Le Bonheur : textes complémentaires

                                                                         

L'épicurisme : 

Une expérience épicurienne : "l'art de vivre" de Giono. (nouveau)

 

Le stoïcisme

 

Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 6 : définition du bonheur (nouveau)

Aristote : Ethique à Nicomaque, IX, 9 : l'homme heureux a besoin d'amis.

Bonheur et tempérance :

Bonheur et sensation :

Montaigne, du stoïcisme à l'épicurisme

Le bonheur dans l'au-delà : 

La vertu ne rend pas heureux :

Un bonheur moins tranquille ?

Bonheur et souffrance :

Le refus du bonheur, au nom de valeurs plus hautes : 

Le bonheur bourgeois :

Oublier l'histoire : 

Le croissant de Madame Verdurin, dans Le Temps retrouvé de Marcel Proust. 

Nécessité du divertissement : Pascal  

L'épicurisme

Suave mari magno...

Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est doux aussi d'assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mans la plus grande douceur est d'occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent ça et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s'épuisent en efforts de jour et de nuit pour s’élever au faîte des richesses ou s'emparer du pouvoir.

Ô misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d'instants qu'est la vie! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d’inquiétude et de crainte ? 

Lucrèce, De Natura rerum, livre II.

   


Carpe diem

Ne recherche point, toi , –  il est sacrilège de le savoir – quelle fin, Leuconoé, les dieux ont marquée pour moi, marquée pour toi, et n'interroge pas les calculs babyloniens. Comme il vaut mieux subir tout ce qui pourra être ! Que Jupiter t'accorde plus d'un hiver, ou que celui-ci soit le dernier, qui, main5 tenant, brise la mer tyrrhénienne contre l'obstacle des falaises rongées, sois sage, filtre tes vins, et, puisque nous durons peu, retranche les longs espoirs. Pendant que nous parlons, voilà que le temps jaloux a fui : cueille le jour, sans te fier le moins du monde au lendemain. 

Horace, Odes, I, XI.

 

  Aurea mediocritas

La bonne direction dans la vie, Licinius*, c'est de ne pas pousser toujours vers la haute mer, c'est aussi de n'aller point, dans une horreur prudente des tempêtes, serrer de trop près le rivage peu sûr.

Quiconque élit la médiocrité toute d'or a la sécurité, qui le garde des laideurs sordides d'un toit délabré, la modération, qui le garde d'un palais sujet à l'envie.

Les vents agitent plus fréquemment le pin immense, les tours élevées croulent d'une chute  plus pesante, les éclairs frappent le sommet des monts.

            Il espère dans l'adversité, dans la prospérité il redoute le sort contraire, le cœur bien préparé. Jupiter ramène les difformes hiver», c'est lui aussi qui les chasse. Si le présent est mauvais, il n'est pas dit que l'avenir le sera. Parfois Apollon réveille sur la cithare sa Muse silencieuse, et il ne tend pas toujours son arc.

            Dans les moments difficiles, montre-toi courageux et fort : mais tu auras aussi la sagesse de réduire tes voiles trop gonflées par un vent favorable.

Horace, Odes, II, X.

 

               Souviens-toi de conserver ton âme égale dans les aspérités du sort et non moins éloignée, dans la prospérité, d'une joie insolente, ô Dellius, toi qui dois mourir

que tu aies toujours vécu dans la tristesse ou que, les jours de fête, couché à l'écart sur le gazon, tu aies fait ton bonheur d'un Falerne de marque réservée

A quelle fin le pin immense et le blanc peuplier aiment-ils à associer l'ombre hospitalière de leurs branches? pourquoi l'onde fugitive bondit-elle avec  effort dans le lit sinueux du ruisseau ?                       

Là, commande qu'on apporter vins, les parfums, les fleurs trop brèves de l’ aimable rosier, tant que le permettent ta condition, ton âge et les fils noirs des trois sœurs.                                                

Tu quitteras les pacages réunis par tes achats, et ta maison, et ta villa que baigne le Tibre jaune, tu les quitteras, et, des richesses accumulées si haut, un héritier sera le maître.                                     

Qu'on soit riche et remontant à l'antique Inachus , ou bien pauvre et d'origine infime, nulle différence pour qui n'a qu'un délai sous le ciel, victime promise à l'impitoyable Orcus.                                       

Tous nous sommes poussés au même lieu; pour tous, notre lot est agité dans l'urne, il en sortira ou plus tôt ou plus tard et nous fera monter dans la barque  pour l'éternel exil.                                                             

Horace, Odes, II, III.

 

Aristote, définition du bonheur

Mais sans doute l'identification du bonheur et du Souverain Bien apparaît-elle comme une chose sur laquelle tout le monde est d'accord ; ce qu'on désire encore, c'est que nous disions plus clairement quelle est la nature du bonheur. Peut-être pourrait-on y arriver si on déterminait la. fonction de l'homme. De même, en effet, que dans le cas d'un joueur de flûte, d'un statuaire, ou d'un artiste quelconque, et en général pour tous ceux qui ont une fonction ou une activité déterminée, c'est dans la fonction que réside, selon l'opinion courante, le bien, le « réussi », on peut penser qu'il en est ainsi pour l'homme, s'il est vrai qu'il y ait une certaine fonction spéciale à l'homme. Serait-il possible qu'un charpentier ou un cordonnier aient une fonction et une activité à exercer, mais que l'homme n'en ait aucune et que la nature l'ait dispensé de toute œuvre à accomplir ? Ou bien encore, de même qu'un œil, une main, un pied et, d'une manière générale, chaque partie d'un corps, a manifestement une certaine fonction à remplir, ne doit-on pas admettre que l'homme a, lui aussi, en dehors de toutes ces activités particulières, une fonction déterminée ? Mais alors en quoi peut-elle consister ? Le simple fait de vivre[1][1] est, de toute évidence, une chose que l'homme partage en commun même avec les végétaux ; or ce que nous recherchons, c'est ce qui est propre à l'homme. Nous devons donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance. Viendrait ensuite la vie sensitive[2][2], mais celle-là encore apparaît commune avec le cheval, le bœuf et tous les animaux. Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l'âme, partie qui peut être envisagée, d'une part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d'autre part, au sens où elle possède la raison et l'exercice de la pensée. L'expression « vie rationnelle » étant ainsi prise en un double sens, nous devons établir qu'il s'agit ici de la vie selon le point de vue de l'exercice, car c'est cette vie-là qui paraît bien donner au terme son sens le plus plein. Or s'il y a une fonction de l'homme consistant dans une activité de l'âme conforme à la raison, ou qui n'existe pas sans la raison, et si nous disons que cette fonction est génériquement la même dans un individu quelconque et dans un individu de mérite (ainsi, dans un cithariste et dans un bon cithariste, et ceci est vrai, d'une manière absolue, dans tous les cas), l'excellence due au mérite s'ajoutant à la fonction (car la fonction du cithariste est de jouer de la cithare, et celle du bon cithariste d'en bien jouer) ; s'il en est ainsi ; si nous posons que la fonction de l'homme consiste dans un certain genre de vie, c'est-à-dire dans une activité de l'âme et dans des actions accompagnées de raison ; si la fonction d'un homme vertueux est d'accomplir cette tâche, et de l'accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l'est selon l'excellence qui lui est propre : – dans ces conditions, c'est donc que le bien pour l'homme consiste dans une activité de l'âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d'entre elles. Mais il faut ajouter : « et cela dans une vie accomplie jusqu'à son terme », car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l'œuvre d'une seule journée, ni d'un bref espace de temps. 

Aristote (384-322 av. J.-C.), Éthique à Nicomaque, Livre I, chap. 6.




Aristote : « Si l’homme heureux a besoin d’amis ». 

On discute également, au sujet de l’homme heureux, s’il aura ou non besoin d’amis. On prétend que ceux qui sont parfaitement heureux et se suffisent à eux-mêmes n'ont aucun besoin d'amis : ils sont déjà en possession des biens de la vie, et par suite se suffisant à eux-mêmes n'ont besoin de rien de plus ; or l'ami, qui est un autre soi-même, a pour rôle de fournir ce qu'on est incapable de se procurer par soi-même. D'où l'adage :

Quand la fortune est favorable, à quoi bon des amis ?

Pourtant il semble étrange qu'en attribuant tous les biens à l'homme heureux on ne lui assigne pas des amis, dont la possession est considérée d'ordinaire comme le plus grand des biens extérieurs. De plus, si le propre d'un ami est plutôt de faire du bien que d'en recevoir, et le propre de l'homme de bien et de la vertu de répandre des bienfaits, et si enfin il vaut mieux faire du bien à des amis qu'à des étrangers, l'homme vertueux aura besoin d'amis qui recevront de lui des témoignages de sa bienfaisance. Et c'est pour cette raison qu'on se pose encore la question de savoir si le besoin d'amis se fait sentir davantage dans la prospérité ou dans l'adversité, attendu que si le malheureux a besoin de gens qui lui rendront des services, les hommes dont le sort est heureux ont besoin eux-mêmes de gens auxquels s'adresseront leurs bienfaits. – Et sans doute est-il étrange aussi de faire de l'homme parfaitement heureux un solitaire : personne, en effet, ne choisirait de posséder tous les biens de ce monde pour en jouir seul, car l'homme est un être politique et naturellement fait pour vivre en société. Par suite, même à l'homme heureux cette caractéristique appartient, puisqu'il est en possession des avantages qui sont bons par nature. Et il est évidemment préférable de passer son temps avec des amis et des hommes de bien qu'avec des étrangers ou des compagnons de hasard. Il faut donc à l'homme heureux des amis.

Que veulent donc dire les partisans de la première opinion et sous quel angle sont-ils dans la vérité ? Ne serait-ce pas que la plupart des hommes considèrent comme des amis les gens qui sont seulement utiles ? Certes l'homme parfaitement heureux n'aura nullement besoin d'amis de cette dernière sorte, puisqu'il possède déjà tous les biens ; par suite, il n'aura pas besoin non plus, ou très peu, des amis qu'on recherche pour le plaisir (sa vie étant en soi agréable, il n'a besoin en rien d'un plaisir apporté du dehors) : et comme il n'a besoin d'aucune de ces deux sortes d'amis, on pense d'ordinaire qu'il n'a pas besoin d'amis du tout.

Mais c'est là une vue qui n'est sans doute pas exacte. Au début, en effet, nous avons dit que le bonheur est une certaine activité ; et l'activité est évidemment un devenir et non une chose qui existe une fois pour toutes comme quelque chose qu'on a en sa possession.  Or, si le bonheur consiste dans la vie et dans l'activité, et si l'activité de l'homme de bien est vertueuse et agréable en elle-même, ainsi que nous l'avons dit en commençant ; si, d'autre part, le fait qu'une chose est proprement nôtre est au nombre des attributs qui nous la rendent agréables ; si enfin nous pouvons contempler ceux qui nous entourent mieux que nous-mêmes, et leurs actions mieux que les nôtres, et si les actions des hommes vertueux qui sont leurs amis, sont agréables aux gens de bien (puisque ces actions possèdent ces deux attributs qui sont agréables par leur nature), dans  ces conditions l'homme parfaitement heureux aura besoin d’amis de ce genre, puisque ses préférences vont à contempler des actions vertueuses et qui lui sont propres, deux qualités que revêtent précisément les actions de l'homme de bien qui est son ami.

En outre, on pense que l'homme heureux doit mener une vie agréable. Or pour un homme solitaire la vie est lourde à porter car il n'est pas facile, laissé à soi-même, d'exercer continuellement   une activité, tandis que, en compagnie d'autrui et en rapports avec d'autres, c'est une chose plus aisée. Ainsi donc l'activité de l'homme heureux sera plus continue <exercée avec d'autres >, activité qui est au surplus agréable par soi, et ce sont là les caractères qu'elle doit revêtir chez l'homme parfaitement heureux.

(Car l'homme vertueux, en tant que vertueux, se réjouit des actions conformes à la vertu et s'afflige de celles dont le vice est la source, pareil en cela au musicien qui ressent du plaisir aux airs agréables, et qui souffre à écouter de la mauvaise musique). – Ajoutons qu'un certain entraînement à la vertu peut résulter de la vie en commun avec les honnêtes gens, suivant la remarque de Théognis.

