Kafka, La Métamorphose (1915)

Biographie de Kafka : des liens

Tableau synoptique : Kafka et son époque

Métamorphoses, d'Ovide à Kafka Un curieux insecte
Gregor : un esprit humain dans un corps animal une famille et une société animales Le comique dans la Métamorphose
Les processus de la déshumanisation : Kafka et Primo Levi Conclusion : le sens du récit Texte de Deleuze et Gattari sur Kafka, et essai corrigé.

Kafka (1883-1924).

Il n'est pas utile de reprendre ici la chronologie qui se trouve dans le l'édition Garnier-Flammarion (qui nous servira de référence, conformément au B.O.), p. 181-183. L'on constate que Kafka a vécu à l'extrême fin du XIXème siècle et au tout début du XXème, dans un milieu très particulier : celui de la communauté juive germanophone de Prague (c'est à dire dans un pays majoritairement orthodoxe et de langue tchèque). L'appartenance à une communauté restreinte a pu influencer le sentiment d'étrangeté qui parcourt l'ensemble de son oeuvre ; il était ainsi pris dans un triangle impossible : juif et tchèque, sa famille avait abandonné la langue tchèque de ses origines paysannes pour la langue allemande de la ville ; mais il était ainsi rejeté de la communauté allemande parce que juif, et de la communauté juive tchèque... parce que germanophone ! 

Vous trouverez des indications complémentaires sur quelques sites Internet :

La  Métamorphose n'est pas un récit isolé ; elle s'inscrit au cœur d'une oeuvre qui mérite toute entière d'être connue :

Dates Événements littéraires en Allemagne Événements littéraires hors d'Allemagne Événements politiques Beaux-arts
1883 Naissance de Kafka ; mort de Marx et de Wagner Mort de Tourgueniev ; Zola, Au Bonheur des dames   Mort de Manet et Rossetti ; impressionnisme et pointillisme

 

1884   Huysmans : A Rebours France : chute de Jules Ferry, ministre de la IIIème République Bruckner : 7ème Symphonie
1886   Rimbaud, Les Illuminations   Van Gogh, Renoir, Brahms (4ème symphonie)
1890  Wedekind, L'Éveil du Printemps Claudel, Tête d'Or ; O. Wilde, Le Portrait de Dorian Gray   Démission de Bismarck Mort de Van Gogh ; Cézanne : Joueurs de cartes
1892 Hofmannstahl : Mort du Titien Publications de Mallarmé et J-M de Heredia   Mort de Tchaïkovski
1894     Affaire Dreyfus en France ; en Russie, avènement de Nicolas II Rodin : Les Bourgeois de Calais
1895 T. Fontane, Effi Briest   Création de la CGT en France  
1896   Mort de Verlaine   Mort de Bruckner ; Puccini, La Bohème, R. Strauss : Zarathoustra
1898     Mort de Bismarck  
1900 Mort de Nietzsche   Exposition Universelle à Paris Puccini, La Tosca
1901 Hofmannstahl, Lettre de Lord Chandos ; T. Mann : Les Buddenbrooks   Mort de la Reine Victoria en Angleterre Mort de Toulouse-Lautrec et de Verdi
1902   Mort de Zola   Debussy, Pelléas et Mélisande
1904       Rodin, Le Penseur ; Debussy, La Mer ; Picasso, période bleue
1907 peintures de Kokoschka et poèmes de Rilke Bergson, L'Évolution créatrice Triple Entente Picasso, Les Demoiselles d'Avignon
1909 Kafka, Description d'un combat     Matisse, Delaunay ; début des Ballets Russes de Diaghilev à Paris
1910 Rilke, Cahiers de Malte Laurids Brigge     Matisse, Kandinsky, F. Léger, Chirico ; Stravinsky, L'Oiseau de feu
1911       Mort de G. Mahler ; Blaue  Reiter ; Schönberg
1912 Kafka : rédaction de la Métamorphose et du Verdict ; Rilke, Élégies ; Mort de  Georg Heym Claudel, L'Annonce faite à Marie   Ravel, Daphnis et Chloé
1913 Kafka, Amerika ; Thomas Mann, Mort à Venise ; poèmes de G. Trakl ; Husserl, Phénoménologie Apollinaire, Alcools ; Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes ; Proust, début de la Recherche du temps perdu   Stravinsky, Le Sacre du Printemps
1914

