Cicéron, De la Nature des Dieux

Rédigé à la fin de la République, ce dialogue oppose – et renvoie dos à dos – les deux grandes philosophies de l’époque : l’épicurisme et le stoïcisme. Cicéron tente de définir la nature des dieux, et leurs relations avec les hommes. Ce faisant, il passe en revue les représentations des dieux, et les cultes de son temps, livrant ainsi un témoignage incomparable sur la religion romaine à la fin de la République.

Livre I

Le texte suivant est l’incipit de l’ouvrage :

[1,1] I. (1) Cum multae res in philosophia nequaquam satis adhuc explicatae sint, tum perdifficilis, Brute, quod tu minime ignoras, et perobscura quaestio est de natura deorum, quae et ad cognitionem animi pulcherrima est et ad moderandam religionem necessaria. De qua (cum) tam uariae sint doctissimorum hominum tamque discrepantes sententiae, magno argumento esse debeat causam, id est principium philosophiae, esse inscientiam, prudenterque Academici a rebus incertis adsensionem cohibuisse. Quid est enim temeritate turpius aut quid tam temerarium tamque indignum sapientis grauitate atque constantia quam aut falsum sentire aut, quod non satis explorate perceptum sit et cognitum, sine ulla dubitatione defendere? (2) Velut in hac quaestione plerique, quod maxime ueri simile est et quo omnes sese duce natura uenimus, deos esse dixerunt, dubitare se Protagoras, nullos esse omnino Diagoras Melius et Theodorus Cyrenaicus putauerunt. Qui uero deos esse dixerunt, tanta sunt in uarietate et dissensione, ut eorum infinitum sit enumerare sententias. Nam et de figuris deorum et de locis atque sedibus et de actione uitae multa dicuntur, deque is summa philosophorum dissensione certatur ; quod uero maxime rem causamque continet, utrum nihil agant, nihil moliantur, omni curatione et administratione rerum uacent, an contra ab iis et a principio omnia facta et constituta sint et ad infinitum tempus regantur atque moueantur, in primis (quae) magna dissensio est, eaque nisi diiudicatur, in summo errore necesse est homines atque in maximarum rerum ignoratione uersari.
Sunt enim philosophi et fuerunt, qui omnino nullam habere censerent rerum humanarum procurationem deos. Quorum si uera sententia est, quae potest esse pietas, quae sanctitas, quae religio? Haec enim omnia pure atque caste tribuenda deorum numini ita sunt, si animaduertuntur ab is et si est aliquid a deis inmortalibus hominum generi tributum; sin autem dei neque possunt nos iuuare nec uolunt nec omnino curant nec, quid agamus, animaduertunt nec est, quod ab is ad hominum uitam permanare possit, quid est, quod ullos deis inmortalibus cultus, honores, preces adhibeamus? In specie autem fictae simulationis sicut reliquae uirtutes item pietas inesse non potest; cum qua simul sanctitatem et religionem tolli necesse est, quibus sublatis perturbatio uitae sequitur et magna confusio; (4) atque haut scio, an pietate aduersus deos sublata fides etiam et societas generis humani et una excellentissuma uirtus iustitia tollatur.
Sunt autem alii philosophi, et hi quidem magni atque nobiles, qui deorum mente atque ratione omnem mundum administrari et regi censeant, neque uero id solum, sed etiam ab isdem hominum uitae consuli et prouideri; nam et fruges et reliqua, quae terra pariat, et tempestates ac temporum uarietates caelique mutationes, quibus omnia, quae terra gignat, maturata pubescant, a dis inmortalibus tribui generi humano putant, multaque, quae dicentur, in his libris colligunt, quae talia sunt, ut ea ipsa dei inmortales ad usum hominum fabricati paene uideantur. Contra quos Carneades ita multa disseruit, ut excitaret homines non socordes ad ueri inuestigandi cupiditatem. (5) Res enim nulla est, de qua tantopere non solum indocti, sed etiam docti dissentiant; quorum opiniones cum tam uariae sint tamque inter se dissidentes, alterum fieri profecto potest, ut earum nulla, alterum certe non potest, ut plus una uera sit.

