Les Adelphes, Acte III. Gravure de 1493, Bibliothèque de France
La pièce est précédée de deux textes :
Postquam poeta sensit scripturam suam ab iniquis obseruari, et aduorsarios rapere in peiorem partem, quam acturi sumus, indicio de se ipse erit. Vos eritis iudices, laudin an uitio duci id factum oporteat. Synapothnescontes Diphili comoediast : eam Commorientes Plautus fecit fabulam. In Graeca adulescens est, qui lenoni ieripit meretricem in prima fabula : eum Plautus locum reliquit integrum. Eum hic locum sumpsit sibi in Adelphos, uerbum de uerbo expressum extulit. Eam nos acturi sumus nouam : pernoscite furtumne factum existumetis an locum reprehensum, qui praeteritus negligentia est. Nam quod isti dicunt maliuoli, homines nobiles eum adiutare adsidueque una scribere : quod illi maledictum uehemens esse existumant, eam laudem hic ducit maxumam, cum illis placet, qui uobis uniuorsis et populo placent, quorum opera in bello, in otio, in negotio suo quisque tempore usust sine superbia. Dehinc ne exspectetis argumentum fabulae : senes qui primi uenient, hi partem aperient, in agendo partem ostendent. Facite aequanimitas poetae ad scribendum augeat industriam. |
L'auteur s'étant aperçu que la malveillance s'attache à
tous ses ouvrages, et que ses ennemis cherchent à décrier la pièce que nous allons
représenter, vient se dénoncer lui-même. Vous jugerez si l'on doit le louer ou le blâmer
de ce qu'il a fait. Traduction M. Nisard, éditions Garnier-Flammarion n° 609, 1991, p. 49-50. |
Le Prologue est dit par un acteur avant le début de la pièce ; il est ici le porte-parole de l'auteur, qui demande l'appui des spectateurs. Il leur demande d'abord de se faire une opinion : eritis iudices, pernoscite... Puis au v. 22, il leur annonce qu'il ne leur donnera pas l'argument : or le prologue a traditionnellement pour but de résumer le sujet ; son objectif est donc bien de se défendre. Enfin, la tirade se termine par un appel conventionnel à la bienveillance.
Térence commence par comparer trois pièces : une de l'auteur grec Diphile, une de Plaute, et
la sienne. Il réfute une accusation de plagiat à l'égard de Plaute : il n'a repris à Diphile que
la partie de sa pièce que Plaute avait négligée. Pour nous, certes, il paraît curieux que l'on
puisse copier une pièce grecque ; mais pour les Romains, cette
Scipion
Enfin, il fait face à une accusation bien classique, à laquelle Molière, par exemple, sera également confronté : ses protecteurs, en l'occurrence Scipion et son cercle d'amis, seraient les véritables auteurs de ses pièces... Térence reste ici dans le vague ; il répond par un hommage à ses protecteurs. Or ceux-ci sont des intellectuels, amateurs d'hellénisme : on en trouvera trace dans la pièce, dans le débat entre les "deux éducations"...
Elle met en scène deux garçons, Eschine et Ctésiphon, tous deux fils de Déméas. Le frère de Déméas,
Micion, n'en a aucun. Déméas donne alors à Micion, en adoption, son fils Eschine et garde Ctésiphon avec
lui. Ctésiphon s'éprend d'une joueuse de cithare, mais leur relation est tenue cachée. Eschine sert d'alibi :
il dit que c'est lui qui est amoureux de la musicienne et l'enlève pour son frère.
Mais quelque temps auparavant Eschine était tombé amoureux de Pamphila et lui avait promis de l'épouser,
puisqu'elle était enceinte. Eschine doit alors épouser Pamphila. Ctésiphon, quant à lui, reprend possession
de la musicienne.
Deux types de conflits transparaissent dans la répartition des personnages :
Micion et Déméa sont deux frères que tout oppose : l'un est relativement riche, citadin, célibataire sans enfant ; il a élevé son neveu comme un fils et l'aime tendrement ; l'autre, plutôt pauvre, paysan, est marié et père de famille et représente la rudesse de l'antique éducation romaine.
Cette opposition apparaît dès la première tirade de Micion (acte I, sc. 1), dans laquelle celui-ci expose la situation.