Kafka, La Colonie pénitentiaire

PREMIÈRE GUERRE MONDIALE
1915 Kafka, publication de la Métamorphose     Premiers films de Charlie Chaplin
1916 Freud : Introduction à la psychanalyse ; Kafka, publication du Verdict Barbusse, Le Feu Verdun ; mort de François-Joseph  
1917 Kafka, Un médecin de campagne Pirandello, Chacun sa vérité RÉVOLUTION RUSSE Mort de Rodin, de Degas ;  
1918 mort de Wedekind   Armistice, assassinat de Nicolas II, abdication de Guillaume II, dissolution de l'empire Austro-hongrois Miro, Stravinsky ; mort de Debussy
1919 Hofmannstahl, La Femme sans ombre ;    Exécution de Rosa Luxemburg ; République de Weimar ; traité de Versailles ; naissance du parti nazi Mort de Renoir ; fondation du Bauhaus à Weimar
1920  Jünger, Sur les Falaises de marbre     Fauré, Ravel
1921   Claudel, Le Soulier de satin ;    Max Ernst
1922 Rilke, Sonnets à Orphée ; Kafka, Le Château ; Mort de Proust ; Joyce, Ulysse Prise du pouvoir en Italie par Mussolini  
1923   Mort de Barrès, Loti ; Jules Romain, Knock Occupation de la Ruhr ; putsch de Hitler à Munich ; Lénine abandonne le pouvoir  
1924 Mort de Kafka ; Th. Mann, La Montagne magique Manifeste du Surréalisme Mort de Lénine Mort de Puccini, Fauré ; Honegger, Pacific 231

Métamorphoses, d'Ovide à Kafka

Dans l'imaginaire populaire, la métamorphose animale représente l'un des motifs privilégiés du fantastique, voire de l'horreur.

Métamorphoses réversibles :

La métamorphose réversible est en général une histoire qui se termine bien : un prince ou une princesse changés en bête (fauve ou grenouille, suscitant horreur ou dégoût), qui retrouvera son aspect initial au terme d'une série d'épreuves. L'archétype de ce genre de récit est La Belle et la Bête, récit et film de Jean Cocteau.

Autre exemple, de l'Antiquité celui-là, de métamorphose réversible : L'Âne d'or, d'Apulée. Un jeune homme est victime d'une erreur de manipulation de sa petite amie, sorcière maladroite, et il se retrouve changé en âne ! Au terme de toute une série de mésaventures, il trouvera enfin le moyen de reprendre sa forme initiale, en mangeant des roses... Il y aura gagné une initiation philosophique !

On peut penser que de telles métamorphoses sont le reflet populaire de la croyance en la métempsycose, ou plus exactement la métemsomatose, croyance dont le philosophe et mathématicien Pythagore a été le plus célèbre représentant, mais dont on trouve également des traces chez Platon (voir Phèdre, par exemple) : après la mort, l'âme qui n'a pas su trouver le chemin du Bien ne peut se libérer du cycle de l'éternelle répétition ; elle est condamnée à un nouveau passage sur terre, sous une forme qui correspond à sa nature et à ses actes ; elle peut ainsi se réincarner dans un animal (moins noble que l'homme) ou un végétal... L'âme ne sortira du cercle infernal des réincarnations qu'en trouvant le chemin du Bien.

Métamorphoses irréversibles :

Les métamorphoses réversibles donnent une chance de retrouver sa forme initiale, voire de progresser. Mais il est une autre sorte de métamorphose, plus tragique : celle qui ne connaît pas de retour.

