Homère, Odyssée, chant VI

Chant VI

1-23

v. 7-8 : ἄγε et εἶσεν : le Grec emploie, dans un cas, l’imparfait pour souligner le déroulement de l’action, et dans l’autre cas, l’aoriste pour en exprimer le résultat. Dans les deux cas, traduire par un plus-que-parfait.

Traduction :

Car le divin Ulysse, qui avait beaucoup souffert, dormait là, abattu par le sommeil et l’épuisement. Alors Athéna vint dans la ville et chez le peuple des Phéaciens, qui auparavant, autrefois, habitaient dans la vaste région d’Hypérie, près des Cyclopes, hommes orgueilleux qui les pillaient, et leur étaient supérieurs par la force. Ayant quitté ces lieux, Nausithoos semblable aux dieux les emmena, et il arriva à Schérie, loin des hommes industrieux, et il entoura la ville de murailles et il construisit des maisons, et il fit des temples aux dieux et il partagea les terres. Mais déjà dompté par la mort, il était parti chez Hadès ; et alors Alcinoos eut le pouvoir, inspiré des dieux. C’est vers sa demeure que se dirigea la déesse Athéna aux yeux pers, méditant le retour d’Ulysse au grand cœur.

Elle alla dans la chambre bien travaillée, où se trouvait une jeune fille, dans la chambre à coucher, semblable aux immortels par sa beauté naturelle, Nausicaa, fille d’Alcinoos au grand cœur. Auprès d’elle se tenaient deux servantes, qui avaient reçu leur beauté des Grâces, de chaque côté de la porte. Les portes brillantes étaient fermées. La déesse, comme un souffle de vent, s’avança vers le lit de la jeune fille. Elle se tint au-dessus de la tête de la jeune fille, et lui parla, ayant pris la forme de la fille de l’armateur Dymas, qui était de son âge et était chère à son cœur. 

Commentaire :

Ce texte tend à établir une communauté de sentiment entre Ulysse et les Phéaciens : Ulysse et le roi sont tous deux « μεγαλήτωρ» (v. 14 et 17) ; tous deux ont eu à souffrir des Cyclopes. Cela explique la très bonne réception du voyageur par le Roi.

Nous assistons à la création d’une colonie dans toutes ses étapes : le départ (v. 7), l’arrivée dans un pays vierge (v. 8), la construction des premiers bâtiments, remparts, temples, maisons (v. 9-10), et enfin le partage des terres (v. 10).

Une atmosphère à la fois familière et fantastique : les portes, les servantes, l’amie dessinent un univers familier ; tandis que l’apparition d’Athéna crée le merveilleux. Un merveilleux « préparé » par l’évocation de pays lointains, Corcyre, aux confins du monde connu, et plus loin encore le pays des Cyclopes (la Campanie ?). 

V. 24-46

Traduction :

Sous la forme de celle-ci, la déesse Athéna aux yeux pers dit : « Nausicaa, pourquoi ta mère t’a-t-elle faite aussi négligente ? Tes vêtements brillants gisent sans soin. Pour toi le mariage approche, où il te faudra être bien habillée, et donner de beaux vêtements à ceux qui formeront ton cortège. C’est de là qu’une bonne renommée se répand parmi les hommes, et que ton père et ta vénérable mère se réjouissent. Mais allons les laver dès que l’aube paraîtra ; moi, ta compagne, j’irai avec toi, afin que le travail aille plus vite, puisque tu ne resteras plus fille longtemps. Déjà les nobles hommes parmi le peuple des Phéaciens, dont ta race est parente, te désirent en mariage. Mais allons demander à ton illustre père de faire préparer avant l’aube les mules et le char, qui emmènera les ceintures, les manteaux et les voiles brillants. En effet il vaut mieux pour toi aussi aller ainsi qu’à pied : les lavoirs sont loin de la ville. »

Ayant dit ces mots, la déesse Athéna aux yeux pers partit sur l’Olympe, là où, dit-on, se trouve toujours la demeure inébranlable des dieux ; les vents ne la troublent pas, jamais la pluie ne la mouille, et jamais la neige n’y tombe. Mais toujours un ciel pur, sans nuage, s’y déploie, et la blanche lumière du soleil s’y répand. Là se délectent toujours les dieux bienheureux. C’est là que vint Athéna, la déesse aux yeux pers, après avoir parlé à la jeune fille.