Les
C'est un être sensible et aimant :
Ego, quia non rediit filius, quae cogito et |
Moi, parce que mon fils n'est pas revenu, que ne vais-je pas me mettre en tête ! Que d'inquiétudes et de tourments ! N'a-t-il pas eu froid ? Aurait-il fait une chute ? Se serait-il brisé quelque membre ? Ah ! Quelle folie ! Livrer son cœur à une affection, se créer des liens auxquels on attache plus de prix qu'à sa propre existence ! |
Plein d'affection pour son fils, il lui passe tout, et se montre d'une indulgence excessive ; il est le chantre d'une éducation que l'on dirait aujourd'hui permissive, voire laxiste. Il se qualifie lui-même de "parens propitius" (v. 31).
En même temps, s'il comprend si bien le désir de son fils adoptif de profiter de tous les plaisirs, c'est que lui-même est probablement un épicurien : "Ego hanc clementem uitam urbanam atque otium secutus sum" (v. 35-36) : "Moi j'ai préféré la vie douce et paisible qu'on mène à la ville..."
Il a donc fui les responsabilités du mariage et de la famille ; cas unique dans la comédie latine, il représente le célibataire citadin, un mode de vie à l'opposé de la morale vieux-romain si chère au cœur des Romains !
Voilà comment Micion le décrit :
Nimium ipse est durus praeter aequumque et bonum, Acte I, v. 64-78 |
Lui-même est trop dur, au-delà de ce qui est juste et bon, et il se trompe grandement, du moins à mon avis, celui qui pourrait croire qu'un pouvoir qui provient de la force est plus solide et plus stable, que celui qui est fondé sur l'amitié. Telle est ma doctrine, et c'est ainsi que je mène mon esprit : celui qui fait son devoir contraint par la peur du châtiment, tant qu'il croit qu'il sera découvert, il fait attention ; s'il espère que cela restera secret, il revient à sa nature. Celui que tu attaches par un bienfait agit de lui-même, il s'efforce de rendre la pareille, que tu sois présent ou absent, il sera le même. Voici ce qui est d'un vrai père, habituer son fils à bien faire spontanément, plutôt que par une crainte étrangère. C'est par là qu'un père diffère d'un maître. Celui qui en est incapable, qu'il reconnaisse qu'il ne sait pas gouverner des enfants. Mais n'est-ce pas précisément celui dont il était question ? Oui c'est bien lui... |
À ce titre, il s'expose naturellement à être bafoué et ridiculisé par tous ceux à qui il voudra imposer son autorité : sa femme, son fils, ses esclaves. Il est l'ancêtre des pères grondeurs et abusifs de Molière, Argan, Géronte, Orgon...
Voici par exemple un beau moment d'ironie : Déméa, dès la seconde scène de l'acte I, révèle à Micion qu'Éschine a enlevé une courtisane :
Fores effregit atque in aedis inruit |
Il a enfoncé une porte et pénétré de vive force dans une maison ; il a battu, laissé pour mort le maître du logis et tous ses gens ; et cela pour enlever une femme dont il était amoureux. Tout le monde crie que c'est une indignité... S'il lui faut un exemple, n'a-t-il pas celui de son frère, qui est tout entier à ses affaires, qui vit à la campagne avec économie et sobriété ? |
Déméa est ici parfaitement aveugle : si Éschine s'est emparé d'une femme (et d'une courtisane, retenue par un leno !) ce n'est pas pour lui-même, mais bien pour le "vertueux" Ctésiphon...
Ce type de personnage est beaucoup plus courant dans la comédie latine (et grecque) : il incarne le "bourru", l'éternel grondeur.
Les deux pères s'opposent aussi sur une véritable théorie de l'éducation.
Déméa semble réagir à l'instinct, alors que Micion a, lui, mûrement réfléchi à sa méthode : c'est lui qui présente le discours le plus structuré.
À l'inverse, les partisans du mos maiorum, autour de Caton l'ancien, veulent sauvegarder les principes d'une éducation rigoriste : soumission de l'individu à la famille et à la cité, austérité, discipline, uirtus (mélange de courage et d'abnégation). L'otium, ce mode de vie consacré à l'étude, à la philosophie, est violemment rejeté au nom de l'idéal du soldat-paysan ; de même, les plaisirs et même l'amour sont condamnés : la seule valeur est celle du travail. Déméa est le digne représentant de cette tendance.