En outre, à examiner de plus près la nature même des choses, il apparaît que l'ami vertueux est naturellement désirable pour l’homme vertueux. Car ce qui est bon par nature, nous l'avons dit, est pour l'homme vertueux bon et agréable en soi. Or la vie se définit, dans le cas des animaux par une capacité de sensation, et chez l'homme par une capacité de sensation ou de pensée ; mais la capacité se conçoit par référence à l'acte, et l'élément principal réside dans l'acte. Il apparaît par suite que la vie humaine consiste principalement dans l'acte de sentir ou de penser. Mais la vie fait partie des choses bonnes et agréables en elles-mêmes, puisqu'elle est quelque chose de déterminé, et que le déterminé relève de la nature du bien ; et ce qui est bon par nature l'est aussi pour l'homme de bien (et c'est pourquoi la vie apparaît agréable à tous les hommes). Mais nous ne devons pas entendre par là une vie dépravée et corrompue, ni une vie qui s'écoule dans la peine, car une telle vie est indéterminée, comme le sont ses attributs. – Dans la suite de ce travail, cette question de la peine deviendra plus claire. – Mais si la vie elle-même est une chose bonne et agréable (comme elle semble bien l'être, à en juger par l'attrait qu'elle inspire à tout homme et particulièrement aux hommes vertueux et parfaitement heureux, car à ceux-ci la vie est désirable au suprême degré, et leur existence est la plus parfaitement heureuse), et si celui qui voit a conscience qu'il voit1, celui qui entend, conscience qu'il entend, celui qui marche, qu'il marche, et si pareillement pour les autres formes d'activité il y a quelque chose qui a conscience que nous sommes actifs, de sorte que nous aurions conscience que nous percevons, et que nous penserions que nous pensons, et si avoir conscience que nous percevons ou pensons est avoir conscience que nous existons (puisque exister, avons-nous dit, est percevoir ou penser), et si avoir conscience qu'on vit est au nombre des plaisirs agréables par soi (car la vie est quelque chose de bon par nature, et avoir conscience qu'on possède en soi-même ce qui est bon est une chose agréable) ; et si la vie est désirable, et désirable surtout pour les bons, parce que l'existence est une chose bonne pour eux et une chose agréable (car la conscience qu'ils ont de posséder en eux ce qui est bon par soi est pour eux un sujet de joie) ; et si l'homme vertueux est envers son ami comme il est envers lui-même (son ami étant un autre lui-même), – dans ces conditions, de même que pour chacun de nous sa propre existence est une chose désirable, de même est désirable pour lui au même degré, ou à peu de chose près, l'existence de son ami. Mais nous avons dit que ce qui rend son existence désirable c'est la conscience qu'il a de sa propre bonté, et une telle conscience est agréable par elle-même. Il a besoin, par conséquent, de participer aussi à la conscience qu’a son ami de sa propre existence, ce qui ne saurait se réaliser qu'en vivant avec lui et en mettant en commun discussions et pensées : car c'est en ce sens-là, semblera-t-il, qu'on doit parler de vie en société quand il s'agit des hommes, et il n'en est pas pour eux comme pour les bestiaux où elle consiste seulement à paître dans le même lieu.

Si donc pour l'homme parfaitement heureux l'existence est une chose désirable en soi, puisqu'elle est par nature bonne et agréable, et si l'existence de son ami est aussi presque autant désirable pour lui, il s'ensuit que l'ami sera au nombre des choses désirables. Mais ce qui est désirable pour lui, il faut bien qu'il l'ait en sa possession, sinon sur ce point particulier il souffrira d'un manque. Nous concluons que l'homme heureux aura besoin d'amis vertueux.

 Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 9, traduit par J. Tricot, Librairie philosophique Vrin, 1997, pp. 460-468. 


André COMTE-SPONVILLE  : La tempérance 

  La tempérance - comme la prudence, et comme toutes les vertus peut-être - relève donc de l'art de jouir : c'est un travail du désir sur lui-même, du vivant sur lui-même. Elle ne vise pas à dépasser nos limites, mais à les respecter. Elle est une occurrence parmi d'autres de ce que Foucault appelait le souci de soi : vertu éthique, plutôt que morale, et qui relève moins du devoir que du bon sens. C'est la prudence appliquée aux plaisirs : il s'agit de jouir le plus possible, le mieux possible, mais par une intensification de la sensation ou de la conscience qu'on en prend, et non par la multiplication indéfinie de ses objets. Pauvre Don Juan, qui a besoin de tant de femmes ! Pauvre alcoolique, qui a besoin de tant boire ! Pauvre goinfre, qui a besoin de tant manger ! Epicure apprenait à prendre plutôt les plaisirs comme ils viennent, aussi faciles à satisfaire, quand ils sont naturels, que le corps à apaiser. Quoi de plus simple qu'étancher une soif ? Quoi de plus facile à satisfaire - sauf misère extrême - qu'un ventre ou qu'un sexe? Quoi de plus limité, et de plus heureusement limité, que nos désirs naturels et nécessaires ? Ce n'est pas le corps qui est insatiable. L'illimitation des désirs, qui nous voue au manque, à l'insatisfaction ou au malheur, n'est qu'une maladie de l'imagination. Nous avons les rêves plus grands que le ventre, et reprochons absurdement à notre ventre sa petitesse ! Le sage au contraire « fixe des bornes au désir comme à la crainte » : ce sont les bornes du corps, et ce sont celles de la tempérance. Mais les intempérants les méprisent ou veulent s'en affranchir. Ils n'ont plus faim ? Ils se font vomir. Plus soif ? Quelques cacahuètes bien salées ou l'alcool lui-même - vont y remédier. Plus envie de faire l'amour ? Quelque revue pornographique saura bien relancer la machine... Sans doute, mais à quoi bon ? Et à quel prix ? Les voilà prisonniers du plaisir, au lieu d'en être (par le plaisir lui-même) libérés ! Prisonniers du manque, au point qu'il finit, dans la satiété, par leur manquer ! Quelle tristesse, disent-ils alors, que de n'avoir ni faim ni soif d'aucune sorte... C'est qu'ils en veulent plus, toujours plus, et ne savent se contenter, même, de trop ! C'est pourquoi les débauchés sont tristes; c'est pourquoi les alcooliques sont malheureux; et quoi de plus sinistre qu'un goinfre repu ? « J'ai trop mangé », dit-il en s'affalant, et le voilà lourd, gonflé, épuisé... «L'intempérance est peste de la volupté, disait Montaigne, et la tempérance n'est pas son fléau : c'est son assaisonnement », qui permet de savourer le plaisir « en sa plus gracieuse douceur ». Ainsi fait déjà le gourmet qui, au contraire du goinfre, préférera la qualité à la quantité. C'est un premier progrès. Mais le sage vise plus haut, plus près de soi ou de l'essentiel : la qualité de son plaisir lui importe plus que celle du mets qui l'occasionne. C'est un gourmet, si l'on veut, mais au second degré, qui serait pourtant le degré primordial : un gourmet de soi, ou plutôt (car le moi n'est qu'un mets comme un autre) de la vie, du plaisir anonyme et impersonnel de manger, de boire, de sentir, d'aimer... Ce n'est pas un esthète : c'est un connaisseur. Il sait qu'il n'est plaisir que du goût, et goût que du désir : « Les mets simples, se dit-il, donnent un plaisir égal à celui d'un régime somptueux, une fois supprimée toute la douleur qui vient du besoin; et du pain d'orge et de l'eau donnent le plaisir extrême, lorsqu'on les porte à sa bouche dans le besoin. L'habitude donc de régimes simples et non dispendieux est propre à parfaire la santé, rend l'homme actif dans les occupations nécessaires de la vie, nous met dans une meilleure disposition quand nous nous approchons, par intervalles, des nourritures coûteuses, et nous rend sans crainte devant la fortune.1 » Dans une société développée, comme était celle d'Epicure, comme est la nôtre, ce qui est nécessaire est facile à se procurer; ce qui ne l'est pas, difficile à obtenir ou à conserver sereinement. Mais qui sait se contenter du nécessaire? Qui sait n'aimer le superflu que lorsqu'il se présente ? Le sage seul, peut-être. La tempérance intensifie son plaisir, quand le plaisir est là, et en tient lieu, quand il n'y est pas. Il y est donc toujours, ou presque toujours : quel plaisir d'être vivant ! quel plaisir de ne manquer de rien ! quel plaisir d'être maître de ses plaisirs ! Le sage épicurien pratique la culture intensive - plutôt qu'extensive - de ses voluptés. Le mieux, non le plus, est ce qui l'attire et qui suffit à son bonheur. Il vit « le cœur content de peu », comme dira Lucrèce, d'autant plus assuré de son bien-être qu'il sait que  "de ce peu il n'y a jamais disette", ou que celle-ci, si elle venait à s'imposer, le guérirait rapidement d'elle-même, et de tout. Celui à qui la vie suffit, de quoi pourrait-il manquer? Saint François d'Assise retrouvera ce secret, peut-être, d'une pauvreté heureuse. Mais la leçon vaut surtout pour nos sociétés d'abondance, où l'on meurt et souffre plus souvent par intempérance que par famine ou ascétisme. La tempérance est une vertu pour tous les temps, mais d'autant plus nécessaire qu'ils sont plus favorables. Ce n'est pas une vertu d'exception, comme est le courage (d'autant plus nécessaire, au contraire, que les temps sont plus difficiles), mais une vertu ordinaire et humble : vertu non d'exception mais de règle, non d'héroïsme mais de mesure. C'est le contraire du dérèglement de tous les sens cher à Rimbaud. C'est pourquoi peut-être notre époque, qui préfère les poètes aux philosophes et les enfants aux sages, tend à oublier que la tempérance est une vertu, pour ne plus y voir - « je fais attention », disent-ils - qu'une hygiène. Pauvre époque, qui ne sait mettre au-dessus des poètes que les médecins !


                        André COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus, 4, 1999.

1 Epicure, Lettre à Ménécée, 130-131.


"RIEN DE TROP", La Fontaine, (Fables, IX, 11)

Je ne vois point de créature
Se comporter modérément.
Il est certain tempérament
Que le maître de la nature
Veut que l'on garde en tout. Le fait-on ? Nullement.
Soit en bien, soit en mal, cela n'arrive guère.
Le blé, riche présent de la blonde Cérès
Trop touffu bien souvent épuise les guérets,
En superfluités s'épandant d'ordinaire,
Et poussant trop abondamment,
II ôte à son fruit l'aliment.
L'arbre n'en fait pas moins ; tant le luxe sait plaire !
Pour corriger le blé, Dieu permit aux moutons
De retrancher l'excès des prodigues moissons.
Tout au travers ils se jetèrent,
Gâtèrent tout, et tout broutèrent,
Tant que le Ciel permit aux Loups
D'en croquer quelques-uns : ils les croquèrent tous ;
S'ils ne le firent pas, du moins ils y tâchèrent.
Puis le Ciel permit aux humains
De punir ces derniers : les humains abusèrent
A leur tour des ordres divins.
De tous les animaux l'homme a le plus de pente
A se porter dedans l'excès.
Il faudrait faire le procès
Aux petits comme aux grands. Il n'est âme vivante
Qui ne pèche en ceci. Rien de trop est un point
Dont on parle sans cesse, et qu'on n'observe point.


Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Les Rêveries du promeneur solitaire (posth. 1782) , cinquième promenade (extrait).

Rousseau fait part de ses réminiscences et évoque un séjour passé à l'île de Saint-Pierre sur le lac de Bienne.

      Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l'île en herborisant à droite et à gauche, m'asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d'œil du lac et de ses rivages couronnés d'un côté par des montagnes prochaines et de l'autre élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s'étendait jusqu'aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient. Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image : mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de là sans effort.

     Après le souper, quand la soirée était belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse pour y respirer l'air du lac et la fraîcheur. On se reposait dans le pavillon, on riait, on causait on chantait quelque vieille chanson qui valait bien le tortillage moderne, et enfin l'on s'allait coucher content de sa journée et n'en désirant qu'une semblable pour le lendemain.

