Catulle (82-52 avant J-C)
Caius Valerius Catullus naît en 82 (ou 84) à Vérone, dans une
famille aisée. En 68, il vient à Rome, et trouve une société troublée :
conjuration de Catilina en 63, premier triumvirat de Pompée, Crassus et César
en 60... Il mène la vie d'un oisif riche et cultivé, en relation avec les
personnages illustres de son époque : Cicéron, César – qu'il déteste, et
critique violemment dans ses vers ; César lui pardonnera, mais restera blessé
–, Hortensius...
En 62, il fait la connaissance de Clodia, sœur du futur tribun
de la plèbe et ennemi de Cicéron Publius Clodius Pulcher ; il la célèbre
dans ses vers sous le nom de Lesbie. Cette liaison dure de 62 à 58. Cicéron,
en 56, dressera d'elle un portrait insultant, dans le Pro Caelio (il
défendait alors Caelius, ex-amant de Clodia, accusé d'avoir tenté
d'empoisonner celle-ci.)
En 59, il perd son frère, parti en voyage dans la région de
Troie (cf. poème 65)
En 57, il accompagne le propréteur Memmius (ami de Lucrèce et
dédicataire du De Natura rerum) en Bithynie ; il en revint en 56, après avoir
visité les plus belles villes d'Asie mineure.
Il meurt, probablement de phtisie, en 52.
Il nous laisse 116 poèmes, de longueur et de ton extrêmement
variés ; ils sont publiés aux éditions des Belles Lettres, collection
Classiques en poche, dans une traduction de Georges Lafaye (2002)
Rêverie devant une vieille barque
(poème IV)
Phaselus ille, quem uidetis, hospites,
ait fuisse nauium celerrimus,
neque ullius natantis impetum trabis
nequisse praeterire, siue palmulis
opus foret uolare siue linteo.
Et hoc negat minacis Hadriatici
negare litus insulasue Cycladas
Rhodumque nobilem horridamque Thraciam
Propontida trucemue Ponticum sinum,
ubi iste post phaselus antea fuit
comata silua; nam Cytorio in iugo
loquente saepe sibilum edidit coma.
Amastri Pontica et Cytore buxifer,
tibi haec fuisse et esse cognitissima
ait phaselus: ultima ex origine
tuo stetisse dicit in cacumine,
tuo imbuisse palmulas in aequore,
et inde tot per impotentia freta
erum tulisse, laeua siue dextera
uocaret aura, siue utrumque Iuppiter
simul secundus incidisset in pedem ;
neque ulla uota litoralibus deis
sibi esse facta, cum ueniret a mari
nouissimo hunc ad usque limpidum lacum.
sed haec prius fuere: nunc recondita
senet quiete seque dedicat tibi,
gemelle Castor et gemelle Castoris.
Catulle, Poésies, IV |
Vocabulaire :
-
phaselus, i, m. : le
« phaselos » était un bateau mince et allongé qui pouvait
avoir d’assez grandes dimensions ; on peut traduire par « canot »
ou « yacht ».
-
hospites : étrangers,
passants
-
trabs, trabis, f. :
navire (par métonymie : désigne la quille)
-
palmula, ae, f. : pale
de l’aviron ; par métonymie, la rame toute entière.
-
nego, as, are, aui, atum :
dire que ne pas… et aussi nier. Jeu de mots v. 6-7
-
Cycladas : îles
de la mer Égée
-
Rhodum : sur la côte
de Cilicie
-
Thraciam :
adjectif qualifiant Propontida (Propontida = la mer de Marmara)
-
trux, trŭcis :
farouche, sauvage
-
Ponticum sinum :
le Pont-Euxin (mer noire)
-
post : ici,
adverbe, "plus tard"
-
iugum, i, n. peut
designer le sommet, la crête d’une montagne
-
Cytorio in iugo… Amastri :
Le mont Cytore en Paphlagonie était célèbre pour ses bois servant à la
construction des navires. Il dominait la ville d’Amastris
-
ēdō, ĭs,
ĕre, edĭdĭ, editum : faire retentir
-
fretum, i, n. :
mot poétique désignant la mer.