Aucun des deux systèmes éducatifs ne triomphe donc : Micion est ridiculisé, et Déméa contraint de changer. Sans doute la raison est-elle dans un compromis entre une sévérité excessive (et en grande partie dictée par l'avarice), et une indulgence tout aussi excessive, qui n'est plus que complaisance et faiblesse.
Et c'est Déméa qui exprime le mieux ce compromis :
Sed si id uultis potius, quae uos propter adulescentiam |
"Si vous aimez mieux qu'on vous dirige, et qu'on vous reprenne toutes les fois que, grâce à l'inexpérience de votre âge, vous n'y verrez pas trop clair, que la passion vous emportera et que la prudence vous fera défaut ; si vous voulez qu'on vous cède à l'occasion, me voici tout prêt à vous rendre ces services." |
Il y a deux jeunes gens parmi les personnages principaux : Eschine, fils aîné de Déméa et élevé par Micion, et Ctésiphon, son frère cadet.
Eschine, amoureux de Pamphila qu'il a mise enceinte, va aider Ctésiphon, lui-même amoureux d'une musicienne, au risque de mettre sa propre relation en danger. C'est un garçon énergique et dévoué ; son père adoptif ne l'a jamais brimé. Pas même dans le IVème acte (scène 5)
Ctésiphon, élevé dans la sévérité, est timide, craintif, fuyant ; il s'en remet volontiers aux autres, son frère ou les esclaves de celui-ci, notamment Syrus.
Une vraie affection entre Micion et Eschine : le premier n'hésite pas à "manipuler" le second (IV, 5), mais finalement il lui pardonne tout. Micion est un confident, un frère, un ami... mais pas un père classique.
À l'égard de Déméa, la relation d'abord froide, s'humanise à la fin ; Eschine finit par exprimer un respect filial à l'égard de son véritable père, qui prend ainsi sa revanche.
En revanche, il n'y a dans la pièce aucune confrontation directe entre Ctésiphon et Déméa : le fils veut à tout prix éviter son père, et il envoie Syrus à sa place. Syrus alors invente une histoire, et un personnage qui n'a rien à voir avec le vrai Ctésiphon, pour le plus grand plaisir de l'aveugle Déméa : effet comique garanti...
Callidia et Pamphila sont les jeunes femmes aimées des jeunes gens ; mais en réalité elles n'ont aucune épaisseur humaine. La cithariste Callidia n'est qu'un personnage muet ; esclave, elle est traitée comme une marchandise dont on négocie le prix ; et l'on n'entend Pamphila que dans les douleurs de l'accouchement. Bien qu'aimée de tous, elle n'est qu'une silhouette...
Le rapport des jeunes gens et des jeunes filles ne ressemble donc guère à la relation véritablement sentimentale qui unit les jeunes gens de la comédie classique française ; le viol n'est même considéré que comme une action quasiment normale, une faute vénielle que commettent tous les hommes dans leur jeunesse...
Cette satire – classique depuis la comédie grecque – apparaît dès la première tirade de Micion : quand l'homme s'absente de la maison, la seule réaction féminine est la colère et la plainte : "une femme, pour peu que vous tardiez, s'imagine que vous êtes à boire ou à faire l'amour, que vous vous donnez du bon temps, et que tout le plaisir est pour vous, tandis qu'elle a toute la peine" (v. 32-34) : en somme, la femme est à la fois égoïste, méchante et jalouse.
L'on a vu que les jeunes filles n'ont quasiment d'autre rôle que celui de victime passive ; jamais on ne leur demande leur avis ; elles sont de purs objets, et n'ont même pas droit à la parole.
Seule la mère de famille acquiert une certaine épaisseur ; Sostrate, veuve et pauvre, met tout en œuvre pour sauver l'honneur et la situation de sa fille ; mais elle n'a que bien peu de marge de manœuvre, et doit finalement s'en remettre aux hommes... À la fin, Déméa impose à Micion de l'épouser ; mais elle, qu'en pense-t-elle ?