     Telle est, laissant à part les visites imprévues et importunes, la manière dont j'ai passé mon temps dans cette île durant le séjour que j'y ai fait. Qu'on me dise à présent ce qu'il y a là d'assez attrayant pour exciter dans mon cœur des regrets si vifs, si tendres et si durables qu'au bout de quinze ans il m'est impossible de songer à cette habitation chérie sans m'y sentir à chaque fois transporté encore par les élans du désir. J'ai remarqué dans les vicissitudes d'une longue vie que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m'attire et me touche le plus. Ces courts moments de délire et de passion, quelque vifs qu'ils puissent être, ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état, et le bonheur que mon cœur regrette n'est point composé d'instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n'a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d'y trouver enfin la suprême félicité. Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n'est plus ou préviennent l'avenir qui souvent ne doit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu'il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?


Montaigne, Essais, I, 20 : « que philosopher, c’est apprendre à mourir ».

 LA HANTISE DE LA MORT

(a) Le but de notre carrière, c'est la mort, c'est l'objet nécessaire de notre visée : si elle nous effraie, comme est-il possible d'aller un pas avant, sans fièvre? Le remède du vulgaire, c'est de n'y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement ? Il lui faut faire brider l'âne par la queue,

Qui capite ipse suo instituit vestigia retro[3][1].

Ce n'est pas de merveille s'il est si souvent pris au piège. On fait peur à nos gens, seulement de nommer la mort., et la plupart s'en signent, comme du nom du diable. Et parce qu'il s'en fait mention aux testaments, ne vous attendez pas qu'ils y mettent la main, que le médecin ne leur ait donné l'extrême sentence ; et Dieu sait lors, entre la douleur et la frayeur, de quel bon jugement ils vous le pâtissent[4][2].

(b) Parce que cette syllabe frappait trop rudement leurs oreilles, et que cette voix leur semblait malencontreuse, les Romains avaient appris de l'amollir ou de retendre en périphrases. Au lieu de dire : il est mort ; il a cessé de vivre, disent-ils, il a vécu. Pourvu que ce soit vie, soit-elle passée, ils se consolent. Nous en avons emprunté notre feu[5][3] Maître Jean.

(a) A l'aventure, est-ce que, comme on dit, le terme vaut l'argent[6][4] ? Je naquis entre onze heures et midi, le dernier jour de Février mil cinq cent trente-trois, comme nous comptons à cette heure, commençant l'an en Janvier. Il n'y a justement que quinze jours que j'ai franchi trente-neuf ans, il m'en faut pour le moins encore autant : cependant s'empêcher du pensement de chose si éloignée, ce serait folie. Mais quoi, les jeunes et les vieux laissent la vie de même condition, (c) Nul n'en sort autrement que comme si tout présentement il y entrait, (a) Joint qu'il n'est homme si décrépit, tant qu'il voit Mathusalem devant[7][5], qui ne pense avoir encore vingt ans dans le corps. Davantage, pauvre fol que tu es, qui t'a établi les termes de ta vie ? Tu te fondes sur les contes des médecins. Regarde plutôt l'effet et l'expérience. Par le commun train des choses, tu vis pieça[8][6] par faveur extraordinaire. Tu as passé les termes accoutumés de vivre. Et qu'il soit ainsi, compte de tes connaissants combien il en est mort avant ton âge, plus qu'il n'en y a qui l'aient atteint ; et de ceux même qui ont anobli leur vie par renommée, fais-en registre, et j'entrerai en gageure d'en trouver plus qui sont morts avant, qu'après trente-cinq ans. Il est plein de raison et de piété de prendre exemple de l'humanité même de Jésus-Christ : or il finit sa vie à trente et trois ans. Le plus grand homme, simplement homme, Alexandre, mourut aussi à ce terme.

UN SEUL REMEDE : LA «PRÉMÉDITATION» DE LA MORT (I, 20, suite)

[Les exemples de morts accidentelles sont innombrables : la mort survient le plus souvent à l'improviste. Il est donc impossible de repousser indéfiniment le souci de cette échéance. Quel remède nous reste-t-il alors ]

(a) Qu'importe-t-il, me direz-vous, comment que ce soit, pourvu qu'on ne s'en donne point de peine ? Je suis de cet avis, et en quelque manière qu'on se puisse mettre à l'abri des coups, fût-ce sous la peau d'un veau[9][7], je ne suis pas homme qui y reculasse. Car il me suffit de passer à mon aise ; et le meilleur jeu que je me puisse donner, je le prends, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez,

prœtulerim delirus inersque videri
Dum mea delectent mala me, vel denique fallant,
Quam sapere et ringi[10][8]
.

Mais c'est folie d'y penser arriver par là. Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent, de mort nulles nouvelles. Tout cela est beau. Mais aussi quand elle arrive, ou à eux, ou à leurs  femmes, enfants et amis, les surprenant en dessoude[11][9] et à découvert5, quels tourments, quels cris, quelle rage, et quel désespoir les accable ! Vîtes-vous jamais rien si rabaissé, si changé, si confus ? Il y faut pourvoir de meilleure heure : et cette nonchalance bestiale, quand elle pourrait loger en la tête d'un homme d'entendement, ce que je trouve entièrement impossible, nous vend trop cher ses denrées. Si c'était ennemi qui se pût éviter, je conseillerais d’emprunter les armes de la couardise. Mais puisqu'il ne se peut (b) puisqu'il vous attrape fuyant et poltron aussi bien qu'honnête homme,

(a) Nempe et fugacem persequitur virum,
                 Nec parcit imbellis juventae
Poplitibus, timidoque tergo[12][10]
,

(b) et que nulle trempe de cuirasse vous couvre.

Ille licet ferro cautus se condat ære,
Mors tamen inclusum protrahet inde caput[13][11],

(a) apprenons à le soutenir de pied ferme, et à le combattre. Et pour commencer à lui ôter son plus grand avantage contre nous, prenons voie toute contraire à la commune. Otons-lui l'étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-le. N'ayons rien si souvent en la tête que la mort. A tous instants représentons-la à notre imagination et en tous visages. Au broncher d'un cheval, à la chute d'une tuile, à la moindre piqûre d'épingle, remâchons soudain : « Eh bien, quand ce serait la mort même ? » et là-dessus, raidissons-nous et efforçons-nous. Parmi les fêtes et la joie, ayons toujours ce refrain de la souvenance de notre condition, et ne nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que parfois il ne nous repasse en la mémoire, en combien de sortes cette nôtre allégresse est en butte à la mort et de combien de prises elle la menace. Ainsi faisaient les Egyptiens, qui, au milieu de leurs festins, et parmi leur meilleure chère, faisaient apporter l'anatomie sèche[14][12] d'un corps d'homme mort, pour servir d'avertissement aux conviés.

Omnem crede diem tibi diluxisse supremum :
Grata superveniet, quœ non sperabitur hora
.[15][13]

Il est incertain où la mort nous attende, attendons-la partout. La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte, (c) II n'y a rien de ma! en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n'est pas mal. (a) Paul-Emile répondit à celui que ce misérable roi de Macédoine, son prisonnier[16][14], lui envoyait pour le prier de ne le mener pas en son triomphe : « Qu'il en fasse la requête à soi-même. »

A la vérité, en toutes choses, si nature ne prête un peu, il est malaisé que l'art et l'industrie aillent guère avant. Je suis de moi-même non mélancolique, mais songe-creux. Il n'est rien de quoi je me sois dès toujours plus entretenu que des imaginations de la mort : voire en la saison la plus licencieuse de mon âge,

(b) Jucundum cum ætas florida ver ageret[17][15]

(a) parmi les dames et les jeux, tel me pensait empêché à digérer à part moi quelque jalousie, ou l'incertitude de quelque espérance, cependant que je m'entretenais de je ne sais qui, surpris les jours précédents d'une fièvre chaude, et de sa fin, au partir d'une fête pareille, et la tête pleine d'oisiveté, d'amour et de bon temps, comme moi, et qu'autant m'en pendait à l'oreille :

(b) Jam fuerit, nec post unquam revocare licebit[18][16].

(a) Je ne ridais non plus le front de ce pensement-là, que d'un autre. Il est impossible que d'arrivée nous ne sentions des piqûres de telles imaginations. Mais en les maniant et repassant, au long aller, on les apprivoise sans doute. Autrement de ma part je fusse en continuelle frayeur et frénésie ; car jamais homme ne se défia tant de sa vie, jamais homme ne fit moins d'état de sa durée. Ni la santé, que j'ai joui jusques à présent très vigoureuse et peu souvent interrompue, ne m'en allonge l'espérance, ni les maladies ne me raccourcissent. A chaque minute il me semble que je m'échappe. 

«NATURE MÊME NOUS PRÊTE LA MAIN»

[Montaigne lui-même est toujours prêt à partir et nulle pensée ne lui est plus familière que celle de la mort. Mais il prévoit une objection...]

(a) On me dira que l'effet surmonte de si loin l'imagination, qu'il n'y a si belle escrime qui ne se perde, quand on en vient là. Laissez-les dire : le préméditer donne sans doute grand avantage. Et puis, n'est-ce rien, d'aller au moins jusque là sans altération et sans fièvre ? Il y a plus : Nature même nous prête la main, et nous donne courage. Si c'est une mort courte et violente, nous n'avons pas loisir de la craindre ; si elle est autre, je m'aperçois qu'à mesure

que je m'engage dans la maladie, j'entre naturellement en quelque dédain de la vie. Je trouve que j'ai bien plus affaire à digérer cette résolution de mourir quand je suis en santé, que quand je suis en fièvre. D'autant que je ne tiens plus si fort aux commodités de la vie, à raison que je commence à en perdre l'usage et le plaisir, j'en vois la mort d'une vue beaucoup moins  effrayée. Cela me fait espérer que, plus je m'éloignerai de celle-là, et approcherai de celle-ci, plus aisément j'entrerai en composition de leur échange. Tout ainsi que j'ai essayé en plusieurs autres occurrences ce que dit César, que les choses nous paraissent souvent plus grandes de loin que de près, j'ai trouvé que sain j'avais eu les maladies beaucoup plus en horreur, que lorsque je les ai senties ; l'allégresse où je suis, le plaisir et la force me font paraître l'autre état si disproportionné à celui-là, que par imagination je grossis ces incommodités de moitié, et les conçois plus pesantes, que je ne les trouve, quand je les ai sur les épaules. J'espère qu'il m'en adviendra ainsi de la mort. 

[Montaigne accumule ensuite les arguments tendant à prouver que la mort n'est pas un mal, parce qu'elle est une nécessité naturelle. Il nous fait entendre, dans une vaste prosopopée, les « bons avertissements » de « notre mère Nature ». Voici la conclusion du chapitre :

IL FAUT «DÉMASQUER» LA MORT

(a) Or j'ai pensé souvent d'où venait cela, qu'aux guerres le visage de la mort, soit que nous la voyions en nous ou en autrui, nous semble sans comparaison moins effroyable qu'en nos maisons, autrement ce serait une armée de médecins et de pleurards; et, elle étant toujours une, qu'il y ait toutefois beaucoup plus d'assurance parmi les gens de village et de basse condition qu'es autres. Je crois à la vérité que ce sont ces mines et appareils effroyables de quoi nous l'entournons, qui nous font plus de peur qu'elle : une toute nouvelle forme de vivre, les cris des mères, des femmes et des enfants, la visitation de personnes étonnées et transies, l’assistance d’un nombre de valets pâles et éplorés, une chambre sans jour, des cierges allumés, notre chevet assiégé de médecins et de prêcheurs ; somme, tout horreur et tout effroi autour de nous. Nous voilà déjà ensevelis et enterrés. Les enfants ont peur de leurs amis mêmes quand ils les voient masqués ; aussi avons-nous. Il faut ôter le masque aussi bien des choses que des personnes ; ôté qu’il sera, nous ne trouverons au-dessous que cette même mort, qu’un valet ou simple chambrière passèrent dernièrement sans peur. Heureuse la mort qui ôte le loisir aux apprêts de tel équipage !

 



Montaigne, III, 12 : la mort « est bien le bout, non le but de la vie » 

(b) Il est certain qu’à la plupart, la préparation à la mort a donné plus de tourment que n’a fait la souffrance. (c) Il fut jadis véritablement dit, et par un bien judicieux auteur :

« minus afficit sensus fatigatio quam cogitatio »[19][1]

Le sentiment de la mort présente nous anime parfois de soi-même d'une prompte résolution de ne plus éviter chose du tout inévitable. Plusieurs gladiateurs se sont vus, au temps passé, après avoir couardement combattu, avaler courageusement la mort, offrant leur gosier au fer de l'ennemi et le conviant. La vue de la mort à venir a besoin d'une fermeté lente, et difficile par conséquent à fournir. (b) Si vous ne savez pas mourir, ne vous chaille[20][2] : Nature vous en informera sur-le-champ, pleinement et suffisamment ; elle fera exactement cette besogne pour vous, n'en empêchez votre soin.

