tente à plusieurs reprises de le faire. Mais sa famille a décidé qu'il n'avait plus rien d'humain, elle ne tente même pas de le comprendre, et fait d'ailleurs comme si lui-même ne comprenait plus le langage humain. Sa sœur, dans la dernière partie, ne prend aucune précaution pour prononcer, en sa présence, sa condamnation.
La dépossession radicale : scène terrible où la mère et la sœur vident la chambre, et où Gregor se rend compte qu'il ne s'agit pas seulement de lui faciliter ses évolutions sur les murs ! Il tentera désespérément de s'accrocher au portrait de la "Dame à la fourrure", pauvre vestige de ses rêveries d'adolescent attardé et frustré...
Il perd jusqu'à son nom : sa sœur le désigne par "das Tier", cette bête. Pourtant elle se trahit, lorsqu'elle utilise, à plusieurs reprises, le pronom "Er" (masculin, et non neutre) pour le désigner : "Er" ne peut s'appliquer qu'à un être humain, à son frère...
Enfin, Gregor, dont on nie l'humanité,
sera finalement sacrifié – non pas tué, mais abandonné à la mort –
et balayé comme un déchet... Il sera devenu un objet "dont on pourra
décider de la vie ou de la mort le cœur léger, sans aucune considération
d'ordre humain..."
Deuxième texte :
«Die
drei Leute vom Labor.»
Primo
Levi, en tant que chimiste, a obtenu le droit de travailler au laboratoire du
camp d’Auschwitz.
Devant les filles du laboratoire, nous nous sentons tous trois mourir de honte et de gêne. Nous savons à quoi nous ressemblons : nous nous voyons l'un l'autre, et il nous arrive parfois de nous servir d'une vitre comme miroir. Nous sommes ridicules et répugnants. Notre crâne est complètement chauve le lundi, et couvert d'une courte mousse brunâtre le samedi. Nous avons le visage jaune et bouffi, tailladé en permanence par la main hâtive du barbier et souvent marqué de bleus et de vilaines plaies. Nous avons un cou long et noueux comme des poulets déplumés. Nos habits sont incroyablement crasseux, couverts de taches de boue, de sang et de gras ; le pantalon de Kandel lui arrive à mi-mollets, découvrant des chevilles anguleuses et poilues; ma veste me pend des épaules comme d'un portemanteau. Nous sommes pleins de puces et souvent nous nous grattons sans retenue ; nous sommes obligés de demander à aller aux latrines avec une fréquence humiliante. Nos sabots de bois, où s'accumulent en couches alternées la boue séchée et la graisse réglementaire, font un bruit épouvantable.
Quant à notre odeur nous y sommes désormais habitués, mais les filles non, et elles ne perdent pas une occasion de nous le faire comprendre. Ce n'est pas une odeur quelconque de malpropreté, c'est l'odeur de Häftling[1], fade et douceâtre, celle qui nous a accueillis à notre arrivée au camp et qui s'exhale, tenace, des dortoirs, des cuisines, des lavabos et des W.-C. du Lager. On l'attrape tout de suite et on ne s'en défait plus : « Si jeune et il pue déjà ! », c'est la formule d'accueil réservée aux nouveaux venus.
Ces filles nous font l'effet de créatures venues d'une autre planète. Ce sont trois jeunes Allemandes, plus une Polonaise, Fräulein Liczba, qui est magasinière, et la secrétaire, Frau Mayer. Elles ont une peau lisse et rosée ; elles portent de jolis vêtements colorés, propres et chauds; elles ont des cheveux blonds, longs et bien coiffés ; elles parlent avec grâce et bonne éducation et, au lieu de ranger et de nettoyer le laboratoire comme elles devraient le faire, elles fument des cigarettes dans les coins, mangent publiquement des tartines de confiture, se liment les ongles, cassent beaucoup d'objets en verre, et cherchent à en faire retomber la faute sur nous. Quand elles balaient, elles balaient nos pieds. Elles ne nous adressent pas la parole et font la moue quand elles nous voient nous traîner à travers le laboratoire, misérables, crasseux, gauches et trébuchant sur nos sabots. Une fois, j'ai demandé un renseignement à Fräulein Liczba ; elle ne m'a pas répondu mais s'est tournée vers Stawinoga d'un air indisposé et lui a parlé d'un ton bref. Je n'ai pas compris la phrase, mais « Stinkjude », je l'ai entendu clairement, et mon sang n'a fait qu'un tour. Stawinoga m'a dit que pour toutes les questions de travail, il fallait s'adresser directement à lui.