-
pes, pedis : écoute,
« Cordage fixé à l'angle arrière inférieur d'une voile, pour la
maintenir et régler son orientation par rapport au vent. » ; si
Jupiter souffle simultanément sur les deux écoutes, la voile reste bien
droite et le bateau avance.
-
neque ulla uota :
parce qu’il ne s’est jamais trouvé en péril ; les « litoralibus
deis » sont Portunus, Glaucus, Palémon et surtout les Dioscures,
protecteurs de la navigation ; cf. v. 27
- gemelle Castoris = Pollux
Traduction :
Ce canot que vous voyez, étrangers,
dit qu’il fut le plus rapide des navires, et que l’élan de nul bateau
flottant ne put le dépasser, qu’il soit besoin de voler avec les rames ou à
la voile. Et il affirme que ne peuvent le renier le rivage menaçant de l’Adriatique
ni les îles Cyclades, la noble Rhodes ou l’horrible
Propontide de Thrace ni le sauvage Pont-Euxin, où, avant de devenir plus
tard un canot, il fut un bois chevelu ; en effet sur la crête du Cytore il
fit souvent retentir un sifflement dans sa chevelure loquace. Amastris pontique
et Cytore porteur de buis, ces faits vous ont été et vous sont bien connus,
dit le canot : depuis la plus lointaine origine, il dit qu’il s’est
tenu à ton sommet, qu’il a plongé ses rames dans ton eau, et que de là, à
travers tant de mers impossibles à maîtriser, il a transporté son maître,
soit que la brise l’appelât à gauche ou à droite, soit que Jupiter
favorable tombe à la fois sur ses deux écoutes (lui permette d’avancer à
pleines voiles) ; et qu’il n’a jamais fait aucun vœu aux dieux du
littoral, lorsqu’il est venu de la mer la plus lointaine jusqu’à ce lac
limpide. Mais cela est du passé ; à présent, il vieillit dans un repos
à l’écart et se consacre à toi, jumeau Castor, et à toi, jumeau de Castor.
Sirmio, refuge enchanteur (poème 31)
Paeninsularum, Sirmio, insularumque
ocelle,
quascumque in liquentibus stagnis
marique uasto fert uterque Neptunus,
quam te libenter quamque laetus inuiso,
uix mi ipse credens Thuniam
atque Bithunos
liquisse campos et uidere te in tuto.
o quid solutis est beatius curis,
cum mens onus reponit, ac peregrino
labore fessi uenimus larem
ad nostrum,
desideratoque acquiescimus lecto?
hoc est quod unum est pro
laboribus tantis.
salue, o uenusta Sirmio, atque ero gaude
gaudente, uosque, o Lydiae
lacus undae,
ridete quidquid est domi cachinnorum.
Catulle, Poésies, XXXI.
- Ocelle : ce mot s’emploie pour désigner ce qu’il y a de plus précieux dans une
catégorie d’objets. Cf. le français « perle »
- Uterque Neptunus : parce qu’il règne à la fois sur les lacs et les mers (stagna,
mare)
- Thuniam : partie septentrionale de la Bithynie, occupée par les Thynes.
- solutis… curis = animo curis soluto.
-
- larem : le dieu de la maison (façon de dire : notre foyer)
- pro : en échange de, pour salaire de
|
Traduction :
Sirmio, perle des péninsules et des îles, toutes celles que
porte le double Neptune sur les étangs limpides et la vaste mer, avec quel
plaisir et avec quelle joie je te vois, croyant à peine moi-même avoir laissé
la Thynie et les plaines de Bithynie, et te voir en sécurité. Ô qu'y a-t-il
de plus doux, l'âme délivrée des soucis, lorsqu'elle a déposé son fardeau,
et qu'épuisés par l'épreuve du voyage nous revenons à notre foyer, et que
nous trouvons le repos dans un lit désiré ? Voilà l'unique récompense pour
de si grandes peines. Salut, ô belle Sirmio, et réjouis-toi de la joie de ton
maître, et vous, ondes du lac lydien, riez de tous les éclats de rire de ma
maison.