C'est le cas d'un texte qui a enthousiasmé toute l'époque classique : les Métamorphoses d'Ovide, texte extrêmement connu qui a entre autres influencé La Fontaine. Ovide a collationné et réuni tous les récits de l'antiquité racontant une transformation. Certaines sont heureuses : Philémon et Baucis changés en arbres pour ne pas être séparés par la mort. La plupart sont tragiques, et résultent de la colère, parfois injuste, toujours dévastatrice, des Dieux contre des mortels...

Ovide nous présente, avec une précision baroque, le moment où l'être humain se transforme progressivement, tout en gardant sa sensibilité humaine ; son récit s'achève au moment où la métamorphose est complètement terminée.

Voici par exemple la transformation de Niobé en pierre, après la perte de tous ses enfants :

"Veuve de son époux, ayant perdu tous ses enfants, Niobé s'assied au milieu d'eux. Tant de malheurs ont épuisé sa sensibilité. Déjà le vent n'agite plus ses longs cheveux. Son sang s'est arrêté, et son visage a perdu sa couleur. Son œil est immobile. Tout cesse de vivre en elle. Sa langue se glace dans sa bouche durcie. Le mouvement s'arrête dans ses veines. Sa tête n'a plus rien de flexible; ses bras et ses pieds ne peuvent se mouvoir. Ses entrailles sont du marbre. Cependant ses yeux versent des pleurs. Un tourbillon l'emporte dans sa patrie. Là, placée sur le sommet d'une montagne, elle pleure encore, et les larmes coulent sans cesse de son rocher."
                                                           Ovide, Métamorphoses, livre VI, v. 301-312.

Plus tragique encore, l'histoire de Callisto : si Niobé avait défié les Dieux, la nymphe, elle, est pleinement innocente. Violée par Jupiter malgré sa résistance, elle est chassée par Diane ; enceinte, elle accouche d'un petit Arcas, qui suscite la colère de Junon, épouse de Jupiter...

[466] Depuis longtemps l'épouse du dieu qui lance la foudre connaissait l'aventure de Callisto; mais elle avait renvoyé sa vengeance à des temps plus favorables; maintenant ils étaient arrivés. Arcas était déjà né de la nymphe sa rivale. Elle n'eut pas plutôt jeté ses regards sur cet enfant, que, transportée de colère, elle s'écria : "Malheureuse adultère, fallait-il donc que ta fécondité rendît plus manifestes et le crime de Jupiter et la honte de sa compagne ! Mais je serai vengée, et je te ravirai cette beauté fatale dont tu es si fière, et qui plut trop à mon époux."

[476] Elle dit, et saisissant la nymphe par les cheveux qui couronnent son front, elle la jette et la renverse à terre. Callisto suppliante lui tendait les bras, et ses bras se couvrent d'un poil noir et hérissé. Ses mains se recourbent, s'arment d'ongles aigus, et lui servent de pieds; sa bouche, qui reçut les caresses de Jupiter, s'élargit hideuse et menaçante. Et voulant que ses discours et ses prières ne puissent jamais attendrir sur ses malheurs, Junon lui ravit le don de la parole. Il ne sort, en grondant, de son gosier, qu'une voix rauque, colère, et semant la terreur. Callisto devient ourse; mais, sous cette forme nouvelle, elle conserve sa raison. Des gémissements continuels attestent sa douleur; et levant, vers le ciel, les deux pieds qui furent ses deux mains, elle sent l'ingratitude de Jupiter, et ne peut l'exprimer. Combien de fois, n'osant demeurer seule dans les forêts, erra-t-elle autour de sa maison et dans les champs qui naguère étaient son héritage ! combien de fois fut-elle poussée, par les cris des chiens, à travers les montagnes ! Celle dont la chasse avait été l'exercice habituel, fuyait épouvantée devant les chasseurs. Souvent l'infortunée, oubliant ce qu'elle était elle-même, se cacha tremblante à la vue des bêtes féroces; ourse, dans les montagnes, elle craignait les ours; elle évitait les loups, et Lycaon son père était au milieu d'eux.

