Horace, Épîtres

Épitre aux Pisons, ou Art Poétique

L’Art poétique d’Horace a été classé dans le second livre des Épîtres : ce classement est plus pratique que réellement fondé. Il s’agit ici d’une réflexion sur la manière d’écrire, critique de ses contemporains et justification « pro domo », qui appartient aux « sermones » et adressée aux Pisons ; elle passe librement d’un thème à l’autre, traitant de tous les sujets concernant la création littéraire ; c’est un effort théorique dans la lignée d’Aristote, mais sous une forme plus souple ; Horace aura de nombreux continuateurs ; parmi eux, Boileau s’en inspire directement.

Humano capiti ceruicem pictor equinam
iungere si uelit et uarias inducere plumas
undique collatis membris, ut turpiter atrum
desinat in piscem mulier formosa superne,
spectatum admissi, risum teneatis, amici?
Credite, Pisones, isti tabulae fore librum
persimilem, cuius, uelut aegri somnia, uanae
fingentur species, ut nec pes nec caput uni
reddatur formae. "Pictoribus atque poetis
quidlibet audendi semper fuit aequa potestas."
Scimus, et hanc ueniam petimusque damusque uicissim,
sed non ut placidis coeant immitia, non ut
serpentes auibus geminentur, tigribus agni.
Inceptis grauibus plerumque et magna professis
purpureus, late qui splendeat, unus et alter
adsuitur pannus, cum lucus et ara Dianae
et properantis aquae per amoenos ambitus agros
aut flumen Rhenum aut pluuius describitur arcus ;
sed nunc non erat his locus. Et fortasse cupressum
scis simulare ; quid hoc, si fractis enatat exspes
nauibus, aere dato qui pingitur? Amphora coepit
institui ; currente rota cur urceus exit?
Denique sit quod uis, simplex dumtaxat et unum.
Maxima pars uatum, pater et iuuenes patre digni,
decipimur specie recti. Breuis esse laboro,
obscurus fio ; sectantem leuia nerui
deficiunt animique ; professus grandia turget ;
serpit humi tutus nimium timidusque procellae ;
qui uariare cupit rem prodigialiter unam,
delphinum siluis adpingit, fluctibus aprum.
In uitium ducit culpae fuga, si caret arte.
Aemilium circa ludum faber imus et unguis
exprimet et mollis imitabitur aere capillos,
infelix operis summa, quia ponere totum
nesciet. Hunc ego me, siquid componere curem,
non magis esse uelim quam naso uiuere prauo
spectandum nigris oculis nigroque capillo..

Si à une tête d’homme un peintre voulait joindre un cou de cheval, et, ayant pris de toutes parts des membres, les couvrir de plumes variées, de sorte qu’une femme belle dans sa moitié supérieure s’achevât en poisson d’un noir hideux, admis à voir cela, vous retiendriez-vous de rire, amis ? Croyez-moi , Pisons, un livre dont les idées seraient façonnées vaines comme les rêveries d’un malade, serait tout à fait semblable à ce tableau, de sorte que ni pied ni tête ne serait rapporté à une forme unique.

« Mais les poètes et les peintres ont toujours eu une égale faculté d’oser n’importe quoi. » Nous le savons, et nous demandons et donnons en retour cela comme licence, mais non pour que des êtres sauvages s’allient à des êtres placides, non pour que les serpents s’unissent aux oiseaux, les agneaux aux tigres. Le plus souvent, à des débuts graves et qui promettent beaucoup est cousu l’un ou l’autre morceau de pourpre qui resplendisse de loin, lorsque l’on décrit le bois sacré et l’autel de Diane, et de l’eau courant en méandres à travers des champs riants, ou le Rhin, ou l’arc-en-ciel ; mais ce n’était pas leur place. Et peut-être sais-tu imiter le cyprès ; à quoi bon si celui qui a payé pour être représenté s’échappe à la nage, sans espoir, de son navire fracassé ? C’est une amphore que l’on a commencé à façonner ; pourquoi est-ce une cruche qui sort du tour rapide ? Bref, que cela soit ce que tu veux, pourvu que ce soit simple et un. Nous autres poètes, mon cher Pison et vous, ses dignes 25 fils, nous sommes pour la plupart, abusés par l'apparence du bien: je fais effort pour être concis, je deviens obscur; à chercher l'élégance, je perds la force et le souffle; je veux atteindre le sublime, je tombe dans l'enflure; il rampe à terre, celui qui est trop préoccupé
de sa sûreté et redoute la tempête; pour vouloir apporter, par des détails hors nature, de la variété dans un sujet un, on en vient à peindre un dauphin dans les bois, un sanglier sur les flots; on veut éviter une faute, on tombe dans un mal, si l'on n'est pas habile. Près de l'école émilienne de gladiateurs, il y a un statuaire qui excelle à faire les ongles et à reproduire en bronze la souplesse
des cheveux, mais son sujet est manqué, parce qu'il ne sait pas camper un ensemble. Eh bien! si je songeais à écrire, je ne voudrais pas plus ressembler à cet artiste, que je n'aimerais un nez de travers avec de beaux yeux et de beaux cheveux noirs.