Les noces de Thétis
et Pélée (poème 64)
Du grec ἐπιθαλάμιον,
chant nuptial, l'épithalame a pour origine les chants qui accompagnent
ordinairement la célébration du mariage, comme, en Grèce, le chant d'hymen
ou, à Rome, les chants Fescennins, d'une verve licencieuse. Très tôt, la
poésie lyrique s'empare de ce thème. Déjà, dans la Bible, le psaume XLIV et
le "Cantique des Cantiques" sont sans doute des épithalames.
-
En
Grèce, le genre, d'abord traité par les lyriques
du VIème siècle, Sappho, Pindare,
Anacréon, s'orna d'épisodes mythologiques mêlant au lyrisme le ton de
l'épopée gracieuse. Cf. Théocrite
: épithalame de Ménélas et d'Hélène.)
-
A
Rome, Catulle imita avec élégance ces modèles grecs dans quelques
pièces, notamment le poème 64. En revanche, il y a moins d'imagination et
plus d'artifices chez Stace et Ausone : la tradition latine y allie souvent
l'éloge à la licence des vers fescennins, comme dans l'épithalame de
l'empereur Honorius, de Claudien. Puis le genre finit par s'alourdir de
mythologie pédante, chez Sidoine Apollinaire.
-
Dans
la littérature française, l'épithalame apparaît dès la Renaissance
(Marot, Ronsard), à l'occasion des noces des souverains, mais n'évite
guère les artifices de la poésie officielle. De nos jours, Guillaume
Apollinaire a renouvelé le genre en un style très moderne, dans son
"Poème lu au mariage d'André Salmon" (Alcools). Dans la musique,
certains compositeurs ont repris le thème de l'épithalame, comme Chabrier
dans Gwendoline.
Composition
du poème :
-
v.
1-30 : prologue ; comment l'argonaute Pélée obtint la main de Thétis.
-
v.
31-278 : premier acte : le mariage humain.
-
31-51
: c'est le jour du mariage ; allégresse dans toute la Thessalie ;
description du palais du Roi. Sur le lit nuptial, se trouve un voile
brodé.
-
52-70
: Description de la broderie : Ariane s'éveille sur un rivage désert
de l'île de Dia (Naxos) ; elle voit au loin la voile de Thésée.
-
71-131
: la broderie est oubliée, les personnages s'animent. Flash back : le
poète retrace l'histoire de Thésée et d'Ariane : l'arrivée de
Thésée en Crète, la mort du Minotaure, le départ.
-
132-201
: plaintes d'Ariane abandonnée.
-
202-251
: le châtiment de Thésée : les Euménides invoquées par Ariane font
oublier à Thésée sa promesse de changer la voile noire de son navire
; son père, le croyant mort, se jette dans la mer.
-
252-265
: Bacchus, amoureux d'Ariane, arrive à Dia avec son Thyase ; là se
situe la transition, le retour à la première narration : la tapisserie
est de nouveau présentée comme telle.
-
266-278
: la foule des Thessaliens quitte la demeure de Pélée après la noce.
-
v.
279-382 : Second acte, le mariage divin.
-
v.
279-305 : les dieux et demi-dieux arrivent : Chiron, Pénée (fleuve de
Thessalie), Prométhée, Zeus, Héra et tous leurs enfants, sauf Apollon
et Artémis.
-
306-323
: les Parques ont la vedette ; on les décrit.
-
324-382
: la prédiction des Parques, sous la forme d'un chant avec refrain :
elles annoncent l'histoire d'Achille. Ce procédé, qui permet de
prolonger dans l'avenir l'événement raconté, en le rattachant à
l'Histoire ou à une tradition épique, sera repris par Virgile dans l'Énéide.
-
v.
383-409 : Moralité : les dieux ne viennent plus sur terre visiter les
hommes, depuis que ceux-ci ont sombré dans le crime et l'impiété.
Il
y a donc plusieurs temps dans ce récit, qui s'emboîtent les uns dans les
autres pour former une composition en épyllion.