                                                               Ovide, Métamorphoses, Livre II, v. 466-495

En somme, le récit de Kafka commence au moment précis où s'achève celui d'Ovide : il nous raconte non la métamorphose  - qui nous est présentée comme un fait naturel, presque anodin, qui étonne à peine Gregor qui en est la victime - mais ce qui la suit : la transformation progressive des relations familiales autour de Gregor, et sa mise à l'écart du monde humain, jusqu'à sa mort.


Une curieuse bestiole

Gregor Samsa se réveille donc un matin, "après des rêves agités", dans la carapace d'un insecte non identifié, et dont Kafka refusera toujours qu'elle soit représentée sur la couverture de la nouvelle. Peut-on néanmoins en avoir quelque idée ?

Au terme de la première partie, Gregor garde encore les réflexes, les sentiments et même un peu la voix d'un être humain ; mais sa transformation physique est achevée. Sa  carapace, ses petites pattes en font un insecte assez répugnant.

La seconde partie a fait de lui un insecte à part entière ; toute communication lui est désormais impossible avec sa famille - il a perdu la voix - et celle-ci lui manifeste avec violence son hostilité (son père le bombarde de pommes).

La métamorphose de Gregor s'apparente donc à un récit fantastique : il se transforme en un animal qui évoque des animaux réels, mais sans toutefois pouvoir leur être complètement assimilé : ses proportions sont monstrueuses, sa forme réelle reste floue (nombre de ses pattes, forme très ronde de son corps). En revanche, ses habitudes, goûts alimentaires, attirance vers la fenêtre, promenades sur les murs et le plafond) sont bien celles d'un insecte.

Toute la tragédie de Gregor tient au fait que, comme chez Ovide, la métamorphose reste incomplète. Gregor conserve jusqu'à la fin le souvenir de sa vie antérieure (même si ses souvenirs deviennent flous), le souci de sa famille, son amour pour sa mère et sa sœur, sa crainte de son père. Il assiste impuissant à leur peur, à leur dégradation sociale et morale, et s'en estime responsable. Il se sent coupable à leur égard, et son acceptation finale de la mort s'apparente à un suicide. Cette métamorphose inachevée se traduit par le monologue intérieur : la plus grande partie du récit est relatée du point de vue de Gregor.


Gregor : un esprit humain dans un corps animal

Si La Métamorphose est le récit de la déshumanisation progressive de Gregor, transformé d'abord en insecte, progressivement privé de tout contact avec les humains, et finalement changé en cadavre "plat et sec" que la dernière bonne désigne comme "la chose d'à côté" (p. 95), en revanche, il garde seul un esprit humain.

Gregor demeure donc tel qu'en lui-même, malgré l'incroyable malheur et la transformation physique qu'il subit. Soumis à l'autorité, amoureux de l'ordre, dévoué jusqu'à l'abnégation à sa famille, il reste jusqu'au bout une victime. Violemment rejeté par les siens (mais a-t-il jamais été apprécié pour lui-même ? n'a-t-il pas été seulement celui que l'on exploite, tout naturellement ?) il continue de les aimer et de s'inquiéter pour eux. Il est le seul à manifester quelque sensibilité humaine, tous les autres sans exception, y compris Grete, n'accomplissant jamais que les actes mécaniques de s'habiller, de  manger, de travailler... sans que jamais ne les effleure la moindre inquiétude spirituelle !


Un être humain dans une famille et une société de cloportes.

Dans La Métamorphose, tous les êtres humains semblent déshumanisés, transformés en automates au comportement monstrueux et absurde.

Les comparses : le Fondé de pouvoir et les trois sous-locataires.

