Catulle (82-52 avant J-C)

Caius Valerius Catullus naît en 82 (ou 84) à Vérone, dans une famille aisée. En 68, il vient à Rome, et trouve une société troublée : conjuration de Catilina en 63, premier triumvirat de Pompée, Crassus et César en 60... Il mène la vie d'un oisif riche et cultivé, en relation avec les personnages illustres de son époque : Cicéron, César – qu'il déteste, et critique violemment dans ses vers ; César lui pardonnera, mais restera blessé –, Hortensius... 

En 62, il fait la connaissance de Clodia, sœur du futur tribun de la plèbe et ennemi de Cicéron Publius Clodius Pulcher ; il la célèbre dans ses vers sous le nom de Lesbie. Cette liaison dure de 62 à 58. Cicéron, en 56, dressera d'elle un portrait insultant, dans le Pro Caelio (il défendait alors Caelius, ex-amant de Clodia, accusé d'avoir tenté d'empoisonner celle-ci.)

En 59, il perd son frère, parti en voyage dans la région de Troie (cf. poème 65)

En 57, il accompagne le propréteur Memmius (ami de Lucrèce et dédicataire du De Natura rerum) en Bithynie ; il en revint en 56, après avoir visité les plus belles villes d'Asie mineure. 

Il meurt, probablement de phtisie, en 52.

Il nous laisse 116 poèmes, de longueur et de ton extrêmement variés ; ils sont publiés aux éditions des Belles Lettres, collection Classiques en poche, dans une traduction de Georges Lafaye (2002)

Rêverie sur une vieille barque (poème 4) Sirmio, refuge enchanteur (poème 31)
Epithalame de Thétis et Pélée : plaintes d'Ariane (poème 64, v. 124-201)  

 


Rêverie devant une vieille barque (poème IV)

Phaselus ille, quem uidetis, hospites,
ait fuisse nauium celerrimus,
neque ullius natantis impetum trabis
nequisse praeterire, siue palmulis
opus foret uolare siue linteo.
Et hoc negat minacis Hadriatici
negare litus insulasue Cycladas
Rhodumque nobilem horridamque Thraciam
Propontida trucemue Ponticum sinum,
ubi iste post phaselus antea fuit
comata silua; nam Cytorio in iugo
loquente saepe sibilum edidit coma.
Amastri Pontica et Cytore buxifer,
tibi haec fuisse et esse cognitissima
ait phaselus: ultima ex origine
tuo stetisse dicit in cacumine,
tuo imbuisse palmulas in aequore,
et inde tot per impotentia freta
erum tulisse, laeua siue dextera
uocaret aura, siue utrumque Iuppiter
simul secundus incidisset in pedem ;
neque ulla uota litoralibus deis
sibi esse facta, cum ueniret a mari
nouissimo hunc ad usque limpidum lacum.
sed haec prius fuere: nunc recondita
senet quiete seque dedicat tibi,
gemelle Castor et gemelle Castoris.

Catulle, Poésies, IV

 

Vocabulaire : 

Traduction : 

Ce canot que vous voyez, étrangers, dit qu’il fut le plus rapide des navires, et que l’élan de nul bateau flottant ne put le dépasser, qu’il soit besoin de voler avec les rames ou à la voile. Et il affirme que ne peuvent le renier le rivage menaçant de l’Adriatique ni les îles Cyclades, la noble Rhodes ou l’horrible  Propontide de Thrace ni le sauvage Pont-Euxin, où, avant de devenir plus tard un canot, il fut un bois chevelu ; en effet sur la crête du Cytore il fit souvent retentir un sifflement dans sa chevelure loquace. Amastris pontique et Cytore porteur de buis, ces faits vous ont été et vous sont bien connus, dit le canot : depuis la plus lointaine origine, il dit qu’il s’est tenu à ton sommet, qu’il a plongé ses rames dans ton eau, et que de là, à travers tant de mers impossibles à maîtriser, il a transporté son maître, soit que la brise l’appelât à gauche ou à droite, soit que Jupiter favorable tombe à la fois sur ses deux écoutes (lui permette d’avancer à pleines voiles) ; et qu’il n’a jamais fait aucun vœu aux dieux du littoral, lorsqu’il est venu de la mer la plus lointaine jusqu’à ce lac limpide. Mais cela est du passé ; à présent, il vieillit dans un repos à l’écart et se consacre à toi, jumeau Castor, et à toi, jumeau de Castor.


Sirmio, refuge enchanteur (poème 31)

Paeninsularum, Sirmio, insularumque
ocelle[1], quascumque in liquentibus stagnis
marique uasto fert uterque Neptunus[2],
quam te libenter quamque laetus inuiso,
uix mi ipse credens Thuniam[3] atque Bithunos
liquisse campos et uidere te in tuto.
o quid solutis est beatius curis[4],
cum mens onus reponit, ac peregrino
labore fessi uenimus larem[5] ad nostrum,
desideratoque acquiescimus lecto?
hoc est quod unum est pro[6] laboribus tantis.
salue, o uenusta Sirmio, atque ero gaude
gaudente, uosque, o Lydiae[7] lacus undae,
ridete quidquid est domi cachinnorum.