-
Le
temps de l'histoire I (Thétis et Pélée) : la noce, la broderie se
trouvent dans ce temps fictif, mais la broderie impose une fissure par
laquelle on entre dans le temps de l'histoire II.
-
Histoire
II (Ariane et Thésée), elle-même assez complexe :
A
cela se combine un temps de la narration, double lui aussi :
-
Un
narrateur extradiégétique qui intervient dans l'épithalame ;
-
un
narrateur, à l'intérieur de l'épithalame, qui décrit la tapisserie.
Enfin,
un 3ème temps apparaît avec la prédiction des Parques : le temps d'Achille.
L'unité
du récit est réalisée par l'antithèse de l'amour heureux et de l'amour
malheureux, des noces légitimes et de l'abandon, du positif et du négatif :
l'histoire d'Ariane introduit la tragédie dans une pièce ensoleillée.
Les plaintes
d'Ariane (64, v. 124-201)
saepe illam perhibent ardenti corde furentem
clarisonas imo fudisse e pectore uoces,
125
ac tum praeruptos tristem conscendere montes,
unde aciem pelagi uastos protenderet aestus,
tum tremuli salis aduersas procurrere in undas
mollia nudatae tollentem tegmina surae,
atque haec extremis maestam dixisse querellis,
130
frigidulos udo singultus ore cientem:
"sicine me patriis auectam, perfide, ab aris
perfide, deserto liquisti in litore, Theseu?
sicine discedens neglecto numine diuum,
immemor a! deuota domum periuria portas?
135
nullane res potuit crudelis flectere mentis
consilium? tibi nulla fuit clementia praesto,
immite ut nostri uellet miserescere pectus?
at non haec quondam blanda promissa dedisti
uoce mihi, non haec miserae sperare iubebas,
140
sed conubia laeta, sed optatos hymenaeos,
quae cuncta aereii discerpunt irrita uenti.
nunc iam nulla uiro iuranti femina credat,
nulla uiri speret sermones esse fideles;
quis dum aliquid cupiens animus praegestit apisci,
145
nil metuunt iurare, nihil promittere parcunt:
sed simul ac cupidae mentis satiata libido est,
dicta nihil metuere, nihil periuria curant.
certe ego te in medio uersantem turbine leti
eripui, et potius germanum amittere creui,
150
quam tibi fallaci supremo in tempore dessem.
pro quo dilaceranda feris dabor alitibusque
praeda, neque iniacta tumulabor mortua terra.
quaenam te genuit sola sub rupe leaena,
quod mare conceptum spumantibus exspuit undis,
155
quae Syrtis, quae Scylla rapax, quae uasta Carybdis,
talia qui reddis pro dulci praemia uita?
si tibi non cordi fuerant conubia nostra,
saeua quod horrebas prisci praecepta parentis,
attamen in uestras potuisti ducere sedes,
160
quae tibi iucundo famularer serua labore,
candida permulcens liquidis uestigia lymphis,
purpureaue tuum consternens ueste cubile.
sed quid ego ignaris nequiquam conquerar auris,
externata malo, quae nullis sensibus auctae
165
nec missas audire queunt nec reddere uoces?
ille autem prope iam mediis uersatur in undis,
nec quisquam apparet uacua mortalis in alga.
sic nimis insultans extremo tempore saeua
fors etiam nostris inuidit questibus auris.
170
Iuppiter omnipotens, utinam ne tempore primo
Gnosia Cecropiae tetigissent litora puppes,
indomito nec dira ferens stipendia tauro
perfidus in Cretam religasset nauita funem,
nec malus hic celans dulci crudelia forma
175
consilia in nostris requiesset sedibus hospes!
nam quo me referam? quali spe perdita nitor?
Idaeosne petam montes? at gurgite lato
discernens ponti truculentum diuidit aequor.
an patris auxilium sperem? quemne ipsa reliqui
180
respersum iuuenem fraterna caede secuta?
coniugis an fido consoler memet amore?
quine fugit lentos incuruans gurgite remos?
praeterea nullo colitur sola insula tecto,
nec patet egressus pelagi cingentibus undis.