Au travers de ces types humains, Kafka dénonce une société qu'il connaît bien : celle des bureaux, des petits employés, de la toute petite bourgeoisie à la fois soumise à la hiérarchie, et prête à toutes les mesquineries pour y monter.

La famille : une métamorphose ?

Le père ne se métamorphose donc pas vraiment : il demeure tel qu'en lui-même, capricieux, infantile, despotique et lâche. C'est d'ailleurs à la soeur, un jeune fille de dix-sept ans, qu'il appartiendra de prendre la décision finale, de se débarrasser de Gregor (p. 87).


Les mécanismes de l'exclusion : comparaison avec deux textes de Primo Levi.

« Le fond »

Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d'un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas : il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste.

Nous savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il est bon qu'il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi-même toute la valeur, toute la signification qui s'attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, aux mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants possède : un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d'un être cher. Ces choses-là font partie de nous presque autant que les membres de notre corps, et il n'est pas concevable en ce monde d'en être privé, qu'aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par d'autres objets, d'autres parties de nous-mêmes qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre.

Qu'on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu'il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu'il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout  discernement, oublieux de toute dignité : car il n'est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le cœur léger, sans aucune considération d'ordre humain, si ce n'est, tout au plus, le critère d'utilité. On comprendra alors le double sens du terme « camp d'extermination » et ce que nous entendons par l'expression « toucher le fond ». 

Primo Levi, Si c’est un homme, Juilliard, 1987, p. 26-27.

Les rapprochements avec La Métamorphose sont flagrants : 

«Die drei Leute vom Labor.»

Primo Levi, en tant que chimiste, a obtenu le droit de travailler au laboratoire du camp d’Auschwitz. 

Devant les filles du laboratoire, nous nous sentons tous trois mourir de honte et de gêne. Nous savons à quoi nous ressemblons : nous nous voyons l'un l'autre, et il nous arrive parfois de nous servir d'une vitre comme miroir. Nous sommes ridicules et répugnants. Notre crâne est complètement chauve le lundi, et couvert d'une courte mousse brunâtre le samedi. Nous avons le visage jaune et bouffi, tailladé en permanence par la main hâtive du barbier et souvent marqué de bleus et de vilaines plaies. Nous avons un cou long et noueux comme des poulets déplumés. Nos habits sont incroyablement crasseux, couverts de taches de boue, de sang et de gras ; le pantalon de Kandel lui arrive à mi-mollets, découvrant des chevilles anguleuses et poilues; ma veste me pend des épaules comme d'un portemanteau. Nous sommes pleins de puces et souvent nous nous grattons sans retenue ; nous sommes obligés de demander à aller aux latrines avec une fréquence humiliante. Nos sabots de bois, où s'accumulent en couches alternées la boue séchée et la graisse réglementaire, font un bruit épouvantable.

Quant à notre odeur nous y sommes désormais habitués, mais les filles non, et elles ne perdent pas une occasion de nous le faire comprendre. Ce n'est pas une odeur quelconque de malpropreté, c'est l'odeur de Häftling[1], fade et douceâtre, celle qui nous a accueillis à notre arrivée au camp et qui s'exhale, tenace, des dortoirs, des cuisines, des lavabos et des W.-C. du Lager. On l'attrape tout de suite et on ne s'en défait plus : « Si jeune et il pue déjà ! », c'est la formule d'accueil réservée aux nouveaux venus.

