TIBULLE (48 -19 av. J-C)

Élégies, livre I
Élégie III, l'âge d'or
Élégie X, condamnation de la guerre
Élégies, livre II
Élégie IV
Élégies, livre III

Biographie (48-19 av. J-C)

Albius Tibullus était un chevalier romain : honnête aisance, goût pour la vie champêtre. Il possédait un domaine à Pedum, près de Tibur. Il reçut une éducation soignée.

En 31, il entre dans le cercle d’écrivains et de jeunes gens de bonne famille protégés par Valerius Messala Corvinus, homme de haute naissance, rallié à Octave, qui exerça plusieurs commandements militaires et obtint le triomphe en 27.

Tibulle fit partie de son état-major, le suivit en Aquitaine, et s’apprêtait à le suivre en Orient lorsqu’il tomba malade en 29. Il renonce alors à ses rêves de gloire militaire et de richesse.

Messala lui conserve son amitié : chez lui, Tibulle connut Ovide et Horace, dont il fut l’ami.

Il consacre ses dernières années à la vie campagnarde, et à la poésie ; il meurt à 29 ans, quelques semaines après Virgile (mort le 21 septembre 19).

Il laisse deux livres d’Élégies. Un 3ème livre contient des imitations et diverses pièces d’auteurs de son cercle (le « corpus tibullianum »).

L’âge d’or

Quam bene Saturno uiuebant rege, priusquam                35      
     Tellus in longas est patefacta uias!
Nondum caeruleas pinus contempserat undas,
     Effusum uentis praebueratque sinum,
Nec uagus ignotis repetens conpendia terris
     Presserat externa nauita merce ratem.                       40
Illo non ualidus subiit iuga tempore taurus,
     Non domito frenos ore momordit equus,
Non domus ulla fores habuit, non fixus in agris,
     Qui regeret certis finibus arua, lapis.
Ipsae mella dabant quercus, ultroque ferebant                45   
     Obuia securis ubera lactis oues.
Non acies, non ira fuit, non bella, nec ensem
     Inmiti saeuus duxerat arte faber.
Nunc Ioue sub domino caedes et uulnera semper,
     Nunc mare, nunc leti mille repente uiae.                    50

Tibulle, Élégies I, 3, u. 35-50

Traduction

Qu’on vivait heureux sous le règne de Saturne, avant que la terre ne se soit ouverte en de longues routes ! Le pin n’avait pas encore bravé les ondes azurées ni présenté aux vents le gonflement de la voile déployée ; errant à la poursuite du gain en des terres inconnues, un marin n’avait pas encore chargé son navire d’une marchandise étrangère. En ce temps-là le taureau vigoureux n’a pas subi le joug, le cheval n’a pas mordu le frein de sa gueule domptée ; aucune maison n’avait de portes, on n’enfonçait pas de pierre dans les champs pour marquer exactement les limites des propriétés. D’eux-mêmes les chênes donnaient du miel, et spontanément les brebis venaient offrir le lait de leurs mamelles aux hommes insoucieux. Il n’y avait pas d’armée, pas de colère, pas de guerres, et le cruel forgeron, de son art impitoyable, n’avait pas façonné l’épée. Aujourd’hui, sous la domination de Jupiter, toujours des meurtres et des blessures, aujourd’hui la mer, aujourd’hui soudain mille routes vers la mort.

Condamnation de la guerre, éloge de la paix

Quis fuit, horrendos primus qui protulit enses?
     Quam ferus et uere ferreus ille fuit!
Tum caedes hominum generi, tum proelia nata,
     tum breuior dirae mortis aperta uia est.
An nihil ille miser meruit, nos ad mala nostra
     uertimus, in saeuas quod dedit ille feras?
Diuitis hoc uitium est auri, nec bella fuerunt,
     faginus adstabat cum scyphus ante dapes.
Non arces, non uallus erat, somnumque petebat
     securus sparsas dux gregis inter oues.          10
Tunc mihi uita foret, Valgi, nec tristia nossem
     arma nec audissem corde micante tubam.
Nunc ad bella trahor, et iam quis forsitan hostis
     haesura in nostro tela gerit latere.
Sed patrii seruate Lares : aluistis et idem,
     cursarem uestros cum tener ante pedes.
Neu pudeat prisco uos esse e stipite factos :
     sic ueteris sedes incoluistis aui.
Tunc melius tenuere fidem, cum paupere cultu
     stabat in exigua ligneus aede deus          20
hic placatus erat, seu quis libauerat uua,
     seu dederat sanctae spicea serta comae,
atque aliquis uoti compos liba ipse ferebat
     postque comes purum filia parua fauum.
At nobis aerata, Lares, depellite tela,
* * *
25a
* * *
25b
     hostiaque e plena rustica porcus hara.
Hanc pura cum ueste sequar myrtoque canistra
     uincta geram, myrto uinctus et ipse caput.
Sic placeam uobis: alius sit fortis in armis
     sternat et aduersos Marte fauente duces,          30
ut mihi potanti possit sua dicere facta
     miles et in mensa pingere castra mero.
Quis furor est atram bellis accersere Mortem ?
     Imminet et tacito clam uenit illa pede.
Non seges est infra, non uinea culta, sed audax
    Cerberus et Stygiae nauita turpis aquae ;
illic percussisque genis ustoque capillo
    errat ad obscuros pallida turba lacus.
Quin potius laudandus hic est, quem prole parata
     occupat in parua pigra senecta casa          40
Ipse suas sectatur oues, at filius agnos,
     et calidam fesso conparat uxor aquam.
Sic ego sim, liceatque caput candescere canis,
     temporis et prisci facta referre senem.
Interea Pax arua colat : Pax candida primum
     duxit araturos sub iuga curua boues ;
Pax aluit uites et sucos condidit uuae,
     funderet ut nato testa paterna merum,
Pace bidens uomerque nitent – at tristia duri
     militis in tenebris occupat arma situs          50