Incertam frustra, mortales, funeris horam
Quœritis, et qua sit mors aditura via[21][3]

Pœna minor certam subito perferre ruinant,
Quod timeas gravius sustinuisse diu[22][4].

Nous troublons la vie par le soin de la mort, et la mort par le soin de la vie. (c) L'une nous ennuie, l'autre nous effraie. (b) Ce n'est pas contre la mort que nous nous préparons ; c'est chose trop momentanée, (c) Un quart d'heure de passion sans conséquence, sans nuisance, ne mérite pas des préceptes particuliers, (b) A dire vrai. nous nous préparons contre les préparations de la mort. La philosophie nous ordonne d'avoir la mort toujours devant les yeux, de la prévoir et considérer avant le temps et nous donne après les régies et les précautions pour pourvoir à ce que cette prévoyance et cette pensée ne nous blessent. Ainsi font les médecins qui nous jettent aux maladies, afin qu'ils aient où employer leurs drogues et leur art. (c) Si nous n'avons su vivre, c'est injustice de nous apprendre à mourir et de difformer la fin de son tout. Si nous avons su vivre constamment et tranquillement, nous saurons mourir de même. Ils s'en vanteront tant qu'il leur plaira. « Tota philosophorum vita commentatio mortis est.[23][5] » Mais il m'est avis que c'est bien le bout, non pourtant le but de la vie ; c'est sa fin, son extrémité, non pourtant son objet. Elle doit  être elle-même à soi sa visée, son dessein ; son droit étude[24][6] est se régler, se conduire, se souffrir. Au nombre de plusieurs autres offices que comprend ce général et principal chapitre de savoir vivre, est cet article de savoir mourir, et des plus légers, si notre crainte ne lui donnait poids.

(b) A les juger par l'utilité et par la vérité naïve les leçons de la simplicité ne cèdent guère à celles que nous prêche la doctrine, au contraire. Les hommes sont divers en goût et en force ; il les faut mener à leur bien selon eux, et par routes diverses. 

(c) Quo me cumque rapit tempestas, deferor hospes[25][7].

(b) Je ne vis jamais paysan de mes voisins entrer en cogitation de quelle contenance et assurance il passerait cette heure dernière. Nature lui apprend à ne songer à la mort que quand il se meurt. Et lors, il y a meilleure grâce qu'Aristote, lequel la mort presse doublement, et par elle, et par une si longue prévoyance. Pourtant fut-ce l'opinion de César que la moins pourpensée mort était la plus heureuse et plus déchargée, (c) « Plus dolet quam necesse est, qui ante dolet quam necesse est[26][8]. » L'aigreur de cette imagination naît de notre curiosité. Nous nous empêchons toujours ainsi, voulant devancer et régenter les prescriptions naturelles.



Montaigne, Essais, III, 13 : L'ART DE VIVRE 

VIVRE A PROPOS.

(b) Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit : c'est injustice de corrompre ses règles. Quand je vois et César et Alexandre, au plus épais de sa[27][1] grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs (c) naturels, et par conséquent nécessaires et justes, (b) je ne  dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c'est la roidir, soumettant par vigueur de courage à l'usage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses pensées, (c) Sages, s'ils eussent cru que c'était là leur ordinaire vacation, celle-ci" l'extraordinaire. Nous sommes de grands fols : « II a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n'ai rien fait d'aujourd'hui. – Quoi, avez-vous pas vécu ?   C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. - Si on m'eût mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je savais faire. – Avez-vous su méditer et manier votre vie ? vous avez fait la plus grande besogne de toutes. » Pour se montrer et exploiter, Nature n'a que faire de fortune, elle se montre également en tous étages, et derrière, comme sans rideau. Composer nos mœurs est notre office, non pas composer des livres et gagner, non pas des batailles et provinces, mais l'ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos. […]                                            

 «FAIRE BIEN L'HOMME ET DUMENT»

(b) Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts[28][2], où l'extrémité sert de borne d'arrêt et de guide, que par la voie du milieu, large et ouverte, et selon l'art que selon nature, mais bien moins noblement aussi, et moins recommandablement2. (c) La grandeur de l'âme n'est pas tant tirer à mont[29][3] et tirer avant comme savoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand tout ce qui est assez et montre sa hauteur à aimer mieux les choses moyennes que les éminentes. (b) II n'est rien si beau et légitime que de faire bien l'homme et dûment, ni science si ardue que de bien (c) et naturellement (b) savoir vivre cette vie ; et de nos maladies la plus sauvage, c'est mépriser notre être. Qui veut écarter son âme[30][4] le fasse hardiment, s'il peut, lorsque le corps se portera mal, pour la décharger de cette contagion ; ailleurs au  contraire, qu'elle l'assiste et favorise et ne refuse point de participer à ses naturels plaisirs et de s'y complaire conjugalement, y apportant, si elle est plus sage, la modération, de peur que par indiscrétion ils ne se confondent avec le déplaisir. (c) L'intempérance est peste de la volupté, et la tempérance n'est pas son fléau : c'est son assaisonnement. 

"POUR MOI DONC, J'AIME LA VIE".

(b) J'ai un dictionnaire tout à part moi : je « passe » le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas « passer », je le retâte, je m'y tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon. Cette phrase ordinaire de passe-temps et de passer le temps représente l'usage de ces prudentes gens, qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir et, autant qu'il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais autre, et la trouve et prisable et commode, voire en son dernier décours, où je la tiens ; et nous l'a Nature mise en main, garnie de telles circonstances et si favorables, que nous n'avons à nous plaindre qu'à nous si elle nous presse et si elle nous échappe inutilement, (c) « Stulti vita ingrata est, trepida est, tota in futurum fertur[31][5]. » (b) Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme moleste et importune, (c) Aussi ne sied-il proprement bien de ne se déplaire à mourir qu'à ceux qui se plaisent à vivre. (b) II y a du ménage à la jouir : je la jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d'application que nous y prêtons. Principalement à cette heure, que j'aperçois la mienne si brève en temps, je la veux étendre en poids :je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l'usage compenser la hâtiveté de son  écoulement. A mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine.

Les autres sentent la douceur d'un contentement et de la prospérité ; je la sens ainsi qu'eux, mais ce n'est pas en passant et glissant. Si la faut-il étudier, savourer et ruminer, pour en rendre grâces condignes à celui qui nous l'octroie. Ils jouissent les autres plaisirs comme ils font celui du sommeil, sans les connaître. A celle fin que le dormir même ne m'échappât ainsi stupidement, j'ai autrefois trouvé bon qu'on me le troublât pour que je l'entrevisse. Je consulte d'un contentement avec moi, je ne l'écume pas, je le sonde et plie ma raison à le recueillir, devenue chagrine et dégoûtée. Me trouve-je en quelque assiette  tranquille ? Y a-t-il quelque volupté qui me chatouille ? Je ne la laisse pas friponner aux sens, j'y associe mon âme, non pas pour s'y engager, mais pour s'y agréer, non pas pour s'y perdre, mais pour s'y trouver ; et l'emploie de sa part[32][6] à se mirer dans ce prospéré état, à en peser et estimer le bonheur et amplifier. Elle mesure combien c'est qu'elle doit à Dieu d'être en repos de sa conscience et d'autres passions intestines, d'avoir le corps en sa disposition naturelle, jouissant  ordonnément et compétemment des fonctions molles et flatteuses par lesquelles il lui plaît compenser de sa grâce les douleurs de quoi sa justice nous bat à son tour, combien lui vaut d'être logée en tel point que, où qu'elle jette sa vue, le ciel est calme autour d'elle ; nul désir, nulle crainte ou doute qui lui trouble l'air, aucune difficulté (c) passée, présente, future, (b) par-dessus laquelle son imagination ne passe sans offense. Cette considération prend grand lustre de la comparaison des conditions différentes. Ainsi je me propose, en mille visages, ceux que la fortune ou que leur propre erreur emporte et tempête, et encore ceux-ci, plus prés de moi. qui reçoivent si lâchement et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent voirement leur temps : ils outrepassent le présent et ce qu'ils possèdent, pour servir à l'espérance et pour des ombrages et vaines images que la fantaisie leur met au-devant,

Morte obita quales fama est volitare figuras,
Aut quœ sopitos deludunt somnia sensus[33][7]

lesquelles hâtent et allongent leur fuite à même qu'on les suit. Le fruit et but de leur poursuite, c'est poursuivre, comme Alexandre disait que la fin de son travail, c'était travailler.

Nil actum credens cum quid superesset agendum[34][8]

Pour moi donc, j'aime la vie et la cultive telle qu'il a plu à Dieu nous l'octroyer. Je ne vais pas désirant qu'elle eût à dire[35][9] la nécessité de boire et de manger, (c) et me semblerait faillir non moins excusablement  de désirer qu'elle l’eût double (« Sapiens divitiarum naturalium quœsitor acerrimus[36][10] »), ni (b) que nous nous sustentassions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Épiménide se privait d'appétit et se maintenait, [...] ni que le corps fût sans désir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates (c) et iniques. (b) J'accepte de bon cœur, (c) et reconnaissant, (b) ce que Nature a fait pour moi, et m'en agrée et m'en loue. On fait tort à ce grand et tout-puissant donneur de refuser son don, l'annuler et défigurer, (c) Tout bon, il a fait tout bon. « Omnia quœ secundum naturam sunt, œstimatione digna sunt.[37][11] » 

[Cet « art de vivre », que l'on peut bien considérer comme le dernier mot de la sagesse de Montaigne, ne prend cependant sa véritable portée que si l'on y joint une sorte de mise au point, dont il l'a fait suivre : ] 

(b) Je ne touche pas ici et ne mêle point à cette marmaille d'hommes que nous sommes et à cette vanité de désirs et cogitations qui nous divertissent, ces âmes vénérables, élevées par ardeur de dévotion et religion à une constante et consciencieuse méditation des choses divines, (c) lesquelles, préoccupant par l'effort d'une vive et véhémente espérance l'usage de la nourriture éternelle, but final et dernier arrêt des chrétiens désirs, seul plaisir constant, incorruptible, dédaignent de s'attendre à nos nécessiteuses commodités, fluides et ambiguës, et résignent facilement au corps le soin et l'usage de la pâture sensuelle et temporelle. (b) C'est une étude privilégiée, (c) Entre nous, ce sont choses que j'ai toujours vues de singulier accord : les opinions supercélestes et les mœurs souterraines.



LE STOÏCISME

Marc Aurèle :

"Sois semblable à un roc. Contre lui sans cesse les vagues viennent se briser : il demeure immobile et domine les flots."

Vigny :

"Gémir, pleurer, prier est également lâche.

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche

Dans la voie où le sort a voulu t'appeler,

Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler."

                Alfred de Vigny, La Mort du Loup.


L'art de vivre

Giono, suite à des problèmes cardiaques, a dû cesser de fumer, et accepter un régime sans sel.

Oui, je me suis débattu. Vivre de régime ! C'était la fin de tout. Pas de tabac. (Je fumais la pipe, et j'aimais fumer mes pipes, ou le cigare. Ah, les cigares !) Pas de sel. Je me suis dit : je perds tout ce qui fait le sel de la vie. Je mettais toute la succulence de la vie dans ce petit mot de trois lettres : « Ce sel est une ambroisie », dit Othello.

