LES ANTIQUITÉS DE ROME

Biographie de Du Bellay liste des sonnets composition  et thèmes du recueil
Bibliographie Rome au XVIème siècle Sonnet 14
     

Ce recueil, publié en 1558, au retour de du Bellay en France, après un séjour de quatre ans à Rome, comprend 32 sonnets en décasyllabes et en alexandrins, dont voici la liste :

N° sonnet Incipit sujet
  Au roi Dédicace à Henri II
1 Divins esprits, dont la poudreuse cendre... Invocation aux esprits des poètes antiques
2 Le Babylonien ses hauts murs vantera... Sujet : glorification de Rome
3 Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome Rome, en ruine, vaincue par le temps
4 Celle qui de son chef les étoiles passait Le corps de Rome écrasé sous les sept collines
5 Qui voudra voir tout ce qu'ont pu nature... Le corps de Rome est mort, restent ses écrits
6 Telle que dans son char la Bérécynthienne grandeur passée de Rome
7 Sacrés coteaux, et vous saintes ruines Les monuments de Rome vaincus par le temps
8 Par armes et vaisseaux Rome dompta le monde grandeur passée de Rome
9 Astres cruels, et vous dieux inhumains Rome est mortelle, le monde aussi
10 Plus qu'aux bords Aetëans le brave fils d'Éson Rome victime des guerres civiles
11 Mars, vergogneux d'avoir donné tant d'heur victoire provisoire des barbares
12 Tels que l'on vit jadis les enfants de la Terre La chute de Rome comparée à la défaite des Titans
13 Ni la fureur de la flamme enragée Rome en ruine continue d'émerveiller le monde
14 Comme on passe en été le torrent sans danger Les Barbares jadis soumis insultent Rome aujourd'hui
15 Pâles esprits, et vous ombres poudreuses Invocation des mânes des anciens Romains qui assistent à la ruine de Rome.
16 Comme l'on voit de loin sur la mer courroucée Les tempêtes les plus violentes s'épuisent,  comme la puissance romaine.
17 Tant que l'oiseau de Jupiter vola L'oiseau de Jupiter a laissé place à la "corneille germaine"
18 Ces grands monceaux pierreux, ces vieux murs que tu vois... Cycle de l'histoire : des bergers à l'empire, puis au "pasteur" chrétien : retour au commencement.
19 Tout le parfait dont le ciel nous honore Rome contenait le bien et le mal ; en mourant, elle nous a laissé le mal (mythe de Pandore)
20 Non autrement qu'on voit la pluvieuse nue Cycle de l'eau : Rome de même montre par son histoire que tout retourne au néant. (cf. 18)
21 Celle que Pyrrhe et le Mars de Libye Rome a vaincu le monde, mais s'est vaincue elle-même
22 Quand ce brave séjour, honneur du nom latin Rome vaincue par elle-même est une image du monde, qui reviendra au Chaos originel.
23 O que celui était cautement sage Rome victime des guerres civiles
24 Si l'aveugle fureur, qui cause les batailles Rome victime des guerres civiles
25 Que n'ai-je encor la harpe thracienne Le poète peut faire revivre Rome
26 Qui voudrait figurer la romaine grandeur La grandeur de Rome couvre le monde entier
27 Toi qui de Rome émerveillé contemples La Rome moderne cherche à ressusciter la Rome antique
28 Qui a vu quelquefois un grand chêne asséché La Rome antique plus honorée que des cités plus récentes
29 Tout ce qu'Égypte en pointe façonna Rome a rassemblé l'art du monde entier et elle est son tombeau
30 Comme le champ semé en verdure foisonne Cycle de l'histoire : grandeur et décadence.
31 De ce qu'on ne voit plus qu'une vague campagne Rome victime de la guerre civile
32 Espérez-vous que la postérité Le poète ne peut espérer une gloire immortelle, mais il est le premier Français à avoir chanté Rome.

Composition  et thèmes du recueil :

La liste ci-dessus montre à l'évidence qu'il serait bien difficile de définir une composition précise du recueil : les thèmes alternent, s'entremêlent, dans une composition contrapunctique. Toutefois, l'on peut repérer des thèmes, et des effets d'écho :

Glorification de Rome :

Rome, cité exceptionnelle, a dominé le monde (sonnet 2), par les arts et par les armes (sonnets 6 et 7) ; bien qu'en ruine, elle émerveille le monde entier (sonnet 13) ; sa grandeur couvre le monde entier (sonnet 26) ; elle est plus honorée aujourd'hui que des cités plus récentes et plus florissantes (sonnet 28), elle a rassemblé l'art du monde entier, et elle constitue son tombeau (sonnet 29). L'on remarquera que la seule Rome qui soit glorifiée, c'est la Rome antique, et non la capitale de la chrétienté ; ce qui nous amènera à nous demander ce qu'était Rome dans la seconde moitié du XVIème siècle, et naturellement à faire le lien avec la Rome contemporaine que décrivent les Regrets.