***
rusticus e lucoque uehit, male sobrius ipse,
     uxorem plaustro progeniemque domum.
Sed Veneris tunc bella calent, scissosque capillos
     femina perfractas conqueriturque fores ;
flet teneras subtusa genas, sed uictor et
     flet sibi dementes tam ualuisse manus.
At lasciuus Amor rixae mala uerba ministrat,
     inter et iratum lentus utrumque sedet.
A lapis est ferrumque, suam quicumque puellam
     uerberat : e caelo deripit ille deos.          60
Sit satis e membris tenuem rescindere uestem,
     sit satis ornatus dissoluisse comae,
sit lacrimas mouisse satis : quater ille beatus,
     quo tenera irato flere puella potest ;
sed manibus qui saeuus erit, scutumque sudemque
     is gerat et miti sit procul a Venere.
At nobis, Pax alma, ueni spicamque teneto,
     praefluat et pomis candidus ante sinus.

Tibulle, Élégies I, 10

Qui fut celui qui, le premier, apporta les horribles épées ? Qu’il fut farouche et vraiment de fer ! Alors naquirent les meurtres, alors les combats pour le genre humain, alors la voie fut ouverte, plus courte, de la mort cruelle. Mais ce misérable ne fut coupable de rien, n’est-ce pas nous qui nous tournons vers nos propres maux ce qu’il nous a donné contre les bêtes sauvages ? C’est la faute de l’or riche, et il n’y eut pas de guerres, lorsque devant ses plats se tenait une coupe de hêtre. Il n’y avait ni citadelles, ni fossé, et le conducteur du troupeau, tranquille, trouvait le sommeil parmi ses brebis éparpillées. C’est alors que j’aurais dû vivre, Valgius, je n’aurais pas connu les tristes armes, et je n’aurais pas entendu la trompette, le cœur battant. Maintenant on me traîne à la guerre et déjà peut-être quelque ennemi porte les traits destinés à se planter dans notre flanc. (15) Mais sauvez-moi, Lares paternels : vous m’avez, vous aussi, nourri, alors que tout petit, je courais çà et là devant vos pieds. N’ayez pas honte d’avoir été faits, vous, d’une vieille souche : c’est ainsi que vous avez habité l’antique demeure de mon aïeul. Alors on conservait mieux sa foi, lorsque par un pauvre culte un dieu de bois se dressait dans un temple exigu ; celui-ci était apaisé, soit qu’on lui offrît en libation une grappe de raisin, soit que l’on donnât à sa chevelure sacrée des couronnes d’épis, et quelqu’un dont le vœu avait été exaucé apportait lui-même des gâteaux, et sa petite fille qui l’accompagnait, portait un pur rayon de miel. Mais, Lares, écartez de nous les traits de bronze [***]
et de ma porcherie pleine < vous aurez> comme victime une truie rustique. Je la suivrai avec un vêtement pur et je porterai une corbeille couronnée de myrte, et ma tête elle-même sera couronnée de myrte. Puissé-je ainsi vous plaire : qu’un autre soit courageux sous les armes et qu’il abatte les chefs ennemis par la faveur de Mars, pour qu’un soldat puisse me raconter ses exploits tandis que je boirai, et peindre sur la table un camp avec du vin ! Quelle folie est-ce de faire venir la noire Mort par les guerres ? Elle menace et déjà vient en secret de son pas silencieux. (35) Il n’y a pas de moissons sous la terre, ni de vignobles, mais l’audacieux Cerbère et le hideux marin de l’eau stygienne ; là les joues meurtries et la chevelure brûlée, une foule livide erre près des lacs obscurs. Il est de fait bien davantage à louer, celui dont une vieillesse paresseuse s’empare, près de ses enfants, dans sa petite cabane ! Il garde lui-même ses brebis, et son fils ses agneaux, et la femme lui prépare de l’eau chaude quand il est fatigué. Puissé-je être ainsi, et qu’il soit permis à ma tête de blanchir de vieillesse, et, vieillard, de rappeler les faits du temps passé. (45) Entre temps que la Paix cultive nos champs : c’est la blanche Paix qui pour la première fois a conduit les bœufs sous le joug recourbé afin qu’ils labourent ; c’est la Paix qui a nourri les vignes et a enfermé les sucs du raisin, afin que la cruche paternelle verse à son enfant le vin pur, c’est par la paix que brillent le hoyau et le soc – mais la rouille s’empare des tristes armes du cruel soldat dans l’obscurité.
[***]
(51) Le paysan peu sobre lui-même, ramène à la maison sur son chariot sa femme et ses enfants. Mais alors brûlent les guerres de Vénus, et la femme se plaint de ses cheveux arrachés et de sa porte brisée ; elle pleure, s’étant un peu meurtri les joues, mais son vainqueur lui-même pleure sur le fait que ses mains folles aient été si fortes. (57) Mais Amour lascif distribue les mots méchants de la querelle, et reste assis impassible entre l’un et l’autre en colère. Ah ! il est de pierre ou de fer, celui qui frappe son amie : il arrache les dieux du ciel. Qu’il suffise de déchirer le mince vêtement de ses membres, qu’il suffise de dénouer l’ornement de ses cheveux, qu’il suffise de faire naître ses larmes : quatre fois heureux celui qui peut, irrité, faire pleurer une tendre jeune fille ; (65) Mais celui qui sera cruel par ses mains, qu’il porte le bouclier et l’épieu, et qu’il soit loin de la douce Vénus. Quant à nous, Paix nourricière, viens et tiens un épi et que devant toi ta robe blanche laisse couler des fruits !