Catulle, Poésies, XXXI.

  • [1] Ocelle : ce mot s’emploie pour désigner ce qu’il y a de plus précieux dans une catégorie d’objets. Cf. le français « perle »
  • [2] Uterque Neptunus : parce qu’il règne à la fois sur les lacs et les mers (stagna, mare)
  • [3] Thuniam : partie septentrionale de la Bithynie, occupée par les Thynes.
  • [4] solutis… curis = animo curis soluto.
  • [5] larem : le dieu de la maison (façon de dire : notre foyer)
  • [6] pro : en échange de, pour salaire de
  • [7] Lydiae : au lieu de Lydii (se rapportant à lacus) par attraction de undae. Autrefois vivaient dans l’Italie du Nord les Étrusques, auxquels on attribuait une origine lydienne.

     

Traduction :

Sirmio, perle des péninsules et des îles, toutes celles que porte le double Neptune sur les étangs limpides et la vaste mer, avec quel plaisir et avec quelle joie je te vois, croyant à peine moi-même avoir laissé la Thynie et les plaines de Bithynie, et te voir en sécurité. Ô qu'y a-t-il de plus doux, l'âme délivrée des soucis, lorsqu'elle a déposé son fardeau, et qu'épuisés par l'épreuve du voyage nous revenons à notre foyer, et que nous trouvons le repos dans un lit désiré ? Voilà l'unique récompense pour de si grandes peines. Salut, ô belle Sirmio, et réjouis-toi de la joie de ton maître, et vous, ondes du lac lydien, riez de tous les éclats de rire de ma maison.

 


Les noces de Thétis et Pélée (poème 64)

Du grec πιθαλάμιον, chant nuptial, l'épithalame a pour origine les chants qui accompagnent ordinairement la célébration du mariage, comme, en Grèce, le chant d'hymen ou, à Rome, les chants Fescennins, d'une verve licencieuse. Très tôt, la poésie lyrique s'empare de ce thème. Déjà, dans la Bible, le psaume XLIV et le "Cantique des Cantiques" sont sans doute des épithalames. 

Composition du poème : 

Il y a donc plusieurs temps dans ce récit, qui s'emboîtent les uns dans les autres pour former une composition en épyllion. 

A cela se combine un temps de la narration, double lui aussi : 

Enfin, un 3ème temps apparaît avec la prédiction des Parques : le temps d'Achille.

L'unité du récit est réalisée par l'antithèse de l'amour heureux et de l'amour malheureux, des noces légitimes et de l'abandon, du positif et du négatif : l'histoire d'Ariane introduit la tragédie dans une pièce ensoleillée.

Les plaintes d'Ariane (64, v. 124-201)