185
nulla fugae ratio, nulla spes: omnia muta,
omnia sunt deserta, ostentant omnia letum.
non tamen ante mihi languescent lumina morte,
nec prius a fesso secedent corpore sensus,
quam iustam a diuis exposcam prodita multam
190
caelestumque fidem postrema comprecer hora.
quare facta uirum multantes uindice poena
Eumenides, quibus anguino redimita capillo
frons exspirantis praeportat pectoris iras,
huc huc aduentate, meas audite querellas,
195
quas ego, uae misera, extremis proferre medullis
cogor inops, ardens, amenti caeca furore.
quae quoniam uerae nascuntur pectore ab imo,
uos nolite pati nostrum uanescere luctum,
sed quali solam Theseus me mente reliquit,
200
tali mente, deae, funestet seque suosque."
|
V. 124-131 : introduction, description d'Ariane.
- perhibent + prop. infinitive : on rapporte que
- clarisonus, a, um : retentissant
- aestus, us, (masc.) : les flots
- sal, salis (masc) : l'onde salée (poétique)
- tremulus : agité.
- singultus, us : sanglot ; singultus frigidulos cientem : poussant des
sanglots glacés
- udus, a, um : mouillé, humide
Une expression de la passion, en même temps qu'une description en mouvement
: cris, larmes, mouvements violents... Mais en même temps, un "paysage
état d'âme", comme si la nature était à l'unisson de la jeune femme :
monts abrupts (praeruptos montes), flots agités (aestus, tremuli salis).
Hypotypose : tout est fait pour que la scène paraisse vivante ; paysage,
mouvements, détails vestimentaires (mollia tegmina) et physiques (nudata sura).
A noter le contraste entre le feu et la glace : "ardenti corde / frigidulos
singultus" : évolution de la colère à l'abattement proche de la mort, ou
simultanéité de sensations contraires, pour traduire le trouble intense ?
V. 132-153 : début du discours d'Ariane
- Sicine ou siccine : est-ce ainsi que ?
- aueho, is, ere, uexi, uectum : emmener ; me auectam liquisti =
formule "sicilia amissa" : remplace un ablatif absolu.
- linquo, is, ere, liqui : laisser
"perfide / liquisti / Theseu" sont à trois places symétriques
dans le vers 133 : "perfide" = attaque violente du vers, "Théseu"
= au contraire, douceur du soupir ; et au centre se trouve l'île déserte,
"deserto... litore" où Ariane est prisonnière...
- discedo : s'éloigner
- numen : volonté des dieux
- diuum = deorum
- immemor (+ gén.) : oublieux ; construction ambiguë : faut-il
comprendre "neglecto numine diuum" : négligeant la
volonté des dieux, ou "neglecto numine / immemor diuum" :
négligeant la volonté des dieux et oublieux d'eux ? "diuum"
peut fort bien être en facteur commun, et Catulle jouer sur l'ambiguïté.
Au reste, "numen diuum" serait pléonastique.
- portas domum deuota periuria : tu emportes chez toi tes parjures
maudits : Ariane annonce déjà la malédiction qu'elle va prononcer v.
190-201.
Importance du lexique religieux dans tout ce passage : numen, diuum, deuota
periuria, iurare... Thésée a commis un crime, mais surtout un sacrilège,
en trahissant sa parole. Annonce l'appel aux Euménides.
- flecto, is, ere, flexi, flectum : fléchir, émouvoir ; nullane
res potuit ?... la particule -ne est un peu surprenante, car la réponse
est évidente ; on auraît dû avoir nonne. C'est une question rhétorique
qui équivaut à une affirmation très forte, une exclamation. Raisons
métriques : -ne disparaît dans les questions suivantes.
- clementia : bonté, douceur
- praesto (adverbe) : à la disposition de, sous la main
- ut uellet : conséquence. L'imparfait du subjonctif s'explique par
la concordance des temps.
- miseresco, is, ere : prendre pitié de
- crudelis évoque "cruor", le sang ; cruauté
active, qui se plaît à torturer.