  • Ferus et ferreus : noter la belle paronomase ! Suivie, v. 2 et 3, d’une anaphore rhétorique : « tum »
  • V. 8 : faginus scyphus : allusion à un âge d’or fondé sur l’absence de tout luxe.
  • V. 15-24 : description du culte très archaïque aux dieux Lares, dieux domestiques latins, peu ou pas anthropomorphisés, et représentés par un simple bloc de bois.
  • li>Hara, ae : étable à cochons ; sans doute manque-t-il ici un vers ou deux.
  • Accersere = arcessere : faire venir
  • Candescere canis : mot à mot « de blanchir par les cheveux blancs ». Cani, canorum = les cheveux blancs, la vieillesse ; noter le jeu sur les sonorités : caput candescere canis
  • Condo, is, ere, condidi, conditum a ici le sens de « mettre en réserve, serrer »
  • Testa, ae : vase en terre cuite, cruche
  • Bidens,entis : le hoyau
    Dictionnaire Gaffiot, p. 217
  • Situs, us a ici le sens d’« abandon prolongé », donc de « rouille ».
  • Vers 64 : il faut contruire ainsi : « quo tenera irato flere puella potest » : une tendre jeune fille (sujet) peut pleurer (verbe) lui étant irrité (abl. absolu).
  • Candidus sinus : mot à mot, « le pli blanc » ; on traduira donc par « ta robe blanche »
  • Élégies, Livre II

    Élégie IV

    Vers 1-16.

    Hic mihi seruitium uideo dominamque paratam :
         iam mihi, libertas illa paterna, uale.
    Seruitium sed triste datur, teneorque catenis,
         et numquam misero uincla remittit Amor,
    et seu quid merui seu nil peccauimus, urit.
         Vror, io ! remoue, saeua puella, faces.
    O ego ne possim tales sentire dolores!
         Quam mallem in gelidis montibus esse lapis,
    stare uel insanis cautes obnoxia uentis,
         naufraga quam uasti tunderet unda maris!
    Nunc et amara dies et noctis amarior umbra est :
         omnia nam tristi tempora felle madent.
    Nec prosunt elegi nec carminis auctor Apollo :
         illa1 caua pretium flagitat usque manu.
    Ite procul, Musae, si non prodestis amanti :
         non ego uos, ut sint bella canenda, colo.

    1. Ce pronom désigne la jeune femme aimée.

    Je vois l'esclavage où je suis et le joug tout prêt d'une maîtresse : adieu donc, liberté de mes pères! Mais l'esclavage qu'on m'impose est triste; je suis tenu par des chaînes, et, malheureux! jamais l'Amour ne relâche mes liens. Soit que j'aie fait une erreur, soit que j'aie commis une faute, il me brûle. Je brûle, oh! éloigne, beauté cruelle, tes torches! Oh! plutôt que de ressentir de pareilles douleurs, j'aimerais mieux n'être qu'une pierre sur des montagnes glacées ou une roche exposée à la fureur des vents, que battent de leurs naufrages les flots de la vaste mer! Maintenant le jour m'est amer et l'ombre de la nuit m'est plus amère encore; un triste fiel abreuve tous mes instants ; c'est en vain que j'écris des élégies et qu'Apollon inspire mon chant : c'est de l'or que sans cesse réclame sa main ouverte. Allez-vous-en, Muses, si vous ne pouvez rien pour un amant; je ne vous honore pas, moi, pour chanter des guerres.