 

V. 48-65

 Traduction :

Aussitôt vint l’aurore sur son beau trône, qui éveilla Nausicaa à la belle robe ; tout de suite étonnée de son rêve, elle alla à travers le palais, afin de l’annoncer à ses parents, son cher père et sa mère, et elle les trouva à l’intérieur. Sa mère se tenait près du foyer avec ses servantes, tournant le fil teint de pourpre de sa quenouille ; elle trouva son père qui sortait, avec les illustres rois, pour aller au conseil, où l’appelaient les nobles Phéaciens. Elle, se tenant tout près de lui, s’adressa à son père chéri : « Cher papa, ne me préparerais-tu pas un haut chariot aux belles roues, afin que j’emmène au fleuve, afin de les laver, les brillants vêtements qui sont sales ? A toi aussi il semble bon de délibérer au conseil, avec les premiers de la cité, en ayant sur le corps des vêtements propres ; cinq fils te sont nés dans le palais, deux sont mariés, mais trois sont dans la fleur de l’âge, encore célibataires ; ils veulent toujours aller au bal en ayant des vêtements tout juste lavés ; cela me regarde. » 

V. 65-84

ῡψηλην εὔκυκλον, ὑπερτερίῃ (ἀ)ρᾱρυῖαν

  – / –    – / –      ˘     ˘  /    ˘   ˘/–        –/ – 

Une femme doit toujours être accompagnée de ses servantes ; leur nombre indique son rang. 

V. 85-109

La haute taille était un élément de la beauté féminine (ou masculine) et une marque de divinité. 

Traduction :

Quand celles-ci arrivèrent au bord du beau fleuve, là se trouvait un lavoir intarissable, beaucoup d’eau claire coulait de dessous les rochers, assez abondamment pour nettoyer tout ce linge, quoique sale. Puis elles dételèrent les mules du char, et les poussèrent le long du fleuve tourbillonnant, pour brouter l’herbe douce comme le miel. Elles prirent du char les vêtements à pleines mains et les portèrent à l’eau sombre, et elles les foulèrent dans les bassins à qui mieux mieux.  Puis elles lavèrent et nettoyèrent tout ce linge sale, et l’étendirent à la file sur la plage, là où la mer lavait d’habitude les galets sur la terre ferme. S’étant baignées et enduites d’huile fine, elles prirent ensuite leur repas sur la rive escarpée du fleuve, et elles restèrent pour que le linge soit bien séché par les rayons du soleil.

Ensuite, quand les servantes et elle-même furent rassasiées par la nourriture, elles jouèrent à la balle, ayant rejeté leur voile. Nausicaa aux bras blancs ouvrait la danse. Comme Artémis, lanceuse de traits (la Sagittaire, l’archère), va sur les montagnes, au sommet du Taygète ou sur l’Érymanthe, chassant avec passion les sangliers et les biches agiles ; avec elle jouent les Nymphes champêtres, filles de Zeus qui tient l’égide ; Létô se réjouit en son cœur ; elle les dépasse toutes de la tête et du front ; elle est facilement reconnaissable, et pourtant toutes sont belles. Ainsi, elle, la jeune fille encore vierge, se distingue de ses servantes.

V. 110-148

Les vers 143 et 146 se répètent presque exactement. 

Traduction :

Mais lorsqu’elle fut sur le point de revenir à la maison, après avoir attelé les mules, plié le beau linge, à ce moment la déesse Athéna aux yeux pers médita un autre projet, afin qu’Ulysse s’éveille et voie la jeune fille aux beaux yeux qui le conduirait à la ville des Phéaciens. Alors la princesse lança la balle à une servante, manqua la servante, et jeta la balle dans le courant profond ; alors elles poussèrent un cri aigu. Le divin Ulysse s’éveilla, s’assit et s’interrogea en son esprit et en son cœur : « Hélas, sur la terre de quels mortels suis-je encore arrivé ? Sont-ils sans foi ni loi, cruels et pleins d’iniquité, ou bien accueillants, et leur esprit est-il pieux ? C’est comme si un cri féminin, de jeunes filles ou de Nymphes, s’approchait de moi, qui habitent les hauts sommets des montagnes, les sources des fleuves et les prairies verdoyantes : suis-je proche des hommes qui parlent ? Mais allons ! Je vais essayer de m’en assurer moi-même. »