Ces filles nous font l'effet de créatures venues d'une autre planète. Ce sont trois jeunes Allemandes, plus une Polonaise, Fräulein Liczba, qui est magasinière, et la secrétaire, Frau Mayer. Elles ont une peau lisse et rosée ; elles portent de jolis vêtements colorés, propres et chauds; elles ont des cheveux blonds, longs et bien coiffés ; elles parlent avec grâce et bonne éducation et, au lieu de ranger et de nettoyer le laboratoire comme elles devraient le faire, elles fument des cigarettes dans les coins, mangent publiquement des tartines de confiture, se liment les ongles, cassent beaucoup d'objets en verre, et cherchent à en faire retomber la faute sur nous. Quand elles balaient, elles balaient nos pieds. Elles ne nous adressent pas la parole et font la moue quand elles nous voient nous traîner à travers le laboratoire, misérables, crasseux, gauches et trébuchant sur nos sabots. Une fois, j'ai demandé un renseignement à Fräulein Liczba ; elle ne m'a pas répondu mais s'est tournée vers Stawinoga d'un air indisposé et lui a parlé d'un ton bref. Je n'ai pas compris la phrase, mais « Stinkjude », je l'ai entendu clairement, et mon sang n'a fait qu'un tour. Stawinoga m'a dit que pour toutes les questions de travail, il fallait s'adresser directement à lui.

Ces jeunes filles chantent, comme chantent toutes les jeunes filles de tous les laboratoires du monde, et cela nous rend profondément malheureux. Elles bavardent entre elles : elles parlent du rationnement, de leurs fiancés, de leurs foyers, des fêtes qui approchent...

– Tu vas chez toi, dimanche ? Moi non, c'est tellement embêtant de voyager !

– Moi j'irai à Noël. Plus que deux semaines, et ce sera de nouveau Noël : c'est incroyable ce que cette année est vite passée !

Cette année est vite passée. L'année dernière, à la même heure, j'étais un homme libre : hors-la-loi, mais libre ; j'avais un nom et une famille, un esprit curieux et inquiet, un corps agile et sain. Je pensais à toutes sortes de choses très lointaines : à mon travail, à la fin de la guerre, au bien et au mal, à la nature des choses et aux lois qui gouvernent les actions des hommes; et aussi aux montagnes, aux chansons, à l'amour, à la musique, à la poésie. J'avais une confiance énorme, inébranlable et stupide dans la bienveillance du destin, et les mots « tuer » et « mourir » avaient pour moi un sens tout extérieur et littéraire. Mes journées étaient tristes et gaies, mais je les regrettais toutes, toutes étaient pleines et positives; l'avenir s'ouvrait devant moi comme une grande richesse. De ma vie d'alors il ne me reste plus aujourd'hui que la force d'endurer la faim et le froid ; je ne suis plus assez vivant pour être capable de me supprimer.

Si je parlais mieux l'allemand, je pourrais essayer d'expliquer tout cela à Frau Mayer ; mais elle ne comprendrait certainement pas, et quand bien même elle serait assez intelligente et assez bonne pour comprendre, elle ne pourrait pas supporter ma vue, elle me fuirait, comme on fuit le contact d’un malade incurable ou d ‘un condamné à mort. Ou peut-être me donnerait-elle un bon pour un demi-litre de soupe civile.

Cette année est vite passée. 

Primo Levi, Si c’est un homme, Julliard, 1987, p. 152-154.



[1] Häftling : prisonnier.

 

Là encore, les rapprochements s'imposent :

Que conclure de ces rapprochements ? Tout d'abord, il serait absurde de voir en Kafka on ne sait quel prophète. Comme tout un chacun, il n'a pu prévoir ni imaginer le génocide qui se préparait, même si, probablement, il a senti les prémisses de la vague d'antisémitisme qui allait emporter toute l'Europe.

Mais ce qu'il a décrit, dans la Métamorphose, comme dans la Colonie Pénitentiaire, c'est le processus de déshumanisation et d'exclusion : de la négation de l'humain en l'autre à son enfermement puis à son extermination, et de l'exclusion de l'autre à la déshumanisation de soi-même. En ce sens, la Métamorphose a une valeur universelle, qui trouvera sa confirmation la plus cruelle dans le nazisme – et dans tous les génocides qui suivront. 