Trois questions rhétoriques : rythme ternaire qui s'élargit en rythme
quaternaire par la répétition de la dernière question.
- haec promissa uoce non dedisti mihi : construction "sicilia
amissa" (cf. v. 132) ; uoce se rapporte à promissa (enjambement
qui met en valeur les deux mots : uoce mihi... Une façon pour elle
d'évoquer la voix aimée, et de rapprocher cette voix de "mihi".)
"non haec" sera répété deux fois, chaque fois mis en valeur par
la coupe (trihémimère, puis penthémimère):
Āt nōn /haēc // quōn/dām
nō/bīs prō/mīssă dĕ/dīsti
Vōcě mĭ/hī nōn / haēc // mĭsĕ/rē
spē/rārĕ iŭ/bēbās
- immitis : sans douceur, inhumain
- quondam : jadis
- iubeo : inviter à
- conubium, ii : mariage
- optatus, a, um : ce qui est souhaité, désiré => ce qui est
agréable.
- hymenaeus : hyménée, chant d'hymen ; mot grec, triplement
exotique pour une oreille latine (et donc recherché) : l'aspiration
initiale, le son [u] et la série diphtongue + voyelle de la fin. L'ensemble
se scande "opta/tōs hymĕ/naēōs"
- irritus, a, um : attention, ne veut pas dire irrité ! (iratus)
vain, sans effet.
- discerpo, is, ere, discerpsi, discerptum : disperser
Dans tout ce passage, les verbes ont pour sujet Thésée : Ariane, purement
passive, se considère comme une victime.
- nulla femina credat... nulla speret : syntaxe du souhait
réalisable, ici sans utinam.
- souhait réalisable
- dans le présent : subjonctif présent
- dans le passé : subjonctif parfait
- souhait irréalisable, regret
- dans le présent : subjonctif imparfait
- dans le passé : subjonctif
plus-que-parfait.
Partie sentencieuse, qui permet à Ariane de souffler après des vers très
véhéments. Effet de chiasme, avec une triple répétition de "nil,
nihil" : nil metuunt iurare,
nihil promittere parcunt...
- praegestio, is, ire : désirer avidement
- apiscor, eris, apisci, apiscaptus sum : atteindre, obtenir
- Reprise de la véhémence après la pause : cette fois, Ariane sera sujet
de tous les verbes, et Thésée passif, avant de disparaître dans les vers
152-153 ; rappel du passé et de tout ce que Thésée doit à Ariane ; elle
a même commis un sacrilège, puisqu'elle a trahi son père, provoqué la
mort de son frère, et quitté sa patrie.
- letum, i : la mort
- turbo, inis : tourbillon, trombe
- decerno, creui, cretum : décider
- germanus : frère germain ; Ariane est sœur du Minotaure
- desum, dees, deesse : manquer à, ne pas aider
- fallax, acis : trompeur en amitié
- dilacero, as, are, déchirer, mettre en pièces ; dabor
dilaceranda feris : adjectif verbal remplaçant l'infinitif de but
(règle = dedit mihi libros legendos). "Feris" est
à la fois COI de "dabor" et agent de "dilaceranda"
; quant à praeda, il est attribut du sujet de "dabor".
- ales, alis : oiseau
- tumulare : ensevelir ; terra est un ablatif, complément de
moyen de "tumulabor" : je ne serai pas ensevelie par la
terre jetée sur moi.
Ariane décrit là le sort le plus horrible qui l'attend : faute d'une
sépulture, elle serait condamnée à errer éternellement dans les
intermondes, sans jamais trouver le repos. C'est un châtiment de ce genre
que, dans Antigone, Créon a voulu infliger à Polynice, et
qu'Antigone a voulu lui épargner.
A l'époque de la guerre de Troie, on brûlait les morts ; en revanche,
auparavant on les ensevelissait. S'agit-il d'une volonté d'exactitude
historique chez Catulle... ou d'un anachronisme ? Chez les Romains aussi, on
ensevelissait les défunts... (voir les tombeaux de la Via Appia, à Rome)
- inicio, is, ere, inieci, iniectum : jeter sur
Ariane et Médée : un rapprochement arbitraire ?