saepe illam perhibent ardenti corde furentem                
clarisonas imo fudisse e pectore uoces,                              125
ac tum praeruptos tristem conscendere montes,
unde aciem pelagi uastos protenderet aestus,
tum tremuli salis aduersas procurrere in undas
mollia nudatae tollentem tegmina surae,
atque haec extremis maestam dixisse querellis,                   130
frigidulos udo singultus ore cientem:
"sicine me patriis auectam, perfide, ab aris
perfide, deserto liquisti in litore, Theseu?
sicine discedens neglecto numine diuum,
immemor a! deuota domum periuria portas?                        135
nullane res potuit crudelis flectere mentis
consilium? tibi nulla fuit clementia praesto,
immite ut nostri uellet miserescere pectus?
at non haec quondam blanda promissa dedisti
uoce mihi, non haec miserae sperare iubebas,                     140
sed conubia laeta, sed optatos hymenaeos,
quae cuncta aereii discerpunt irrita uenti.
nunc iam nulla uiro iuranti femina credat,
nulla uiri speret sermones esse fideles;
quis dum aliquid cupiens animus praegestit apisci,              145
nil metuunt iurare, nihil promittere parcunt:
sed simul ac cupidae mentis satiata libido est,
dicta nihil metuere, nihil periuria curant.
certe ego te in medio uersantem turbine leti
eripui, et potius germanum amittere creui,                            150
quam tibi fallaci supremo in tempore dessem.
pro quo dilaceranda feris dabor alitibusque
praeda, neque iniacta tumulabor mortua terra.
quaenam te genuit sola sub rupe leaena,
quod mare conceptum spumantibus exspuit undis,                155
quae Syrtis, quae Scylla rapax, quae uasta Carybdis,
talia qui reddis pro dulci praemia uita?
si tibi non cordi fuerant conubia nostra,
saeua quod horrebas prisci praecepta parentis,
attamen in uestras potuisti ducere sedes,                               160
quae tibi iucundo famularer serua labore,
candida permulcens liquidis uestigia lymphis,
purpureaue tuum consternens ueste cubile.
sed quid ego ignaris nequiquam conquerar auris,
externata malo, quae nullis sensibus auctae                           165
nec missas audire queunt nec reddere uoces?
ille autem prope iam mediis uersatur in undis,
nec quisquam apparet uacua mortalis in alga.
sic nimis insultans extremo tempore saeua
fors etiam nostris inuidit questibus auris.                               170
Iuppiter omnipotens, utinam ne tempore primo
Gnosia Cecropiae tetigissent litora puppes,
indomito nec dira ferens stipendia tauro
perfidus in Cretam religasset nauita funem,
nec malus hic celans dulci crudelia forma                              175
consilia in nostris requiesset sedibus hospes!
nam quo me referam? quali spe perdita nitor?
Idaeosne petam montes? at gurgite lato
discernens ponti truculentum diuidit aequor.
an patris auxilium sperem? quemne ipsa reliqui                     180
respersum iuuenem fraterna caede secuta?
coniugis an fido consoler memet amore?
quine fugit lentos incuruans gurgite remos?
praeterea nullo colitur sola insula tecto,
nec patet egressus pelagi cingentibus undis.                           185
nulla fugae ratio, nulla spes: omnia muta,
omnia sunt deserta, ostentant omnia letum.
non tamen ante mihi languescent lumina morte,
nec prius a fesso secedent corpore sensus,
quam iustam a diuis exposcam prodita multam                       190
caelestumque fidem postrema comprecer hora.
quare facta uirum multantes uindice poena
Eumenides, quibus anguino redimita capillo
frons exspirantis praeportat pectoris iras,
huc huc aduentate, meas audite querellas,                               195
quas ego, uae misera, extremis proferre medullis
cogor inops, ardens, amenti caeca furore.
quae quoniam uerae nascuntur pectore ab imo,
uos nolite pati nostrum uanescere luctum,
sed quali solam Theseus me mente reliquit,                            200
tali mente, deae, funestet seque suosque."

V. 124-131 : introduction, description d'Ariane.

Une expression de la passion, en même temps qu'une description en mouvement : cris, larmes, mouvements violents... Mais en même temps, un "paysage état d'âme", comme si la nature était à l'unisson de la jeune femme : monts abrupts (praeruptos montes), flots agités (aestus, tremuli salis).

Hypotypose : tout est fait pour que la scène paraisse vivante ; paysage, mouvements, détails vestimentaires (mollia tegmina) et physiques (nudata sura). A noter le contraste entre le feu et la glace : "ardenti corde / frigidulos singultus" : évolution de la colère à l'abattement proche de la mort, ou simultanéité de sensations contraires, pour traduire le trouble intense ?

V. 132-153 : début du discours d'Ariane

Partie sentencieuse, qui permet à Ariane de souffler après des vers très véhéments. Effet de chiasme, avec une triple répétition de "nil, nihil" : nil metuunt iurare, nihil promittere parcunt...

Ariane et Médée : un rapprochement arbitraire ?

Ariane...
  • descend du Soleil par sa mère
  • pré-achéenne, Barbare de Crète
  • Aime le Grec Thésée
  • Aide Thésée dans son combat contre le Minotaure
  • Tue son frère et trahit son père pour suivre Thésée
  • Thésée l'abandonne
  • Elle cause la perte du père de Thésée
Médée...
  • descend du Soleil par son père
  • pré-achéenne, Barbare d'Etolie
  • Aime le Grec Jason
  • Aide Jason dans son combat contre le dragon
  • Tue son frère et trahit son père pour suivre Jason
  • Jason la trahit
  • Elle tue les enfants de Jason

Ajoutons que Médée s'était réfugiée auprès d'Égée, père de Thésée ; et que le Pélée de l'épithalame était un Argonaute, compagnon de Jason...

V. 154-180 :

Image cruelle et tragique d'une princesse, descendante de Zeus, qui accepte, par amour, de devenir esclave, en sacrifiant à la fois sa famille, sa patrie et sa liberté : Ariane symbolise l'amour absolu.

V. 180-201 : plainte et malédiction.

Conclusion : le prétexte de la tapisserie est oublié :  nous sommes en présence d'une scène de tragédie, un monologue : composition soignée, éloquence et pathétique, utilisation de toutes les ressources de l'hexamètre dactylique, vers épique par excellence. Tout le vocabulaire de la passion amoureuse (perfide, immemor, crudelis, immitis, misere...) s'y trouve, qui sera repris dans les plaintes de Didon (Virgile, Énéide, IV), et par Racine.

Une certaine simplicité du texte : peu d'images, allure austère, rigueur classique qui fait penser à Sophocle ou à Racine.

Fortune littéraire du genre : Virgile, Properce, Ovide (Les Héroïdes), la Cantate de Circé de J-B Rousseau...