Ces jeunes filles chantent, comme chantent toutes les jeunes filles de tous les laboratoires du monde, et cela nous rend profondément malheureux. Elles bavardent entre elles : elles parlent du rationnement, de leurs fiancés, de leurs foyers, des fêtes qui approchent...
– Tu vas chez toi, dimanche ? Moi non, c'est tellement embêtant de voyager !
– Moi j'irai à Noël. Plus que deux semaines, et ce sera de nouveau Noël : c'est incroyable ce que cette année est vite passée !
Cette année est vite passée. L'année dernière, à la même heure, j'étais un homme libre : hors-la-loi, mais libre ; j'avais un nom et une famille, un esprit curieux et inquiet, un corps agile et sain. Je pensais à toutes sortes de choses très lointaines : à mon travail, à la fin de la guerre, au bien et au mal, à la nature des choses et aux lois qui gouvernent les actions des hommes; et aussi aux montagnes, aux chansons, à l'amour, à la musique, à la poésie. J'avais une confiance énorme, inébranlable et stupide dans la bienveillance du destin, et les mots « tuer » et « mourir » avaient pour moi un sens tout extérieur et littéraire. Mes journées étaient tristes et gaies, mais je les regrettais toutes, toutes étaient pleines et positives; l'avenir s'ouvrait devant moi comme une grande richesse. De ma vie d'alors il ne me reste plus aujourd'hui que la force d'endurer la faim et le froid ; je ne suis plus assez vivant pour être capable de me supprimer.
Si je parlais mieux l'allemand, je pourrais essayer d'expliquer tout cela à Frau Mayer ; mais elle ne comprendrait certainement pas, et quand bien même elle serait assez intelligente et assez bonne pour comprendre, elle ne pourrait pas supporter ma vue, elle me fuirait, comme on fuit le contact d’un malade incurable ou d ‘un condamné à mort. Ou peut-être me donnerait-elle un bon pour un demi-litre de soupe civile.
Cette
année est vite passée.
Primo Levi, Si c’est un homme, Julliard, 1987, p. 152-154.
[1] Häftling : prisonnier.
Là encore, les rapprochements s'imposent :
L'allure et l'odeur des prisonniers suscitent des réactions d'horreur chez les civils, exactement comme le caractère répugnant du cloporte géant fait frémir Grete et sa mère ; dans les deux cas, les témoins sont incapables de percevoir l'humain sous cette carapace abjecte.
La déshumanisation progressive des témoins apparaît ici : si le portrait des jeunes femmes semble au départ positif, il évolue rapidement vers la descriptions d'attitudes perverses et cruelles : manger devant des hommes qui meurent de faim, balayer leurs pieds, refuser de leur adresser la parole, jusqu'aux insultes : "Stinkjude" (juif puant) qui ravalent les prisonniers au rang de rebut, tout cela témoigne d'une absence de compassion, d'humanité, qui fait frémir. On ne peut que songer à l'évolution de Grete : refuser à l'autre sa part d'humanité, c'est courir le risque de la perdre soi-même...
Enfin, la passivité terrible de la victime : "je ne suis plus assez vivant pour être capable de me supprimer" ; de la même façon, Gregor abandonne toute révolte et accepte passivement la sentence.