La fin de la nouvelle permet d'ailleurs un autre rapprochement : Grete "se lève la première et étire son jeune corps", geste félin, donc animal, qui évoque la jeune et belle panthère qui remplace dans sa cage le "champion de jeûne", mort de faim et balayé avec sa paille souillée dans la nouvelle qui porte son nom... La vie triomphe, mais c'est une vie animale...

 


Conclusion : le sens du récit


Et pour finir : la métamorphose comme issue ? Texte de Gilles Deleuze et Félix Gattari, suivi d'un essai :

 

« LES COMPOSANTES DE L'EXPRESSION »

Le devenir-animal n'a rien de métaphorique. Aucun symbolisme, aucune allégorie. Ce n'est pas davantage le résultat d'une faute ou d'une malédiction, l'effet d'une culpabilité. Comme dit Melville à propos du devenir-baleine du capitaine Achab, c'est un « panorama », non pas un « évangile ». C'est une carte d'intensités. C'est un ensemble d'états, tous distincts les uns des autres, greffés sur l'homme en tant qu'il cherche une issue. C'est une ligne de fuite créatrice qui ne veut rien dire d'autre qu'elle-même. A la différence des lettres, le devenir-animal ne laisse rien subsister de la dualité d'un sujet d'énonciation et d'un sujet d'énoncé, mais constitue un seul et même procès, un seul et même processus qui remplace la subjectivité. Pourtant, si le devenir-animal est l'objet par excellence de la nouvelle, il faut s'interroger sur l'insuffisance des nouvelles à leur tour. On dirait qu'elles sont prises dans une alternative qui les condamne des deux côtés à l'échec, du point de vue du projet de Kafka, quelle que soit leur splendeur littéraire. Ou bien, en effet, la nouvelle sera parfaite et achevée, mais elle va se refermer sur elle-même. Ou bien elle s'ouvrira mais s'ouvrira sur autre chose qui ne pourrait être développé que dans un roman, lui-même interminable. Dans le cas de la première hypothèse, la nouvelle affronte un danger différent de celui des lettres, mais d'une certaine manière analogue. Les lettres avaient à redouter un reflux dirigé contre le sujet d'énonciation ; les nouvelles se heurtent pour leur compte à un sans-issue de l'issue animale, à une impasse de la ligne de fuite (c'est même pour cette raison qu'elles s'achèvent, quand elles le font). Certes, le devenir-animal n’a rien à voir avec un mouvement seulement apparent, comme celui des lettres : si lente soit-elle, la déterritorialisation y est bien absolue ; la ligne de fuite est bien programmée, l'issue est bien creusée. Mais c'est seulement au titre d'un pôle. De même que l'œuf en sa potentialité a deux pôles réels, le devenir-animal est une potentialité douée de deux pôles également réels, un pôle proprement animal et un pôle familial. Nous avons vu comment l'animal en effet oscillait entre son propre devenir inhumain et une familiarisation trop humaine : ainsi le chien des Recherches se fait déterritorialiser par les chiens musiciens du début, mais reterritorialiser, re-œdipianiser par le chien chanteur de la fin, et reste oscillant entre deux « sciences », réduit à invoquer l'avènement d'une troisième science qui le sortirait d'affaire (mais justement cette troisième science ne serait plus l'objet d'une simple nouvelle et exigerait tout un roman...). Et aussi : comment la métamorphose de Grégoire est l'histoire d'une re-œdipianisation qui le mène à la mort, qui fait de son devenir animal un devenir-mort. Non seulement le chien, mais tous les autres animaux oscillent entre un Éros schizo et un Thanatos œdipien. C'est de ce point de vue seulement que la métaphore, avec tout son cortège anthropocentriste, risque de se réintroduire. Bref, les nouvelles animalières sont une pièce de la machine d'expression, distincte des lettres, puisqu'elles n'opèrent plus dans le mouvement apparent, ni dans la distinction de deux sujets ; mais, atteignant au réel, s'écrivant dans le réel lui-même, elles n'en sont pas moins prises dans la tension de deux pôles ou de deux réalités opposables. Le devenir-animal montre effectivement une issue, trace effectivement une ligne de fuite, mais qu'il est incapable de suivre ou d'emprunter lui-même (à plus forte raison, le Verdict reste une histoire œdipienne, et que Kafka présente comme telle, le fils allant à la mort sans même devenir animal, et sans pouvoir développer son ouverture sur la Russie).