La Rome présente, humiliée :

Rome n'est plus qu'un corps mort, écrasé sous les sept collines (sonnet 4), mais dont il reste le témoignage des écrivains (sonnet 5) : les Barbares ont remporté une victoire provisoire (sonnet 11), ils insultent Rome (sonnet 14), et l'oiseau de Jupiter a cédé la place à la "corneille germaine" (sonnet 17)

Rome a été victime d'elle-même, de ses propres guerres civiles :

Ce thème est récurrent, et essentiel dans le recueil ; en 1558, les premiers affrontement de la guerre civile en France ont éclaté. On le retrouve dans le sonnet 10, le sonnet 12 (la chute de Rome est comparée à la défaite des Titans contre Jupiter), les sonnet 21, 23, 24 et 31.

Une méditation sur l'Histoire :

La conception de l'Histoire qui ressort de ce recueil est double : tout d'abord, la chute de Rome apparaît comme la punition d'une faute : hybris excessive qui a déplu aux Dieux (sonnet 12), ou triste résultat des guerres civiles.

Mais elle apparaît aussi comme une fatalité, liée au temps (sonnets 3 et 7) ; les mânes des anciens Romains ne peuvent que constater sa ruine inévitable (sonnet 15). Tout ce qui est grand finit par s'épuiser (sonnet 16) ; et le sens de l'Histoire descend vers la chute : Rome, qui contenait le bien et le mal, en mourant ne nous a laissé que le mal (sonnet 19)

L'Histoire semble finalement se présenter sous la forme d'un cycle : sonnet 18 (le "pasteur" d'aujourd'hui, le pape, est un retour aux humbles bergers du commencement), sonnets 20 et 30. Rome est à l'image du monde tout entier, qui, comme elle, retournera au néant, au Chaos originel (sonnets 9 et 22)

Le rôle du poète :

Du Bellay est assez peu présent dans ce recueil, sinon sous la forme générique du poète. Il n'en est pas moins une figure essentielle, puisqu'il l'ouvre et le clôt, introduisant ainsi une structure cyclique.

Dans la dédicace ("Au roi"), le sonnet 25 et enfin le sonnet final, il affirme qu'il fait revivre la Rome antique, et qu'il est le premier Français à le faire, et dans le premier sonnet, il invoque ses pairs, les poètes antiques – sans les nommer. Et dès le 2ème sonnet, il entre dans le vif du sujet, en glorifiant Rome. Mais cette gloire et cette résurrection ne sont que provisoires : le poète ne peut espérer (contrairement à ce qu'affirmait Ronsard) une gloire immortelle...


Sonnet 14 : "Comme on passe en été..."

Le quatorzième sonnet du recueil appartient à la série de ceux qui dépeignent Rome humiliée, insultée par les "Barbares" qui l'ont conquise ; c'est presque la seule image de la Rome contemporaine que nous ayons. La composition est claire : une triple comparaison introduite par "comme", et comprenant respectivement 4, 4 et 2 vers, suivie d'une "apodose" plus brève : "ainsi..." où apparaît enfin le sujet de la comparaison : Rome. Cette composition recouvre exactement la structure du sonnet : deux quatrains à rime embrassée, un distique à rime plate, et un dernier quatrain à rimes croisées.

1er quatrain : comparaison naturelle, issue de l'observation de la nature méditerranéenne : le contraste entre la vigueur, et la violence des torrents l'hiver, et le fait que l'été les trouve à sec. Trois vers pour la violence, un seul pour la faiblesse ; l'évolution semble plutôt favorable, et l'on s'identifie au piéton qui traverse à gué la rivière. Mais déjà, le torrent est humanisé par les termes "roi" et "hautaine".

Le second quatrain est une allusion à la fable de Phèdre (I, 21), "Le lion devenu vieux, le sanglier, le taureau et l'âne", qui sera reprise par La Fontaine (III, 14). La condamnation se fait plus vive ; le lecteur est invité à plaindre le lion et à condamner les "couards animaux" ; l'horreur ("ensanglanter leurs dents") le dispute à l'indignation ("couards ~ courageux", "audace vaine"...). L'arène (= le sable) sur lequel gît le Lion évoque déjà les jeux du cirque, donc Rome...

Le distique central fait allusion à la mort d'Hector, et aux injures que son corps subit, dans l'Iliade. La mention des "moins vaillants des Grecs" est peut-être aussi une référence au traditionnel mépris des Romains pour les Grecs... des Romains qui se croyaient descendants des Troyens. La colère est à son comble.

Enfin, le quatrain final reprend le terme "soulaient" du premier : la boucle est bouclée. "Ceux qui..." sont les Barbares vaincus, souvent réduits en esclavage (cf. la Guerre des Gaules) et qui ont déferlé sur Rome à partir du IIIème siècle après J-C. Cf. l'Histoire de Rome. La situation s'est inversée, comme au premier quatrain ; allusion sans doute au pillage auquel se livrent les courtisans et le Pape pour construire leurs propres palais, transformant la Rome antique en carrière... "Quod non fecerant barbari, fecit Barberini" disait-on ironiquement à Rome, à propos d'Urbain VIII Barberini, grand bâtisseur... et démolisseur (1623-1644) ! Le dernier vers est un chiasme, qui oppose "osent ~ dédaigner" et surtout "vaincus ~ vainqueurs" : quoi qu'ils fassent, les vaincus d'hier restent des vaincus, aux yeux de Du Bellay. La veine satirique des Regrets est ici perceptible.