Que conclure de ces rapprochements ? Tout d'abord, il serait absurde de voir en Kafka on ne sait quel prophète. Comme tout un chacun, il n'a pu prévoir ni imaginer le génocide qui se préparait, même si, probablement, il a senti les prémisses de la vague d'antisémitisme qui allait emporter toute l'Europe.
Mais ce qu'il a décrit, dans la Métamorphose, comme dans la Colonie Pénitentiaire, c'est le processus de déshumanisation et d'exclusion : de la négation de l'humain en l'autre à son enfermement puis à son extermination, et de l'exclusion de l'autre à la déshumanisation de soi-même. En ce sens, la Métamorphose a une valeur universelle, qui trouvera sa confirmation la plus cruelle dans le nazisme – et dans tous les génocides qui suivront.
La fin de la nouvelle permet d'ailleurs un autre rapprochement : Grete "se lève la première et étire son jeune corps", geste félin, donc animal, qui évoque la jeune et belle panthère qui remplace dans sa cage le "champion de jeûne", mort de faim et balayé avec sa paille souillée dans la nouvelle qui porte son nom... La vie triomphe, mais c'est une vie animale...
Un règlement de compte personnel ?
La figure du père, castrateur et même assassin, violent, paresseux, entêté, égoïste jusqu'à la monstruosité, pourrait le faire penser ; l'on connaît, notamment par la "Lettre au père", les sentiments de Kafka pour son géniteur...
Le monde des employés, et la dénonciation d'un travail aliénant : un monde où les opprimés se font eux-mêmes oppresseurs (le commis "est une créature du patron", p. 26), où l'on passe son temps à se surveiller mutuellement ; le père, qui ne quitte plus son uniforme, incarne cette aliénation, tout comme le fondé de pouvoir. Kafka connaissait bien ce milieu professionnel, qui était le sien
Gregor, un être sensible et
incompris : il est le seul à être réellement ému par la musique, et
à manifester d'autres exigences que purement matérielles : tout comme
Kafka lui-même, qui travaillait le jour et écrivait la nuit... Il
souffre de rapports humains inexistants : sa famille accepte son argent,
mais cela n'a plus rien de chaleureux ; avec ses collègues, les
rapports sont constamment changeants et jamais cordiaux... Il y a très
certainement une part autobiographique dans le tragique isolement de
Gregor - et aussi une part d'auto-ironie.
Un récit tragique ou comique ?
Nous sommes aujourd'hui sensibles
à la tragique situation de Gregor : rejeté, condamné, maltraité
parce que différent. Cela n'est pas sans rappeler des histoires
similaires, comme Elephant Man... La monstruosité, qui conduit
à la solitude, est pathétique.
Pourtant, les contemporains de
Kafka ont perçu le récit comme intensément comique. Cela peut
s'expliquer par la galerie de personnages grotesques, du Fondé de
pouvoir aux locataires, en passant par la famille : tous semblent
correspondre à merveille à la définition de Bergson dans Le Rire :
"le comique, c'est du mécanique plaqué sur du vivant". Les
colères du père, les évanouissements à répétition de la mère, le
discours inadéquat du Fondé de pouvoir, les trois co-locataires, aussi
indissociables que les Dalton ou les Dupond et Dupont... Il y a
incontestablement une "vis comica" chez Kafka.
Une fable ?
Si l'on définit la fable comme "un récit bref, fictif, doté d'une morale explicite ou implicite", peut-on définir la Métamorphose comme une fable ? Assurément, il y a récit fictif. Mais la morale ?
Dénonciation d'une société aussi étouffante qu'aliénante ?
Dénonciation de l'hypocrisie de la famille, qui donne l'apparence de l'union et de l'affection réciproque, mais qui n'est en réalité qu'un groupe de prédateurs ?