Alors il faut considérer l'autre hypothèse : non seulement les nouvelles animales montrent une issue qu'elles sont incapables de suivre par elles-mêmes ; mais déjà ce qui les rendait capables de montrer l'issue, c'était autre chose agissant en elles. Et cet autre chose ne peut être vraiment dit que dans des romans, des tentatives de romans, comme troisième composante de la machine d'expression. Car c'est simultanément que Kafka commence des romans (ou tente de développer une nouvelle en roman) et qu'il abandonne les devenirs-animaux pour y substituer un agencement plus complexe. Il fallait donc que les nouvelles, et leurs devenirs-animaux, soient comme inspirés par cet agencement souterrain, mais aussi bien n'aient pu le faire fonctionner directement, et qu'elles n'aient même pas pu l'amener en plein jour. Comme si l'animal était encore trop proche, trop perceptible, trop visible, trop individué, trop territorialisé, le devenir-animal tend d'abord vers un devenir-moléculaire : Joséphine la souris engloutie dans son peuple et « l'innombrable foule des héros de son peuple » ; le chien perplexe devant l'agitation en tous sens des sept chiens musiciens ; l'animal du Terrier incertain devant les mille bruits d'animaux sans doute plus petits qui lui viennent de partout ; le héros de Souvenir du chemin de fer de Kalda, venu chasser l'ours et le loup, n'aura affaire qu'à des meutes de rats, qu'il tue au couteau en les regardant agiter leurs petites mains (et dans A cheval sur un seau de charbon, « sur la neige épaisse dont pas un pouce ne cède, je marche sur la trace des petits chiens arctiques, ma chevauchée a perdu tout sens »). Kafka est fasciné par tout ce qui est petit. S'il n'aime pas les enfants, c'est qu'ils sont pris dans un devenir-grand irréversible ;le règne animal au contraire» touche à la petitesse et à l'imperceptibilité. Mais, plus encore, chez Kafka, la multiplicité moléculaire tend elle-même à s'intégrer ou à faire place à une machine, ou plutôt à un agencement machinique dont les parties sont indépendantes les unes des autres, et qui n'en fonctionne pas moins. Le complexe des chiens musiciens est déjà décrit comme un tel agencement très minutieux. Même quand l'animal est unique, son terrier, lui, ne l'est pas, c'est une multiplicité et un agencement. La nouvelle Blumfeld met en scène un célibataire qui se demande d'abord s'il doit se procurer un petit chien ; mais le relais du chien est assuré par un étrange système moléculaire ou machinique, « deux petites balles de celluloïd blanches à raies bleues qui montent et descendent côte à côte sur le plancher » ; Blumfeld est enfin persécuté par deux stagiaires agissant comme parties d'une machine bureaucratique. Peut-être y a-t-il chez Kafka une situation très particulière du cheval, en tant qu'il est lui-même intermédiaire entre un animal encore et déjà un agencement. En tout cas, les animaux, tels qu'ils sont ou deviennent dans les nouvelles, sont pris dans cette alternative : ou bien ils sont rabattus, refermés sur une impasse, et la nouvelle cesse ; ou bien ils s'ouvrent et se multiplient, creusant des issues partout, mais font place à des multiplicités moléculaires et à des agencements machiniques qui ne sont plus animaux, et ne peuvent être traités pour eux-mêmes que dans des romans.

 

Gilles Deleuze et Félix Gattari, Kafka, pour une littérature mineure, Les Éditions de Minuit, Paris, 1975, pp. 65-69.