Eh bien, non, l'ambroisie est ailleurs. J'ai cessé de fumer. On m'avait autorisé deux pipes par jour. Je luttais pied à pied, je tenais à mes deux pipes. On m'a dit : « Bon, gardez-les. Une après le repas de midi, l'autre le repas du soir. » Le paradis ! Deux paradis par jour. Instinctivement, je cherchais le vrai paradis. Je l'ai trouvé, bien sûr : il fallait tout simplement supprimer les deux pipes. On ne m'a pas obligé. Je l'ai fait tout seul. Pourquoi? Parce que c'était beaucoup plus agréable de ne pas fumer. Les nouvelles séductions s'étaient approchées et s'étaient installées. Je ne fumerais pas pour tout l'or du monde. On m'offre encore quelquefois de magnifiques cigares : des Pérous, des Golcondes, des Pactoles, tous les parfums de l'Arabie. Je les donne : l'air pur est un Pérou, des Golcondes, des Pactoles, vraiment tous les parfums de l'Arabie. J'ai retrouvé, par exemple, un parfum très discret, presque imperceptible, que je savourais dans mon enfance (avant de fumer). C'était l'odeur du réséda. Ma mère aimait le réséda. Elle en gardait parfois des brins à son corsage. Je n'avais jamais plus senti l'odeur du réséda. Maintenant, oui.

Maintenant aussi, par exemple, je sens de loin, au printemps, la sève sucrée des saules. C'est une odeur qu'on perd constamment quand le sens olfactif est brutalisé par le tabac. Dès que le sens est libéré (on s'y fait vite, surtout si on y donne attention), on retrouve la nouveauté des richesses du monde. Je parle de cette sève sucrée, c'est que c'est un parfum exquis, non seulement exquis, mais il parle à l'âme, c'est un enchantement.

En mars, avril, jusqu'après les bourrasques du printemps et les premiers coups de  chaleur, l'écorce des saules exsude de minuscules perles de sève. J'imagine que c'est à cause d'un équilibre biologique végétal (le saule) et l'animal (certains insectes), et pour que cet équilibre existe, il est fait pour appeler, être attrayant. On ne sent jamais cette odeur, parce qu'elle est très délicate, parce qu'elle n'est pas en réalité pour nous. (On nous a expulsés du paradis terrestre. On ne hume désormais – et de plus en plus – que l'arbre de la science.) Cependant, dès qu'on devient un « homme de bonne volonté », on sent l'odeur exquise de la sève des saules.

Je pourrais multiplier les exemples, et jusqu'à l'odeur des herbes les plus humbles, mais parlons du sel. J'avoue que la privation du sel m'a paru être la privation de toute joie, j'ai mis longtemps à revivre. Je salais beaucoup tous mes aliments, je raffolais du sel : anchois, poutargue, harengs saurs, jambons, salaisons, fromages, et la simple salière. Quand le sel me fut refusé, ou plus exactement quand il fallut opter entre vivre ou manger du sel, je crus que la vie s'obscurcissait. Le faux sel ne remplaçait jamais le sodium. Je me jetais dans les épices et les condiments, je saupoudrais mes aliments de toutes les poudres imaginables : thym, sariette, laurier, ail, persil, et même les poudres les plus inventées; rien ne remplaçait le sodium. Je rêvais de sel.

Je compris que le problème devait être pris d'un autre côté (il ne s'agit, bien entendu, que de mon tempérament personnel). Il fallait d'abord (pour moi) me déshabituer du sel et me mettre à mains nues sans essayer de chercher ma joie, mon plaisir, ma saveur, mon goût. Je fis un régime strict, vraiment strict (même avec le lait dessalé). J'étais constamment dans le dégoût, le haut-le-cœur (c'est le cas de le dire), je ne m'accrochais qu'à mon désir de me battre.

Soudain (car la chose arriva vraiment soudain, sans préalable), un goût arriva, et un goût différent : le goût des aliments non salés, un goût nouveau. Je compris qu'il fallait surtout prendre une nouvelle habitude : prendre l'habitude de l'absence de sel ; pas l'absence totale, puisqu'elle n'est pas possible, ni pas souhaitable, sauf pour des cas très graves, mais prendre l'habitude du sel naturel des choses, sans avoir recours au sel de cuisine.

Si j'ai parlé d'abord de la suppression du tabac et des nouvelles odeurs, c'est que pour le sel c'est pareil, les nouveaux goûts s'installent. Non seulement ces nouveaux goûts s'installent : celui de la viande grillée, du poisson, de la pomme de terre, du miel (bien sûr, mais sait-on que le miel se dit au pluriel les miels – il y a autant de goûts, autant de terroirs), non seulement, donc, les nouveaux goûts s'installent, comme une nouvelle gourmandise, mais à partir de là on peut tout enrichir avec les épices et les condiments. Ce qui paraît, au début, monotone ou plat (même le poivre) tant qu'on n'est pas débarrassé de l'habitude du sel en excès. Tout s'exalte et s'harmonise. C'est une nouvelle cuisine. Il ne s'agit pas seulement de cuisine, ou de régime, ou de médecine, c'est une philosophie ! La valeur du « peu », la valeur de très peu de chose. On s'étonne du peu qu'il faut pour vivre, non seulement pour vivre simplement, mais pour vivre royalement ; du moment qu'on sait vivre. 

Jean Giono, La Chasse au bonheur, Gallimard, Paris, 1988 (posthume : chroniques de 1966-1970), coll. Folio, p. 214-220.




Platon, Gorgias, "le mythe des enfers"

La mort n'est rien d'autre, me semble-t-il, que la séparation de deux choses, l'âme et le corps, qui se détachent l'une de l'autre. Or, une fois que l'âme et le corps d'un homme se sont séparés, ils n'en restent pas moins dans l'état qui était le leur du vivant de cet homme.; Le corps garde sa nature propre, avec la marque évidente de tous les traitements, de tous les accidents qu'il a subis. […] Pour le dire en un mot, les signes distinctifs qui caractérisaient le corps vivant sont tous, ou presque tous, manifestes pendant un certain temps sur le corps mort. Eh bien, à mon avis, c'est le même phénomène qui se produit aussi dans l'âme. Dès qu'elle est dépouillée du corps, on peut voir tous ses traits naturels ainsi que les impressions qu'elle a reçues impressions qui sont telles ou telles selon le mode de vie qu'a eu l'homme qui la possède et qu'en chaque circonstance il a éprouvées en son âme. Donc, quand les morts se présentent devant leur juge, quand ceux d'Asie, par exemple, vont auprès de Rhadamante[38][1], Rhadamante les arrête et il sonde l’âme de chacun, sans savoir à qui cette âme appartient, mais il arrive souvent qu'il tombe sur l'âme du Grand Roi ou encore sur celle de n'importe quel autre roi ou chef, et qu'il considère qu'il n'y a rien de sain en cette âme, qu'elle est lacérée, ulcérée, pleine de tous les parjures et injustices  que chaque action de sa vie a imprimés en elle, que tous ses fragments ont été nourris de mensonges, de vanité, que rien n'est droit en cette âme, parce qu'elle ne s'est jamais nourrie de la. moindre vérité. Alors, il voit une âme qui, à cause de sa licence, de sa mollesse, de sa démesure, de son absence de maîtrise dans l'action, est pleine de désordre et de laideur. Et dès qu'il voit cette âme privée de toute dignité, il l'envoie aussitôt dans la prison du Tartare où elle est destinée à endurer tous les maux qu'elle mérite.

Or, tout être qu'on punit et auquel on inflige le châtiment qu'il faut mérite de s'améliorer et de tirera profit de sa peine ; ou sinon, qu'il serve d'exemple aux autres hommes, lesquels, en le voyant subir les souffrances qu'il subit, prendront peur et voudront devenir meilleurs. Les hommes auxquels la punition est un service qu'on rend et qui sont donc punis par la justice humaine et la justice divine sont les hommes qui ont commis des méfaits, mais des méfaits qu'on peut guérir. Malgré tout, les souffrances qu'ils subissent, ici et dans l'Hadès, leur sont utiles, car, il n'est pas possible de les débarrasser de l'injustice autrement que par la souffrance. En revanche, les hommes qui ont commis les plus extrêmes injustices et qui sont devenus de ce fait incurables, sont des hommes qui servent d'exemples, même si, en fait, ils ne peuvent, parce que incurables, tirer le moindre profit de leur châtiment. Mais il y a bien d'autres hommes qui tirent profit du fait de les voir subir éternellement, en punition de leurs fautes, les souffrances les plus graves, les plus douloureuses, les plus effroyables. Car ces hommes qu'on voit là-bas, dans l'Hadès, accrochés aux murs de leur prison, sont, pour tout homme injuste qui arrive, un effroyable exemple, à la fois un horrible spectacle et un avertissement.

Archélaos[39][2], je l'affirme, sera traité comme cela, si tout ce qu'a dit Polos est vrai, et c'est le cas de tout autre homme qui aurait été un tyran comme lui. D'ailleurs, je pense que presque tous les hommes qui servent d'exemples dans l'Hadès, se trouvent chez les tyrans, les rois, les chefs, et chez tous les hommes qui ont eu une action politique. Ce sont eux, en effet, qui commettent des méfaits, lesquels, à cause du pouvoir dont ces hommes disposent, ne peuvent être que des méfaits énormes et parfaitement impies. D'ailleurs, Homère en témoigne pour nous. Cet illustre poète a représenté des rois et des chefs qui sont, dans l'Hadès, éternellement punis ; ce sont Tantale, Sisyphe, Tityos[40][3]. En revanche, Thersite[41][4], et tout homme privé qui a été un scélérat comme lui, n'ont jamais été représentés en train de subir des souffrances aussi atroces que celles dont souffrent les incurables. En effet, ces criminels, étant des personnages privés, n'avaient pas, je pense, la même possibilité de mal faire que les criminels au pouvoir, c'est pourquoi ils ont eu, d'une certaine façon, plus de chance que ceux qui disposaient d'un tel pouvoir.

Car vois-tu, Calliclès, c'est surtout chez les puissants qu'on trouve de ces hommes qui peuvent devenir absolument mauvais. Mais par ailleurs, rien n'empêche qu'on trouve aussi, chez les puissants de ce monde, des hommes bons, et, s'il y en a, ils méritent vraiment qu'on les admire. Car, vivre une vie de justice, quand la possibilité d'agir sans justice est grande, est une chose difficile, Calliclès, et qui mérite bien des éloges. Peu nombreux sont les hommes qui le font. Car s'il y a eu, ici même et aussi bien ailleurs, des hommes qui ont su exécuter en toute justice les tâches que leur confiait la Cité, je pense qu'il y en aura encore. Or, il y en eut un, un homme tout à fait illustre, et honoré par tous les Grecs, c'était Aristide, fils de Lysimaque. Mais sinon, bien cher Calliclès, la plupart des hommes puissants sont des hommes mauvais.

Donc, comme je disais, lorsque le grand Rhadamante reçoit un homme de ce genre, il ne sait rien de lui, ni qui il est, ni d'où il vient, rien, sinon qu'il est un scélérat. Or, dès qu'il voit cela, il envoie cet homme dans le Tartare, en le marquant d'un signe spécial qui indique si, à son avis, on peut ou non le guérir. Après cela, quand le coupable arrive là-bas, il subit la peine qu'il mérite. Mais il se produit parfois que Rhadamante discerne une autre sorte d'âme, qui a vécu une vie de piété et de vérité, qu'elle soit l'âme d'un homme privé ou celle de n'importe qui. Mais surtout s'il voit – eh oui, Calliclès, c'est moi qui te le dis –, s'il voit l'âme d'un philosophe, qui a œuvré toute sa vie pour accomplir la tâche qui lui est propre, sans se disperser à faire ceci et cela, eh bien, après avoir admiré cette âme, il l'envoie vers les Iles des bienheureux. Et Eaque, lui aussi, fait la même chose. Ces deux juges prononcent leurs jugements en tenant une baguette à la main. Quant à Minos, qui surveille les jugements, il est assis, seul ; il tient un sceptre d'or, comme Ulysse le voit, chez Homère : « il tient un sceptre d'or, et il fait la justice chez les morts ».