Mais la grande question qui traverse le récit est plutôt celle de l'humanité. Qu'est-ce qu'être humain ? Est-on encore humain, malgré l'apparence, lorsque l'on dénie à l'autre toute humanité, tout droit ? Quelles sont les frontières entre l'animalité et l'humanité ? Si Gregor, devenu insecte, reste pleinement humain par ses pensées, ses sentiments, sa sensibilité, sa famille, qui n'a aucune de ces qualités, est-elle digne de l'humanité ?
« LES
COMPOSANTES DE L'EXPRESSION » Le devenir-animal n'a rien de métaphorique. Aucun symbolisme, aucune allégorie. Ce n'est pas davantage le résultat d'une faute ou d'une malédiction, l'effet d'une culpabilité. Comme dit Melville à propos du devenir-baleine du capitaine Achab, c'est un « panorama », non pas un « évangile ». C'est une carte d'intensités. C'est un ensemble d'états, tous distincts les uns des autres, greffés sur l'homme en tant qu'il cherche une issue. C'est une ligne de fuite créatrice qui ne veut rien dire d'autre qu'elle-même. A la différence des lettres, le devenir-animal ne laisse rien subsister de la dualité d'un sujet d'énonciation et d'un sujet d'énoncé, mais constitue un seul et même procès, un seul et même processus qui remplace la subjectivité. Pourtant, si le devenir-animal est l'objet par excellence de la nouvelle, il faut s'interroger sur l'insuffisance des nouvelles à leur tour. On dirait qu'elles sont prises dans une alternative qui les condamne des deux côtés à l'échec, du point de vue du projet de Kafka, quelle que soit leur splendeur littéraire. Ou bien, en effet, la nouvelle sera parfaite et achevée, mais elle va se refermer sur elle-même. Ou bien elle s'ouvrira mais s'ouvrira sur autre chose qui ne pourrait être développé que dans un roman, lui-même interminable. Dans le cas de la première hypothèse, la nouvelle affronte un danger différent de celui des lettres, mais d'une certaine manière analogue. Les lettres avaient à redouter un reflux dirigé contre le sujet d'énonciation ; les nouvelles se heurtent pour leur compte à un sans-issue de l'issue animale, à une impasse de la ligne de fuite (c'est même pour cette raison qu'elles s'achèvent, quand elles le font). Certes, le devenir-animal n’a rien à voir avec un mouvement seulement apparent, comme celui des lettres : si lente soit-elle, la déterritorialisation y est bien absolue ; la ligne de fuite est bien programmée, l'issue est bien creusée. Mais c'est seulement au titre d'un pôle. De même que l'œuf en sa potentialité a deux pôles réels, le devenir-animal est une potentialité douée de deux pôles également réels, un pôle proprement animal et un pôle familial. Nous avons vu comment l'animal en effet oscillait entre son propre devenir inhumain et une familiarisation trop humaine : ainsi le chien des Recherches se fait déterritorialiser par les chiens musiciens du début, mais reterritorialiser, re-œdipianiser par le chien chanteur de la fin, et reste oscillant entre deux « sciences », réduit à invoquer l'avènement d'une troisième science qui le sortirait d'affaire (mais justement cette troisième science ne serait plus l'objet d'une simple nouvelle et exigerait tout un roman...). Et aussi : comment la métamorphose de Grégoire est l'histoire d'une re-œdipianisation qui le mène à la mort, qui fait de son devenir animal un devenir-mort. Non seulement le chien, mais tous les autres animaux oscillent entre un Éros schizo et un Thanatos œdipien. C'est de ce point de vue seulement que la métaphore, avec tout son cortège anthropocentriste, risque de se réintroduire. Bref, les nouvelles animalières sont une pièce de la machine d'expression, distincte des lettres, puisqu'elles n'opèrent plus dans le mouvement apparent, ni dans la distinction de deux sujets ; mais, atteignant au réel, s'écrivant dans le réel lui-même, elles n'en sont pas moins prises dans la tension de deux pôles ou