Ayant dit cela, le divin Ulysse se glissa hors des buissons ; de sa large main il cassa un rameau feuillu de l’épaisse forêt, pour cacher sa nudité d’homme. Il allait, comme le lion nourri dans les montagnes, sûr de sa force, qui va sous la pluie et le vent ; ses yeux brillent. Il poursuit les bœufs, les brebis ou les biches sauvages, la faim le pousse, pour s’emparer des troupeaux, à aller jusque dans les maisons solides ; ainsi Ulysse s’apprêtait à se mêler aux jeunes filles aux belles boucles, malgré sa nudité ; car le besoin le pousse. Il leur apparut effrayant à voir, abîmé par l’eau de mer ; elles s’enfuirent de tous côtés vers des rivages éloignés. Seule resta la fille d’Alcinoos. Athéna en effet avait mis le courage dans son âme et avait chassé la peur de ses membres. Elle se tint ferme, se retenant de fuir. Ulysse se demanda s’il supplierait la belle jeune fille en l’ayant prise par les genoux, ou s’il la supplierait de loin, comme il était, par des paroles douces comme le miel, de lui montrer la ville et de lui donner des vêtements. A la réflexion, il lui parut plus avantageux de la supplier de loin par des paroles douces comme le miel, de peur que la jeune fille ne se fâche contre lui s’il la prenait aux genoux.

Aussitôt il lui dit ce discours doux  comme le miel et habile :  

V. 149-185 : discours d’Ulysse à Nausicaa.

v. 162-165 : allusion à une visite – mentionnée nulle part ailleurs – qu’Ulysse aurait fait à Délos, en allant à Troie. « πολὺς δέ μοι ἕσπετο λαός» : un grand peuple me suivait. Il laisse entendre qu’il est roi.

Traduction :

« Je suis à tes genoux, princesse. Es-tu quelque déesse ou bien quelque mortelle ? Si tu es une déesse, de celles qui habitent le vaste ciel, pour moi je te juge tout à fait semblable à Artémis, fille du grand Zeus, par l’allure, la taille et la prestance ; si tu es quelque mortelle, qui habitent sur terre, trois fois heureux ton père et ta mère vénérable, trois fois heureux tes frères ; grâce à toi leur cœur plein de joie est charmé, lorsqu’ils voient un tel rejeton entrer dans la danse. Et heureux en son cœur plus que tous les autres, celui qui t’emmènera chez lui, l’ayant emporté par ses présents. Car jamais je n’ai vu de mes yeux un homme ou une femme semblable à toi ; le respect s’empare de moi à ta vue. Autrefois, à Délos, près de l’autel d’Apollon, j’ai remarqué une jeune pousse de palmier qui s’élançait ; car là-bas aussi je suis allé, une grande armée me suivant dans ce voyage où devaient m’arriver tant de malheurs. Comme, pareillement, en la voyant je fus saisi d’admiration en mon cœur, car jamais une telle plante ne sortit de terre, de même, femme, je suis charmé et subjugué devant toi, et je crains terriblement de toucher tes genoux ; le chagrin affreux me pousse. Hier, le vingtième jour, j’échappai à la mer vineuse ; jusqu’alors, toujours la vague et les promptes tempêtes m’entraînaient loin de l’île d’Ogygie. Maintenant, un dieu m’a jeté ici, jusqu’à ce que là aussi je subisse un malheur ; je ne pense pas que cela cessera, mais les dieux accompliront beaucoup de choses encore. Mais, princesse, aie pitié, car après avoir subi bien des maux, c’est vers toi la première que je suis allé, je ne connais personne des autres hommes qui habitent cette terre et cette cité. Montre-moi la ville, donne-moi un haillon pour m’envelopper, si tu avais quelque housse à envelopper le linge en venant ici. Puissent les dieux te  donner tout ce que ton esprit désire, un époux et une maison, et qu’ils t’accordent une noble harmonie de sentiments. Car rien n’est meilleur ni plus beau que lorsque l’homme et la femme habitent la maison en s’accordant en leur âme ; grande douleur pour les envieux, sujets de joie pour les amis. Mais c’est eux qui en ont le plus conscience. »

 

V. 186-197 : réponse de Nausicaa.

Traduction :

Nausicaa aux bras blancs lui répondit : « Étranger, tu ne sembles ni méchant, ni fou. Zeus de lui-même, vois-tu, répartit le bonheur aux hommes, bons ou méchants, comme  il l’entend ; et certes il t’a donné ce sort, de toutes façons il te faut le supporter. Mais à présent, puisque tu es arrivé dans notre ville, sur notre terre, tu ne manqueras pas de vêtements ni de quoi que ce soit, de ce qu’il convient à un malheureux suppliant qui se présente. Je te montrerai la ville, je te dirai le nom du peuple. Ce sont les Phéaciens qui habitent cette ville et ce pays. Moi je suis la fille d’Alcinoos au grand cœur ; c’est de lui que les Phéaciens tiennent leur force et leur puissance. »