Eh bien moi, Calliclès, j'ai été convaincu par cette histoire, et je ne cesse de m'examiner, afin de faire paraître devant le juge l'âme la plus saine qui soit. Je laisse donc tomber les honneurs que chérissent presque tous les hommes, je m'habitue à être sincère, et je vais vraiment essayer d'être aussi bon dans la vie que dans la mort – quand je serai mort. J'engage, autant que je peux, tous les autres hommes, et surtout toi, à faire de même ; oui, je t'engage à faire le contraire de ce que tu dis, à te diriger vers la vie dont je parle et à entrer dans ce combat, dont je prétends qu'il est préférable à tous les combats qui se livrent ici. Et je te blâme de ce que tu seras incapable de te porter secours à toi-même, quand sonnera pour toi l'heure de la justice, l'heure du jugement que je viens de te raconter. Au contraire, quand tu te présenteras devant le juge, devant le terrible fils d'Égine, oui, au moment où il viendra se saisir de toi, tu resteras muet, tu auras le vertige, tu éprouveras là-bas ce que j'éprouve ici, et c'est là-bas, peut-être, qu'on te frappera sur la tête d'une façon indigne de toi, c'est là-bas, peut-être, que tu te sentiras absolument outragé. Mais, tout ce qu'on vient de raconter te paraît sans doute être un mythe, une histoire de bonne femme, et tu n'as que mépris pour cela. Bien sûr, il n'y aurait rien d'étonnant à mépriser ce genre d'histoire, si, en cherchant par-ci, par-là, nous pouvions trouver quelque chose de mieux que cette histoire et de plus vrai. Mais en réalité, tu vois bien qu'à vous trois, qui êtes les plus sages des Grecs d'aujourd'hui, oui, toi, Polos et Gorgias, vous n'avez pas pu démontrer qu'on doit vivre une autre vie que celle dont j'ai parlé, vie qui nous sera de plus fort utile quand nous arriverons dans le monde des morts. En fait, c'est tout le contraire qui s'est produit. Tout au long de la discussion, déjà si abondante, que nous avons eue, toutes les autres conclusions ont été réfutées, et la seule qui reste sur pied est la suivante : il faut faire bien attention à ne pas commettre d'injustices plutôt qu'à en subir; tout homme doit s'appliquer, non pas à avoir l'air d'être bon, mais plutôt à l'être vraiment, en privé comme en public   ; et si un homme s'est rendu coupable en quelque chose, il faut le punir. Tel est le bien qui vient en second après le fait d'être juste : c'est de le devenir et de payer sa faute en étant puni. Que toute flatterie, à l'égard de soi-même comme à l'égard des autres – que ces autres forment une foule ou qu'ils soient peu nombreux –, soit évitée et qu'on se serve de la rhétorique en cherchant toujours à rétablir le droit comme on le fait d'ailleurs en toute autre forme d'action.

Allons, laisse-toi convaincre par moi, et tiens-moi compagnie vers ce lieu où, dès ton arrivée, tu seras bienheureux dans la vie comme dans la mort – ainsi que notre raisonnement l'indique. Aussi, laisse faire si on te méprise comme si tu étais un insensé, si on t'outrage comme on veut, eh oui, par Zeus, garde toute ta confiance quand on te frappe de ce coup indigne ! Car il ne t'arrivera rien de terrible si tu es vraiment un homme de bien et si tu pratiques la vertu.

Alors, par la suite, quand toi et moi, nous aurons bien pratiqué la vertu en commun, si, à ce moment-là, tu penses qu'il le faut, nous nous consacrerons aux affaires politiques, ou bien à autre chose, si tu penses qu'on le doit. Oui, à ce moment-là, nous tiendrons conseil pour savoir comment être meilleur que nous le sommes aujourd'hui. Il est laid, en effet, de se trouver dans la situation qui semble être la nôtre maintenant, puis de faire les jeunes fanfarons comme si nous étions des gens sérieux, nous qui n'avons jamais la même opinion sur les mêmes questions, alors qu'il s'agit des questions les plus fondamentales. Tant est grande l'absence d'éducation et de culture où nous en sommes venus! Nous nous laisserons donc guider par le raisonnement qui vient de nous apparaître, puisqu'il nous indique quelle est la meilleure façon de vivre et de pratiquer la justice et toute autre vertu, dans la vie comme dans la mort. Nous suivrons donc cet argument, nous en engagerons d'autres à faire comme nous, mais nous n’aurons aucun égard pour le raisonnement auquel tu as donné ta foi et que tu t’engages à suivre. Car ce raisonnement, Calliclès, est sans aucune valeur. 

Platon, Gorgias, 524b-527d, traduction Monique Canto-Sperber, collection Garnier-Flammarion, 1987, p. 305-311.

 

 




Sade, Justine. « rien de fait pour rendre heureux dans ce qu’on appelle la vertu »

« On vous dit à cela, la vertu est utile aux autres, et en ce sens, elle est bonne ; car s'il est reçu de ne faire que ce qui est bon aux autres, à mon tour je ne recevrai que du bien. Ce  raisonnement n'est qu'un sophisme ; pour le peu de bien que je reçois des autres, en raison de ce qu'ils pratiquent la vertu, par l'obligation de la pratiquer à mon tour, je fais un million de sacrifices qui ne me dédommagent nullement. Recevant moins que je ne donne, je fais donc un mauvais marché, j'éprouve beaucoup plus de mal des privations que j'endure pour être vertueux, que je ne reçois de bien de ceux qui le font ; l'arrangement n'étant point égal, je ne dois donc pas m'y soumettre, et sûr, étant vertueux, de ne pas faire aux autres autant de bien que je recevrais de peines en me contraignant à l'être, ne vaudra-t-il donc pas mieux que je renonce à leur procurer un bonheur qui doit me coûter autant de mal ? Reste maintenant le tort que je peux faire aux autres étant vicieux, et le mal que je recevrai à mon tour, si tout le monde me ressemble. En admettant une entière circulation de vices, je risque assurément, j'en conviens ; mais le chagrin éprouvé parce que je risque est compensé par le plaisir de ce que je fais risquer aux autres ; voilà dès lors l'égalité rétablie, dès lors tout le monde est à peu près également heureux : ce qui n'est pas et ne saurait être dans une société où les uns sont bons et les autres méchants, parce qu'il résulte, de ce mélange, des pièges perpétuels qui n'existent point dans l'autre cas. Dans la société mélangée, tous les intérêts sont divers; voilà la source d'une infinité de malheurs ; dans l'autre association, tous les intérêts sont égaux, chaque individu qui la compose est doué des mêmes goûts, des mêmes penchants, tous marchent au même but ; tous sont heureux. Mais, vous disent les sots, le mal ne rend point heureux ; non, quand on est convenu d'encenser le bien ; mais méprisez, avilissez ce que vous appelez le bien, vous ne révérez plus que ce que vous aviez la sottise d'appeler le mal ; et tous les hommes auront du plaisir à le commettre, non point parce qu'il sera permis (ce serait quelquefois une raison pour en diminuer l'attrait), mais parce que les lois ne le puniront plus, et qu'elles diminuent, par la crainte qu'elles inspirent, le plaisir qu'a placé la nature au crime. Je suppose une société où il sera convenu que l'inceste (admettons ce délit comme tout autre), que l'inceste, dis-je, soit un crime ; ceux qui s'y livreront seront malheureux, parce que l'opinion, les lois, le culte, tout viendra glacer leurs plaisirs ; ceux qui désireront commettre ce mal, et qui ne l'oseront, d'après ces freins, seront également malheureux, ainsi la loi qui proscrira l'inceste, n'aura fait que des infortunés. Que dans la société voisine, l'inceste ne soit point un crime, ceux qui ne le désireront pas ne seront point malheureux, et ceux qui le désireront seront heureux. Donc la société qui aura permis cette action conviendra mieux aux hommes que celle qui aura érigé cette même action en crime ; il en est de même de toutes les autres actions maladroitement considérées comme criminelles ; en les observant sous ce point de vue, vous faites une foule de malheureux ; en les permettant, personne ne se plaint ; car celui qui aime cette action quelconque s'y livre en paix, et celui qui ne s'en soucie pas, ou reste dans une sorte d'indifférence qui n'est nullement douloureuse, ou se dédommage de la lésion dont il grève à son tour ceux dont il a eu à se plaindre ; donc tout le monde dans une société criminelle se trouve ou très heureux, ou dans un état d'insouciance qui n'a rien de pénible ; par conséquent rien de bon, rien de respectable, rien de fait pour rendre heureux dans ce qu'on appelle la vertu. Que ceux qui la suivent ne s'enorgueillissent donc pas de cette sorte d'hommage que le genre de constitution de nos sociétés nous force à lui rendre ; c'est une affaire purement de circonstances, de convention ; mais dans le fait, ce culte est chimérique, et la vertu qui l'obtient un instant n'en est pas pour cela plus belle. »


Pascal Bruckner : Une autre vie existe...

Une autre vie existe, plus belle, plus ardente ! Quel enfant ou adolescent, se morfondant au sein d'une famille monotone, n'a entendu cet appel avec un frisson de plaisir? Nul n'est condamné à ses conditions de naissance, à son milieu social, parental, conjugal. Le simple fait de pressentir une destinée plus favorable permet souvent de renverser les murs qui nous emprisonnent. C'est le charme des départs, des ruptures que de nous basculer dans l'inconnu et de creuser au sein de la trame du temps une déchirure bénéfique. Aux principes de plaisir et de réalité, il faudrait en rajouter un troisième : le principe d'extériorité, en tant qu'il est le royaume de la diversité, de l'inépuisable saveur des choses. La vie procède aussi par  révélations, quand nous est offerte soudain l'intuition d'autres mondes bouleversants tel Pécuchet galvanisé par les ébats d'une paysanne splendidement indécente qu'il observe derrière une haie. Il faut laisser une porte ouverte sur le « pays du dehors» (Lewis Carroll), sur le mystère, l'inexploré et cette porte la franchir au moins une fois, répondre à l'appel des ailleurs, le désert pour les uns, l'Orient ou l'Afrique pour d'autres, pour d'autres encore la découverte d'une sexualité nouvelle, d'une vocation étouffée. Alors tout est suspendu à l'imminence d'une fuite, d'un saut qui nous délivrera des puissances asphyxiantes de la routine, de la petitesse. Moment lumineux de l'échappée belle qui nous porte vers de plus beaux rivages. 

Pascal Bruckner, L’Euphorie perpétuelle, essai sur le devoir de bonheur, Grasset, 2000, pp. 132-133.


Alain Finkielkraut : L’exaltation à l’aube de la première guerre mondiale…

Pour la première fois la mobilisation est générale et tout le monde est concerné. Cette guerre implique les citoyens comme aucune autre avant elle. Même si elle tire son origine de la rivalité entre les puissances, elle est massivement consentie par les peuples. Et les motifs de cette adhésion ne sont pas seulement idéologiques. Ils tiennent au fait que l’homo economicus n'est pas le tout de l'homme, que le chacun pour soi d'une société vouée à la production et à la consommation est aussi frustrant qu'il est libérateur, que l'être qui veut persévérer dans son être veut aussi de l'aventure, de la tension, du cérémonial, de la communauté humaine.