Nous sommes en présence d’une profession de foi classique, contre les fantaisies des héritiers de l’alexandrinisme comme Catulle. Le classicisme est la nouvelle école (Horace et Virgile) : éloge de l’unité, de la pureté de la forme, retour à l’art grec classique contre le papillonnement baroque.

Le texte est bâti sur la parenté des arts, et des principes qui les gouvernent. L’analogie peinture / poésie est suivie tout au long du texte, avec tout un vocabulaire qui rattache la littérature à l’artisanat.

Le texte débute par une comparaison : un tableau représentant des monstres ne plait pas mais fait rire. Horace passe librement, sans lien logique, du centaure aux sirènes… Peu de monstres dans la mythologie romaine, sauf Scylla et les Harpyes, assez secondaires. Le fantastique délirant n’est donc pas compris d’Horace, qui impose des limites de vraisemblance. Un livre qui laisserait libre cours à l’imagination produirait le même effet que ce tableau : ces limites à la liberté créatrice nous semblent bien étroites aujourd’hui.

Horace se livre dans cette 1ère partie à une parodie de ce qu’il dénonce, en multipliant les oxymores : capiti / ceruicem, piscem / mulier ; des chiasmes : Humano … equinam // atrum pescem… mulier formosa ; et plus loin : serpentis / auibus … tigribus agni : effet de miroitement.

On trouve également des effets d’accumulation, avec insistance sur deux idées :

  1. Bigarrure ~ unité : uarias plumas, undique conlatis membris… et verbes d’union
  2. Union des contraires.

Le texte est très travaillé, bien que donnant l’impression d’une libre accumulation. Insistance aussi sur la condamnation de l’imagination morbide : rire, aegri somnia, uanae species

Puis il précise son idée : ce qu’il condamne, ce qui rend ces livres ridicules et semblables à ces monstres, c’est leur bigarrure et leur manque d’unité. Nouvelle métaphore, celle du manteau d’Arlequin. Quel que soit le sujet, on coud des morceaux obligatoires : religieux, pastoral (l’eau), épique (le Rhin)… Là encore, accumulation d’éléments naturels, ou plutôt de décors.

Notion de genre, d’unité interne de l’œuvre ; Horace demande que la poésie soit épurée de toutes ces scories qui rompent le ton et éparpillent l’attention. Il veut une cohérence du ton, des images… Tel est le sens de la dernière image : après avoir comparé le poète à un peintre, il en fait un potier : importance du métier, du travail de la forme.

Grande liberté de ton : c’est une lettre et non un traité théorique, qu’Horace s’efforce de rendre plaisant malgré une structure très ferme :

  1. Comparaison introduisant l’idée
  2. Développement
  3. Conclusion brève et sèche.

Plusieurs interlocuteurs : Horace s’adresse d’abord aux Pisons ; objections de ceux-ci, à laquelle il répond en développant sa pensée. Puis il s’adresse directement à un poète fictif. Peut-être cherche-t-il à restituer le ton des dialogues de Cicéron. Impression de vie donnée aussi par l’accumulation de métaphores, d’images : Horace s’amuse et prend plaisir écrire : humour qui imite ce qu’il dénonce (= pastiche) et en même temps donne une saveur concrète au discours. « Denique sit quod uis » (v. 23) : cette formule rend le texte beaucoup moins limitatif qu’il y paraît : pas de limitation de sujets, seulement de forme. On retrouvera cela chez Boileau.

Horace est un homme de mesure, esthétiquement et moralement.