Il subsiste dans la philosophie, tu l'ignores, Brutus, moins que personne, beaucoup de problèmes non encore résolus, mais s'il est une recherche particulièrement difficile, c'est celle qui a trait à la nature des dieux, tout enveloppée d'obscurité. Et cependant nulle ne paraît plus nécessaire, tant pour satisfaire notre désir de connaître que pour régler le culte. La diversité, la contrariété des opinions professées à ce sujet par les plus doctes montrent avec une force impossible à méconnaître que la cause, c'est-à-dire l'origine première de la philosophie est le défaut de science certaine et que les Académiciens ont sagement agi en suspendant leur jugement en cas d'incertitude. Quoi de plus honteux qu'une affirmation inconsidérée? et quoi de plus inconsidéré, de plus indigne d'un sage à l'esprit ferme, résolu à rester d'accord avec lui-même, que d'adopter une idée fausse ou, dans un sujet mal exploré, mal connu, de soutenir une opinion sans exprimer aucune hésitation? (2) C'est ainsi qu'en ce qui concerne les dieux, tandis que la plupart des philosophes affirment leur existence, thèse raisonnable et à laquelle la nature nous incline, Protagoras la tient pour douteuse, Diagoras de Mélos et Théodore de Cyrène la nient sans réserve. Parmi ceux qui se prononcent en sa faveur, il y a tant d'avis différents et opposés que ce serait une lourde tâche de les énumérer. On trouve de longs discours sur l'apparente extérieure des dieux, sur le lieu de leur résidence, sur la façon dont ils conduisent leur vie. Sur tous ces points, les philosophes discutent et sont aussi loin que possible de s'entendre. Mais la grande affaire dans ce débat est de savoir si les dieux sont complètement inactifs, ne se mêlent de rien, n'ont aucun souci du monde et ne le gouvernent pas ou si, au contraire, ils sont les architectes et les ordonnateurs de toutes choses, si c'est leur volonté qui les meut et les dirige. Nulle question n'est plus controversée et cependant, à moins qu'on n'arrive à une décision sur ce point, les hommes seront nécessairement dans la pire incertitude et dans l'ignorance des plus hautes vérités.

(3) Il y a eu, il y a encore des philosophes soutenant que les dieux ne se mettent nullement en peine des affaires humaines. Si cette opinion est la vraie, que deviennent la piété, la crainte des dieux, la religion? Nous avons à nous acquitter envers les dieux de beaucoup d'offices et la pureté, la franchise du cœur y sont requises, s'il est vrai que les immortels y ont égard et si, de leur côté, ils font quelque chose pour le genre humain. Si, au contraire, ils ne peuvent ni ne veulent nous être en aide, s'ils n'ont de nous aucun souci et si nos façons d'agir leur sont indifférentes, s'il n'est rien dans notre vie qui atteste leur influence, pourquoi seraient-ils l'objet d'un culte de notre part, à quoi servirait-il de les honorer, de leur adresser des prières? Tout de même que les autres vertus, la piété ne peut consister en un vain simulacre et, la piété disparaissant, la crainte des dieux, la religion s'en vont nécessairement avec elle, notre vie est bouleversée, le désordre règne. (4) Je ne sais en vérité si, la piété venant à manquer, la bonne foi pourrait subsister, si même la rupture du lien social ne s'ensuivrait pas, si la justice, c'est-à-dire la plus haute des vertus, ne serait pas abolie, elle aussi.

D'autres philosophes, en revanche, grands et de plus haute qualité, croient que l'intelligence et le calcul des dieux gouvernent le monde et règlent la destinée, que tout particulièrement la vie humaine est l'objet de leur soin, de leur action providentielle. Selon eux, le grain nourricier et tous les produits du sol, les variations de température, l'ordre régulier des saisons, le déplacement des corps célestes, qui font que les fruits de la terre croissent et viennent à maturité, manifestent l'intention qu'ont eue les dieux immortels de rendre ce monde habitable pour le genre humain. Ces philosophes rassemblent une foule d'exemples que je reproduirai dans le présent ouvrage et tels qu'on peut croire le monde fait tout exprès pour l'usage de l'homme. Carnéade, cependant, a dirigé contre cette doctrine de nombreuses objections et éveillé dans l'âme de ceux d'entre nous qui ont le courage de penser le besoin de rechercher la vérité. style='mso-spacerun:yes'>  (5) Nulle matière n'est plus sujette à discussion aussi bien pour les ignorants que pour les savants et, entre tant d'avis divers et opposés, il se peut qu'aucun ne soit vrai, il est impossible que plus d'un le soit.