« Pour être vrai, écrit par exemple Stefan Zweig, je dois avouer que dans cette levée de masse, il y avait quelque chose de grandiose, d'entraînant et même de séduisant à quoi il était difficile de résister. Et malgré ma haine et mon horreur de la guerre, je ne voudrais pas être privé dans la vie du souvenir de ces premiers jours. Des centaines de milliers d'hommes sentaient comme jamais ce qu'ils auraient dû mieux sentir en temps de paix, à savoir à quel point ils étaient solidaires. Une ville de deux millions d'habitants, un pays de près de cinquante millions éprouvaient à cette heure qu'ils vivaient une page de l'histoire universelle, un moment qui ne reviendrait plus jamais et que chacun était appelé à jeter son moi infime dans cette masse ardente pour s'y purifier de tout égoïsme. Toutes les différences de rang, de classe, de religion, étaient submergées, pour un instant, par le sentiment débordant de la fraternité. Des inconnus se parlaient dans la rue, des gens qui s'étaient évités pendant des années se serraient la main, partout on voyait des visages animés. Chaque individu éprouvait un élargissement de son moi, il n'était pas l'homme isolé de naguère, il était incorporé à une masse, et sa personne jusqu'alors insignifiante prenait un sens. Le petit employé de la poste qui, du matin au soir, n'avait fait que trier des lettres, qui triait et triait sans interruption du lundi au samedi, le clerc, le cordonnier avaient soudain une autre perspective, une perspective romantique dans leur vie, ils pouvaient devenir des héros et les femmes célébraient déjà tous ceux qui portaient un uniforme, et ceux qui n'en portaient pas les saluaient avec vénération et par avance de ce nom romantique. Ils appréciaient la puissance inconnue qui les arrachait à leur train-train quotidien. » On sait qu'en face, Péguy a passé les derniers jours de sa vie civile à serrer les mains de ses amis et à se réconcilier avec ses adversaires. La perspective de la guerre, pour lui aussi, éliminait les divisions. Citons enfin les premières lignes de l'un des plus grands romans de la guerre de 14-18, Orages d'acier d'Ernst Jùnger : « Nous avions quitté les salles de cours, les bancs de l'école et les brèves semaines d'instruction nous avaient fondus dans un grand corps brûlant d'enthousiasme. Élevés dans une ère de sécurité, nous avions tous la nostalgie de l'inhabituel, des grands périls. »

Avant d'être perçue comme l'invasion monstrueuse de la vie par l'Histoire, la mobilisation générale est accueillie comme une rupture providentielle avec l'anomie, l'ennui, les intensités basses et la socialité dispersive. L'ardeur martiale et d'aspiration à la noblesse de l'exploit font irruption dans l'univers mécanique de la division du travail. Mais c'est un exploit lui-même démocratisé, une grandeur rendue accessible à chacun par l'institution moderne du service militaire obligatoire. L'individu, de surcroît, ne paie plus sa liberté du prix terrible de l'isolement. La concurrence de tous avec tous cède la place à la fraternité nationale. L'union des volontés a raison de la séparation des êtres. L'égoïsme calculateur est transcendé par la solidarité en acte de la préparation à la bataille. Bref, le rêve héroïque et l'ivresse communautaire, l'espoir de sortir du rang et le bonheur de se fondre dans une totalité en mouvement mettent ensemble la fleur au fusil des conscrits. Du fait de l'incapacité de la société bourgeoise à effacer de la mémoire des hommes les valeurs aristocratiques qu'elle récuse et à honorer complètement les principes égalitaires dont elle se réclame, tout le monde dans cette société, y compris le bourgeois lui-même, est l'ennemi du bourgeois. La guerre est l'événement qui fait la part belle à cet ennemi en offrant à tous ses ressentiments, à toutes ses insatisfactions, un miraculeux exutoire.

 Alain Finkielkraut, Nous autres, modernes, ellipes, Paris, 2005, p. 217-220.


L’ennui

L'oisiveté festivale a vidé les rues, et les citadins endimanchés font la sieste. Dimanches citoyens, républicains, insipides comme un bonheur sans nuages ! Où est la bourrasque qui emportera vos fusées et vos lampions ? La conscience endimanchée attend en vain cette improbable bourrasque, comme un homme rassasié de sucreries et abreuvé de beauté fade désire parfois un peu d'humaine laideur. Tel est le regret indéfini que nous inspirent certaines femmes ; que n'ont-elles quelques défauts, pour nous ressembler un peu ? Hélas ! que ne sont-elles laides ?

L'ennui, comme l'ordre du cœur, a donc finalement « ses raisons » ; il naît des causes qui expliqueraient plutôt son contraire. Ce n'est pas qu'il n'y ait une sorte d'ennui expérimental, un ennui des consciences désabusées ou blasées : et peut-être en effet conviendrait-il de distinguer le blasement, qui est a posteriori ou conséquent, et l'ennui, qui est antécédent où a priori, celui-là étant à celui-ci comme le souci à l'angoisse, comme la honte à la pudeur, comme la culpabilité fautive à la responsabilité innocente, comme les scrupules du remords par rapport au sens moral ou comme enfin la mauvaise conscience « post rem » par rapport à la mauvaise conscience « ante rem ». Que dis-je ? l'ennui, n'impliquant aucune perception des valeurs, est encore bien plus indéterminé que le sens moral ! L'homme blasé est désenchanté parce qu'il a fait le tour des enchantements, vidé toutes les coupes, épuisé tous les charmes de toutes les ivresses ; et l'homme de l'ennui, au contraire, est désenchanté avant d'avoir été enchanté, dégoûté avant d'avoir goûté ; il perd courage sans que rien l'ait découragé ; et l'on ne peut même dire qu'il soit « revenu de tout »,  vu qu'il n'y est jamais allé ! Rappelons ici les antithèses par lesquelles Chateaubriand, dans le Génie du Christianisme, décrit le « Vague des passions » : « détrompé sans avoir joui,... et, sans avoir usé de rien... désabusé de tout », l'ennui est né blasé ; l'ennui est désenchanté en dehors de toute expérience ; l'ennui est l'expérience inexpérimentée. Toutefois il repose bien, à sa manière, sur une expérience – mais c'est une expérience métaphysique : au lieu que la déception empirique naît de l'échec, la désillusion métempirique vient du trop grand, du vain triomphe qui nous laisse sceptiques et désappointés. Dans l'ennui la créature éprouve les limites de sa condition, l'irrémédiable de sa finitude, la vanité de toute grandeur humaine. La conscience comblée et pourtant insatisfaite, la conscience déraisonnable soupire, au mépris de toute équité, chaque fois qu'un but longtemps désiré est atteint : Et après ? comme si elle attendait autre chose... « Je ne suis pas heureuse», gémit Mélisande[42][1], et elle ne sait pas elle-même en quoi ni pourquoi ;aux questions raisonnables de Golaud, qui cherche les causes et méconnaît le je-ne-sais-quoi, elle répond : Non, non, ce n'est pas cela... Néanmoins c'est l'évidence même, elle n'est pas heureuse, et le triste refrain proteste avec obstination contre les apparences ironiques d^une prospérité qui le dément. Mélisande heureuse-mais-triste, Mélisande malheureuse d'être heureuse réitère sans s'en apercevoir la plainte du Moïse de Vigny. « Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux », dit le prophète puissant et solitaire. La grandeur et les richesses, comme chacun sait, ne font pas le bonheur. Mais ce n'est pas encore assez dire : c'est le bonheur lui-même qui ne fait pas le bonheur ! Si l'échec nous rend malheureux et si le bonheur lui-même ne nous rend pas heureux, ne peut-on parler de désespoir? Avoir tout ce qu'il faut pour être heureux, comme on dit dans les familles, et ne l'être pas, c'est bien en effet la pire peine

Vladimir JANKELEVITCH, L'Aventure, l'ennui, le sérieux, p. 100-101.




Pascal, Le divertissement

Texte 1 :

Divertissement. - Quand je m'y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s'exposent, dans la cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre.  Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d'une place.  On n'achètera une charge à l'armée si cher, que parce qu'on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu'on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.

Mais quand j'ai pensé de plus près, et qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir la raison, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.

Quelque condition qu'on se figure, si l'on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant, qu'on s'en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s'il est sans divertissement, et qu'on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables; de sorte que, s'il est sans ce qu'on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et qui se divertit.

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés.  Ce n'est pas qu'il y ait en effet du bonheur, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit d'avoir l'argent qu'on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu'on court : on n'en voudrait pas s'il était offert.  Ce n'est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu'on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c'est le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement ; de là vient que la prison est un supplice si horrible; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible.  Et c'est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de [ce] qu'on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.

Le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir le roi, et à l'empêcher de penser à lui.  Car il est malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense.

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux.  Et ceux qui font sur cela les philosophes, et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu'ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse - qui nous en détourne - nous en garantit.

 

BLAISE PASCAL, Pensées.

Textes 2 et 3 :

142 (270)

Divertissement – La dignité royale n'est-elle pas assez grande d'elle-même pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu'il est? Faudra-t-il le divertir de cette pensée, comme les gens du commun? Je vois bien que c'est rendre un homme heureux, de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toutes ses pensées du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d'un roi, et sera-t-il plus heureux en s'attachant à ces vains amusements qu'à la vue de sa grandeur? Et quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie, d'occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d'un air, ou à placer adroitement une [balle][43][1], au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l'environne? Qu'on en fasse l'épreuve : qu'on laisse un roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l'esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir ; et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misère. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d'y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et, qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu'il n'y ait point de vide ; c'est-à-dire qu'ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu'il sera misérable, tout roi qu il est, s'il y pense.                    

Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois.                  

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Divertissement – On charge les hommes, dès l'enfance,  du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et  encore du bien et de l'honneur de leurs amis. On les  accable d'affaires, de l'apprentissage des langues et d exercices, et on leur fait entendre qu'ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu'une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. – Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux! Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux? – Comment ! Ce qu'on pourrait faire? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d'où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c'est pourquoi, après leur avoir tant préparé  d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l'employer à se divertir, à jouer et à s'occuper toujours tout entiers.

Que le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure!




Jean Anouilh (1910-1987), Antigone (1942) 

Étéocle et Polynice, les deux fils d’Œdipe, se sont entretués. Étéocle a été officiellement enterré, mais Polynice, sur l’ordre du régent Créon, est laissé aux corbeaux et aux chiens, pour avoir pris les armes contre sa patrie. Bafouant les ordres de Créon au nom des lois divines, Antigone est allée, de nuit, l’enterrer. Arrêtée, elle risque d’être condamnée à mort. Créon, son oncle, voudrait la sauver. 

Créon

Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie n'est pas ce que tu crois. C'est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la. Tu verras, cela deviendra une petite chose dure et simple qu'on grignote, assis au soleil. Ils te diront tous le contraire parce qu'ils ont besoin de ta force et de ton élan. Ne les écoute pas. Ne m'écoute pas quand je ferai mon prochain discours devant le tombeau d'Étéocle. Ce ne sera pas vrai. Rien n'est vrai que ce qu'on ne dit pas... Tu l'apprendras toi aussi, trop tard, la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mépriser encore, mais de découvrir cela, tu verras, c'est la consolation dérisoire de vieillir, la vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur. 

Antigone, murmure, le regard perdu.

Le bonheur...

Créon, a un peu honte soudain.

Un pauvre mot, hein ? 

Antigone, doucement.

Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone? Quelles pauvretés faudra-t-il qu'elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ? 

Créon, hausse les épaules.

Tu es folle, tais-toi. 

Antigone

Non, je ne me tairai pas ! Je veux savoir comment je m'y prendrai, moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque c'est tout de suite qu'il faut choisir. Vous dites que c'est si beau la vie. Je veux savoir comment je m'y prendrai pour vivre. 

Créon

Tu aimes Hémon ?

Antigone

Oui, j'aime Hémon. J'aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, s'il ne doit plus me croire morte quand je suis en retard de cinq minutes, s'il ne doit plus se sentir seul au monde et me détester quand je ris sans qu'il sache pourquoi, s'il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s'il doit apprendre à dire « oui », lui aussi, alors je n'aime plus Hémon ! 

Créon

Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi. 

Antigone

Si, je sais ce que je dis, mais c'est vous qui ne m'entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d'un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit.) Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout d'un coup !  C'est le même air d'impuissance et de croire qu'on peut tout. La vie t'a seulement ajouté tous ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi. 

Créon, la secoue.

Te tairas-tu, enfin ? 

Antigone

Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j'ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais ? Tu sais que j'ai raison, mais tu ne l'avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os. 

Créon

Le tien et le mien, oui, imbécile ! 

Antigone

Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte.  On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite – ou mourir.


Marcel Proust, le croissant de Mme Verdurin

Madame Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait fini par obtenir de Cottard une ordonnance qui lui permît de s'en faire faire dans certain restaurant dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d'un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait et donnant des pichenettes à son journal pour qu'il pût se tenir grand ouvert sans qu'elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait : « Quelle horreur, cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies. » Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l'air qui surnageait sur sa figure, amené là probablement par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d'une douce satisfaction[44][1].




Jean Richepin (1849-1926) :  Les Oiseaux de passage

Oh! Vie heureuse des bourgeois! Qu'avril bourgeonne
Ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents.
Ce pigeon est aimé trois jours par sa pigeonne;
Ça lui suffit, il sait que l'amour n'a qu'un temps. 

Ce dindon a toujours béni sa destinée.
Et quand vient le moment de mourir, il faut voir
Cette jeune oie en pleurs: «C'est là que je suis née;
Je meurs près de ma mère et j'ai fait mon devoir.» 

Elle a fait son devoir! C'est-à-dire que oncque
Elle n'eut de souhait impossible, elle n'eut
Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque
L'emportant sans rameurs sur un fleuve inconnu. 

Et tous sont ainsi faits! Vivre la même vie
Toujours, pour ces gens-là cela n'est point hideux.
Ce canard n'a qu'un bec, et n'eut jamais envie
Ou de n'en plus avoir ou bien d'en avoir deux. 