 V. 198-223 : Nausicaa accueille l’étranger

NB : dans l’édition des belles-lettres, il semble manquer un vers, que l’on retrouve pourtant dans la traduction :

                        ἀλλὰ δότ’, ἀμφίπολοι, ξείνῳ βρῶσίν τε πόσιν τε
                 Hé bien donnez, femmes, à l’étranger, de la nourriture et de la boisson ;

Inversement, dans l’édition Bérard (classiques Hachette), le vers 209 manque :

                        ἀλλἄγε οἱ δότε φᾶρος εὐπλυνὲς ἠδε χιτῶνα
                       
Hé bien donnez-lui un manteau bien lavé et une tunique.

Les deux vers se suivent manifestement et se complètent ; ils figurent tous deux dans la traduction de Victor Bérard.

Traduction :

Elle ordonna à ses servantes aux belles boucles : « arrêtez-vous, mes filles. Où fuyez-vous après avoir vu un homme ? Pensez-vous par hasard qu’il soit un des méchants ? Il n’existe pas et il ne naîtra pas, le mortel redoutable qui arriverait sur la terre des Phéaciens, en y apportant le combat ! En effet nous sommes chers aux immortels. Nous habitons à l’écart, sur la mer aux vagues agitées, les derniers, et aucun autre mortel n’a commerce avec nous. Mais l’homme que voici est arrivé ici, malheureux errant, qu’il faut maintenant soigner ; en effet tous les étrangers et les mendiants sont des envoyés de Zeus. Petite aumône, grande joie ! Hé bien donnez, femmes, à l’étranger, de la nourriture et de la boisson ; hé bien donnez-lui un manteau bien lavé et une tunique. Lavez-le dans le fleuve, là où il y a un abri contre le vent. »

Elle parla ainsi ; les servantes s’arrêtèrent et s’encouragèrent mutuellement, elles firent asseoir Ulysse à l’abri, comme l’avait ordonné Nausicaa, fille d’Alcinoos au grand cœur, elles lui donnèrent un manteau et une tunique comme vêtements, lui donnèrent de l’huile fluide dans le flacon d’or, et le conduisirent dans le cours du fleuve pour le laver.

Mais alors le divin Ulysse dit aux servantes :

« Femmes, restez à l’écart, afin que moi-même je lave de mes épaules l’eau de mer, et que je m’enduise d’huile. L’huile a longtemps manqué à ma peau. Je ne me laverai pas devant vous ; car j’ai honte de me mettre nu devant des jeunes filles aux belles boucles. »

Il parla ainsi ; les servantes s’éloignèrent, et le dirent à la jeune fille.

 

Commentaire :

Accès de pudeur assez surprenant : à la période homérique, les hommes sont baignés par les femmes, même vierges. Cf. le bain de Télémaque chez Nestor (III, 464) et celui d’Ulysse à Troie (IV, 252). Mais peut-être ici est-il en trop triste état pour se laisser voir… De fait, il faudra l’intervention divine d’Athéna pour lui donner figure humaine !

 

V. 224-250 : Métamorphose d’Ulysse.

V. 251-331 : retour vers la ville des Phéaciens.

v. 262 : « mais quand nous dominerons la ville… » [tu cesseras de nous suivre] : forte opposition avec ce qui précède, puis longue digression sur le site de la ville (262-272) et les Phéaciens (273-290).

Tableau de la ville – des remparts, un port très animé, des artisans… Peinture animée d’une petite communauté de pêcheurs et de commerçants, à la fois sympathique… et versée dans la médisance : chacun se surveille, et la princesse est l’objet de tous les regards ! Peut-être faut-il voir là une esquisse de poésie satirique… surtout lorsque Nausicaa donne la parole au médisant !

v. 276-285 : le discours du médisant : elle mime en même temps !

Grande habileté de Nausicaa, qui après s’être moquée des Phéaciens – et avoir ainsi établi une connivence avec Ulysse – s’arrange pour lui paraître vertueuse et respectueuse des usages… et pour l’informer qu’elle est bel et bien à marier ! À bon entendeur…

Image de la mère : cf. v. 52-53. La femme a, chez les Phéaciens, un plus grand rôle que dans la Grèce classique

v. 323-331 : prière à Athéna.