Ariane...
- descend du Soleil par sa mère
- pré-achéenne, Barbare de Crète
- Aime le Grec Thésée
- Aide Thésée dans son combat contre le Minotaure
- Tue son frère et trahit son père pour suivre Thésée
- Thésée l'abandonne
- Elle cause la perte du père de Thésée
|
Médée...
- descend du Soleil par son père
- pré-achéenne, Barbare d'Etolie
- Aime le Grec Jason
- Aide Jason dans son combat contre le dragon
- Tue son frère et trahit son père pour suivre Jason
- Jason la trahit
- Elle tue les enfants de Jason
|
Ajoutons que Médée s'était réfugiée auprès d'Égée, père de Thésée
; et que le Pélée de l'épithalame était un
Argonaute, compagnon de Jason...
V. 154-180 :
- famulor, aris, ari, atus sum : servir comme esclave
- permulceo : adoucir, rafraîchir
- consterno, is, ere : joncher
- nauita = nauta : le marin
Image cruelle et tragique d'une princesse, descendante de Zeus, qui accepte,
par amour, de devenir esclave, en sacrifiant à la fois sa famille, sa patrie et
sa liberté : Ariane symbolise l'amour absolu.
V. 180-201 : plainte et malédiction.
- an : mais est-ce que... ? (réponse attendue : non)
- respergo, is, ere, spersi, spersum : asperger, éclabousser
- lentus, a, um (attention ! faux ami !) : flexible
- Non tamen... rupture, marquée par l'opposition "tamen" :
Ariane, après le constat de sa situation désespérée, se reprend, et
cherche la vengeance.
- Prius... quam : tmèse.
- multa, ae (fém.) : amende, punition, condamnation
- comprecor : prier, invoquer
- Scansion :
Caēlēs/tūmquĕ
fĭ/dēm // pōst/rēmā/ cōmprĕcĕr /hōrā
- uindex,
icis : vengeur, vengeresse
- anguinus,
a, um : de serpent
- capillus,
i : chevelure, cheveux
- redimitus,
a, um : participe de redimio, is, ire, ii, itum : couronner
- frons,
frontis, fém. : front
- praeporto,
as, are, aui, atum : porter devant soi, être armé de (on trouve ce verbe
chez Lucrèce, II, 621 ; or il est contemporain de Catulle).
- exspirantes
pectoris irae : les colères s'exhalant du cœur
"Euménides, vous dont le front, couronné d'une chevelure de serpents,
porte les colères qui s'exhalent de votre cœur"
- medulla,
ae : moëlle, cœur, entrailles
- inops
: faible, impuissant
- caeca
amenti furore : aveuglée par une folle colère.
La scandion montre que caeca est un nominatif, qui se rapporte à Ariane :
Cōgŏr ĭ/nōps,
ār/dēns,// ā/mēntī /
caēcă fŭ/rōre
- uanescere
: se dissiper
- nolite
pati : ne veuillez pas souffrir que...
- quali
mente... tali mente : par une telle disposition d'esprit (= l'oubli
amoureux)... par une même disposition (= le défaut de mémoire).
- funesto,
as, are : souiller par un meurtre, rendre funeste.
Conclusion
: le prétexte de la tapisserie est oublié : nous sommes en présence
d'une scène de tragédie, un monologue : composition soignée, éloquence et
pathétique, utilisation de toutes les ressources de l'hexamètre dactylique,
vers épique par excellence. Tout le vocabulaire de la passion amoureuse
(perfide, immemor, crudelis, immitis, misere...) s'y trouve, qui sera repris
dans les plaintes de Didon (Virgile, Énéide, IV), et par Racine.
Une
certaine simplicité du texte : peu d'images, allure austère, rigueur classique
qui fait penser à Sophocle ou à Racine.
Fortune
littéraire du genre : Virgile, Properce, Ovide (Les Héroïdes), la
Cantate de Circé de J-B Rousseau...