Ils n'ont aucun besoin de baisers sur les lèvres
Et, loin des songes vains, loin des soucis cuisants,
Possèdent pour tout cœur un viscère sans fièvres,
Un coucou régulier et garanti dix ans ! 

Oh ! les gens bienheureux !... Tout à coup, dans l'espace,
Si haut qu'il semble aller lentement, un grand vol
En forme de triangle arrive, plane et passe.
Où vont-ils? Qui sont-ils? Comme ils sont loin du sol! 

Regardez-les passer! Eux, ce sont les sauvages.
Ils vont où leurs désir le veut, par-dessus monts,
Et bois, et mers et vents, et loin des esclavages.
L'air qu'ils boivent ferait éclater vos poumons. 

Regardez-les! Avant d'atteindre sa chimère,
Plus d'un l'aile rompue et du sang plein les yeux,
Mourra. Ces pauvres gens ont aussi femme et mère,
Et savent les aimer aussi bien que vous, mieux. 

Pour choyer cette femme et nourrir cette mère,
Ils pouvaient devenir volailles comme vous.
Mais ils sont avant tout des fils de la chimère,
Des assoiffés d'azur, des poètes, des fous. 

Regardez-les, vieux coq, jeune oie édifiante!
Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu'eux.
Et le peu qui viendra d'eux à vous, c'est leur fiente.
Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux.


Paul Verlaine, Poèmes saturniens (1866).

 Monsieur Prud'homme

Il est grave, il est maire et père de famille,
Son faux-col engloutit son oreille, ses yeux
Dans un rêve sans fin flottent insoucieux
Et le printemps en fleurs sur ses pantoufles brille

Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille
Où l'oiseau chante à l'ombre et que lui font les cieux
Et les prés verts et les gazons silencieux.
Monsieur Prud'Homme songe à marier sa fille,

Avec Monsieur Machin, un jeune homme cossu,
Il est juste milieu, botaniste et pansu
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

Ces fainéants barbus mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza
Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles.


Nietzsche et le bonheur.

Alors que chez Schopenhauer la sérénité est atteinte dans une sorte de quiétude nihiliste, il y a chez Nietzsche une impatience du bonheur, à savoir une volonté d'intensification de toutes les possibilités d'éprouver la vie dans sa totalité. Mais cette impatience n'est nullement l'impulsion du désir, ni l'effort pour se soustraire à la souffrance. Le bonheur est toujours chez lui conçu comme l'aboutissement d'un combat pour surmonter les contradictions les plus dures et les tentations de toutes les formes du dégoût et du déclin. Nietzsche le recherche assurément, mais en rejetant les figures illusoires de la satisfaction tiède d'une existence en quête de sécurité, de plaisirs fades et de confort à tout prix. « "Nous avons inventé le bonheur" disent les derniers des hommes, et ils clignent de l'œil. » L'aspiration générale aux petites satisfactions, aux divertissements incessants, le refus de toute lucidité devant le caractère terrifiant de la vie, c'est précisément ce qui fait rechercher tous les modes de compensation, depuis la bigoterie communautaire jusqu'aux illusions idéalistes. Nietzsche s'est voulu l'ennemi de ce bonheur-là, entraînant avec lui toutes les formes de complaisance et de grégarisme dégradant. Le bonheur du dernier des hommes est irrémédiablement celui de la médiocrité, celui qui, à long terme, ne peut faire de l'homme qu'un être anonyme, abstrait et impensable. Or, si le mot bonheur peut avoir un sens, c'est dans l'effort pour surmonter toutes les forces qui nous entraînent vers le renoncement, la  lamentation et le pessimisme. La faiblesse du dernier homme, de l'homme dominant, est de ne pas voir que la seule authentique félicité n'est possible que dans la confrontation avec la souffrance et l'incertitude propre à la vie elle-même. Croire que la fuite devant les figures les plus négatives telles que la maladie, le néant de la vieillesse, la mort, l'angoisse, est une condition nécessaire du bonheur, c'est l'aveu d'une faiblesse essentielle, l'illusion de ceux qui ne supportent la vie qu'en recourant aux valeurs les plus factices. Le désir de bonheur moyen préfère toujours les masques et les faux-semblants à une authenticité à l'égard de soi et des autres. C'est pourquoi toutes les formes d'hédonisme, particulièrement quand elles sont revendiquées, sont le plus souvent douteuses, procédant de multiples calculs mesquins devant le problème de l'existence, laissant transparaître un fond d'irréductible veulerie.

Le vrai bonheur, la sérénité du « grand midi » ne peuvent naître qu'au terme d'un combat de soi contre soi, comme l'une des plus hautes expressions de la force. Car, contrairement à Schopenhauer qui est surtout attentif à ce qui peut rendre supportable le malheur d'exister, Nietzsche veut atteindre le bonheur dans sa pleine positivité, c'est-à-dire dans un assentiment ultime à la réalité. Le oui de l'affirmation, le pouvoir d'accepter finalement la totalité des épreuves, des tourments et des souffrances que l'existence nous inflige, doit aboutir à un dépassement de tout ce qui tend en nous vers le déclin. Comme toujours chez Nietzsche, cet acte ultime de réconciliation avec la vie elle-même est le produit d'un rapport de forces, une victoire contre les pouvoirs de l'idéalisme et du nihilisme. Cet effort de dépassement des forces négatives suppose une vision de la réalité elle-même. Pour s'atteindre lui-même, ce bonheur doit obéir à un processus inverse à celui du jaillissement du sentiment esthétique : il ne se réalise que dans l'épreuve de la réalité, par-delà les souffrances et les représentations consolantes. L'expérience de l'art, chez Nietzsche, a pour condition la volonté de transfigurer les apparences, de s'en tenir à ce qui se manifeste contre les dangers du « monde vrai » des idéalistes ou de la vérité au sens des positivistes. La revendication de l'apparence comme telle fait d'abord appel aux pouvoirs créateurs de l'artiste, en opposition à l'objectivité scientifique. En revanche, le bonheur implique une traversée du réel, une compréhension de l'essence de la vie, y compris dans ses formes atroces. C'est pourquoi il exige la plus grande lucidité, donc la plus grande force, de sorte qu'il présente un caractère exceptionnel et en quelque sorte héroïque.

Comparé aux conceptions de Kant ou de Schopenhauer, le bonheur chez Nietzsche relève d'une ascèse qui mobilise toutes les énergies et toutes les tensions. Chez Kant, la conscience peut atteindre une certaine quiétude dans les rêveries de l'imagination ou dans le jeu des facultés ; chez Schopenhauer, on trouve l'âpre satisfaction d'avoir échappé aux pires épreuves de l'existence. Rien de tel chez Nietzsche pour lequel le bonheur n'a de sens que dans la mesure où il refuse tous les idéaux illusoires et toutes les formes de démission. On ne manquera pas de voir dans cette volonté d'autodépassement une conception trop aristocratique, trop élitiste pour la pensée contemporaine, trop attachée aux valeurs éthiques de la pensée grecque. Il y a là un risque de mécompréhension, car les exigences de Nietzsche nous renvoient à une dimension inhérente à la condition humaine, à savoir celle du courage dans l'épreuve. Tous les efforts pour nous masquer les réalités les plus dures, par-delà la maladie, le vieillissement et la mort, ne sont que des leurres : la vie elle-même comprend un élément tragique le plus souvent voilé en vertu de nos capacités d'aveuglement et de dénégation. Le bonheur ne peut donc pas relever d'une forme d'évasion, car on ne s'évade pas de la vie. Il exige une prise en mains de la totalité des conditions qui nous sont données pour tenter de les surmonter par la création de nouvelles valeurs, par un mouvement qui tend à transfigurer notre existence empirique vers d'autres réseaux de force, d'autres degrés d'intensification de la vie. C'est pourquoi Nietzsche considère que l'art participe à ce processus en tant qu'expérience métaphysique. Quant à ceux qui ne possèdent pas assez de ressources intérieures, pas assez de forces pour effectuer un tel mouvement, il leur reste le monde infini des représentations consolantes, des illusions bénéfiques, des valeurs à la fois dominantes, contestables et tronquées, qui permet toujours de subsister. En ce sens, le « dernier homme » est certainement l'homme de l'avenir. 

Didier Raymond, « Le bonheur des philosophes », Magazine Littéraire n°389, juillet 2000, p. 47-48.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1][1] Préface à La Vie du cardiaque, du docteur Marius Audier

[2][2] Qui différencie les animaux des plantes.

[3][1] Un des trois juges des Enfers, dans la mythologie grecque, aux côtés d’Eaque et de Minos.

[4][2] Un tyran mentionné peu avant dans le dialogue.

[5][3] Ces trois personnages, Rois ou princes, avaient encouru la colère de Zeus.

[6][4] Homme du peuple qui, dans l’Iliade, avait osé s’opposer à Agamemnon, et qui avait été rossé par Ulysse.

[7][5] Tant qu'il n'a pas atteint l'âge de Mathusalem (mort, d'après la Bible, à 969 ans)

[8][6] Depuis longtemps

[9][7] Expression proverbiale signifiant : comme un lâche.

[10][8] « J'aimerais mieux passer pour un fou et un incapable, pourvu que j'aime mes défauts ou que je les ignore, plutôt que d'être sage et d'enrager » (Horace, Épîtres, II. 2).

[11][9] A l'improviste

[12][10] « Certes, il poursuit le fuyard et n'épargne pas les jarrets et le dos poltron d'une lâche jeunesse » (Horace, Odes, III, 2).

[13][11] « Il a beau se cacher sous le fer et l'airain : la mort en fera bien sortir cette tête qu'il y tient enfermée . (Properce, III, 18).

[14][12] La momie

[15][13] « Persuade-toi que chaque jour est pour toi le dernier : tu recevras avec plaisir l'heure sur laquelle tu n'auras pas compté . (Horace, Épîtres, 1, 4).

[16][14] Persée, vaincu à Pydna (168 av. J.-C.

[17][15] « Quand mon âge en sa fleur jouissait de son heureux printemps . (Catulle, LXV111. 16)

[18][16] « Bientôt cela ne sera plus, et jamais plus nous ne pourrons le faire revivre » (Lucrèce, III. 915)

[19][1] Mélisande et Golaud sont les personnages principaux de l’opéra Pelléas et Mélisande, de Debussy, sur un livret de Maurice Maeterlinck.

[20][2] Ne vous en souciez point.

[21][3] « En vains- mortels, vous cherchez à connaître l'heure incertaine de votre mort et le chemin par ou elle doit venir » (Properce, Élégies, II. 27. I).

[22][4] II est moins pénible de supporter un malheur soudain et détermine que de souffrir longuement le supplice de la crainte. (Pseudo-Gallus, Élégies, I. 277). 

[23][5] « Toute la vie des philosophes est une préparation à la mort » (Cicéron, Tusculanes, I, 30).

[24][6] Sa légitime étude ; « étude » est souvent masculin au 16ème siècle.

[25][7] Sur quelque rivage que me jette la tempête, j’y aborde » (Horace, Épîtres, I, I, 15)

[26][8] C’est souffrir plus qu’il n’est nécessaire, que de souffrir avant que ce soit nécessaire.( Sénèque, Lettres, 98)

[27][1] Le texte n’est pas très sûr.

[28][2] Par les voies extrêmes.

[29][3] Chercher à s'élever.

[30][4] L'éloigner (du corps) ; allusion au suicide.

[31][5] . «  La vie du sot est sans joie. agitée, entièrement tournée vers l'avenir » (Sénèque, Lettres, 15).

[32][6] Pour sa part

[33][7] Telles les ombres qui voltigent, dit-on. après la mort. ou tels les songes qui se jouent de nos sens endormis, (Virginie, Enéide X. 641-2).

[34][8] Croyant n'avoir rien fait tant qu'il restait quelque chose a faire » (Lucain, Pharsale. II, 637).

[35][9] Qu'elle fût exempte de

[36][10] «Le sage est un chercheur infatigable des richesses naturelles » (Sénéque, Lettres, 119.

[37][11] « Tout ce qui est selon la nature est digne d'estime » (Cicéron. De Finibus III, 6)

[38][1] Marcel Proust, Pléiade, Gallimard, tome III, p. 772-773.