de deux réalités opposables. Le devenir-animal montre effectivement une issue, trace effectivement une ligne de fuite, mais qu'il est incapable de suivre ou d'emprunter lui-même (à plus forte raison, le Verdict reste une histoire œdipienne, et que Kafka présente comme telle, le fils allant à la mort sans même devenir animal, et sans pouvoir développer son ouverture sur la Russie). Alors il faut considérer l'autre hypothèse : non seulement les nouvelles animales montrent une issue qu'elles sont incapables de suivre par elles-mêmes ; mais déjà ce qui les rendait capables de montrer l'issue, c'était autre chose agissant en elles. Et cet autre chose ne peut être vraiment dit que dans des romans, des tentatives de romans, comme troisième composante de la machine d'expression. Car c'est simultanément que Kafka commence des romans (ou tente de développer une nouvelle en roman) et qu'il abandonne les devenirs-animaux pour y substituer un agencement plus complexe. Il fallait donc que les nouvelles, et leurs devenirs-animaux, soient comme inspirés par cet agencement souterrain, mais aussi bien n'aient pu le faire fonctionner directement, et qu'elles n'aient même pas pu l'amener en plein jour. Comme si l'animal était encore trop proche, trop perceptible, trop visible, trop individué, trop territorialisé, le devenir-animal tend d'abord vers un devenir-moléculaire : Joséphine la souris engloutie dans son peuple et « l'innombrable foule des héros de son peuple » ; le chien perplexe devant l'agitation en tous sens des sept chiens musiciens ; l'animal du Terrier incertain devant les mille bruits d'animaux sans doute plus petits qui lui viennent de partout ; le héros de Souvenir du chemin de fer de Kalda, venu chasser l'ours et le loup, n'aura affaire qu'à des meutes de rats, qu'il tue au couteau en les regardant agiter leurs petites mains (et dans A cheval sur un seau de charbon, « sur la neige épaisse dont pas un pouce ne cède, je marche sur la trace des petits chiens arctiques, ma chevauchée a perdu tout sens »). Kafka est fasciné par tout ce qui est petit. S'il n'aime pas les enfants, c'est qu'ils sont pris dans un devenir-grand irréversible ;le règne animal au contraire» touche à la petitesse et à l'imperceptibilité. Mais, plus encore, chez Kafka, la multiplicité moléculaire tend elle-même à s'intégrer ou à faire place à une machine, ou plutôt à un agencement machinique dont les parties sont indépendantes les unes des autres, et qui n'en fonctionne pas moins. Le complexe des chiens musiciens est déjà décrit comme un tel agencement très minutieux. Même quand l'animal est unique, son terrier, lui, ne l'est pas, c'est une multiplicité et un agencement. La nouvelle Blumfeld met en scène un célibataire qui se demande d'abord s'il doit se procurer un petit chien ; mais le relais du chien est assuré par un étrange système moléculaire ou machinique, « deux petites balles de celluloïd blanches à raies bleues qui montent et descendent côte à côte sur le plancher » ; Blumfeld est enfin persécuté par deux stagiaires agissant comme parties d'une machine bureaucratique. Peut-être y a-t-il chez Kafka une situation très particulière du cheval, en tant qu'il est lui-même intermédiaire entre un animal encore et déjà un agencement. En tout cas, les animaux, tels qu'ils sont ou deviennent dans les nouvelles, sont pris dans cette alternative : ou bien ils sont rabattus, refermés sur une impasse, et la nouvelle cesse ; ou bien ils s'ouvrent et se multiplient, creusant des issues partout, mais font place à des multiplicités moléculaires et à des agencements machiniques qui ne sont plus animaux, et ne peuvent être traités pour eux-mêmes que dans des romans. Gilles Deleuze et Félix Gattari, Kafka, pour une littérature mineure, Les Éditions de Minuit, Paris, 1975, pp. 65-69.
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