I.
Les événements.
Platon naît en en 428, un an après la mort de Périclès. Athènes est en proie à la guerre de dix ans contre Sparte. De 432 à 421, c’est la guerre, avec ses massacres (prise de Mitylène, 427 ; prise de Platée, affaire de Sphactérie (425) où 300 Spartiates sont pris etc.
421 : la paix est signée pour 50 ans, sur la base du statu quo.
415 : expédition de Sicile qui s’achève en 413 par un désastre. L’initiateur : Alcibiade, disciple de Socrate !
413-404 : guerre de Décélie contre l’envahisseur spartiate : défection des villes ioniennes.
412-411 : gouvernement des 400
411-407 : Alcibiade, vainqueur de Cyzique, rentre à Athènes. Il en sera chassé à la suite d’échecs militaires.
406 : victoire des Arginuses, et procès des généraux.
405 :
défaite d’Aigos-Potamos : gouvernement des Trente, hégémonie des
Spartiates.
403 :
les Trente sont chassés par Thrasybule. (voir le Procès de Socrate)
401-400 : un autre disciple de Socrate, Xénophon, participe à l’expédition de Cyrus contre Artaxerxès : défaite de Cunaxa, retraite des 10000 (Thalassa !…).
399 :
procès et mort de Socrate.
396-394 : campagnes d’Agésilas en Asie Mineure, après la rupture de Sparte avec la Perse.
395-387 : guerre de Sparte contre Athènes alliée à la Perse. Trahison de la Perse.
383 : Prise de Thèbes par les Spartiates
379 : Athènes reprend Thèbes.
377 : Thèbes et Athènes s’allient contre Sparte.
377-371 : guerre
369-362 : soulèvement dans le Péloponnèse, réprimé par le thébain Épaminondas.
360 : avènement de Philippe de Macédoine
356-352 : Première guerre sacrée contre les Phocidiens alliés à Philippe.
349-348 : prise d’Olynthe par Philippe : la ville est entièrement détruite
347-346 : paix de Philocrate avec Philippe : Athènes sacrifie son allié thrace.
347 :
mort de Platon.
II. L’Art et la littérature.
A) L’art.
Phidias vient de mourir (431) ; au IVème siècle, une évolution se produit. Athènes perd l’hégémonie artistique : temple d’Artémis à Éphèse, etc. L’art se fait plus personnel, s’adresse à l’individu, exprime les sentiments et les émotions de l’homme privé ; de là par exemple la place prise par le portrait. Cf. Praxitèle, Lysippe de Sicyone, portraitiste d’Alexandre ; de même chez les peintres. (Protogène de Caunos, ou Apelle de Colophon, favori d’Alexandre). On va vers l’époque hellénistique.
B)
La littérature.
Ø
Sophocle (495-405) donne ses dernières tragédies : Électre,
Œdipe-Roi, les Trachiniennes, Philoctète. Œdipe à Colone sera créé
après sa mort, en 401.
Ø
Euripide écrit Hippolyte couronné (428), Hélène
(412), Électre, Oreste (408), Iphigénie à Aulis.
Ø
Aristophane, pour la comédie, fait jouer ses plus grandes pièces,
notamment les Nuées (mars 423) où il se moque de Socrate. Il meurt
entre 390 et 380.
Ø
L’histoire est représentée par Thucydide, et Xénophon,
un disciple de Socrate.
Ø Platon sera le maître d’Aristote.(précepteur d’Alexandre)
Ø
Écrivains et orateurs : Antiphon (479-411), Andocide, Lysias
dont le père apparaît dans les dialogues, et dont le frère sera assassiné
par les Trente, lui-même échappant de justesse aux tueurs (Contre Ératosthène).
III.
Socrate (470-399).
Fils d’un statuaire et d’une sage-femme, Socrate se consacre à la philosophie. Négligeant les spéculations métaphysiques, il veut faire l’éducation morale de ses concitoyens. Il inventa la maïeutique et l’ironie socratique. Mais le fait qu’il ait attaqué les Sophistes, qu’il méprisât la démocratie (au point de laisser faire les Trente : voir le Procès) et que ses disciples comptent parmi les pires ennemis de la démocratie (Alcibiade, Critias, Charmide, Xénophon…) le firent condamner à mort sous des chefs d’accusation d’ailleurs assez peu valables : « introduire de nouveaux dieux » (le daimon), « ne pas honorer les dieux de la cité » et « corrompre la jeunesse ». En réalité, condamnation politique… assez méritée, même si la sanction est excessive.
IV. Platon (428-347).
Aristocrate athénien, né à la fin du 5ème siècle, il n’assiste pas à la mort de Socrate (racontée dans le Phédon). Après cet événement, il voyage en Égypte (Cyrène) et en Grande-Grèce (Mégare), rencontre les Pythagoriciens, philosophe ayant construit toute une théorie du monde sur la loi des nombres.
En 387, Platon part à Syracuse, dans l’espoir de convertir Denys l’ancien à la philosophie (Syracuse, ennemie d’Athènes ; cf. 415-413…) ; il ne tarde pas à se fâcher avec lui, doit partir précipitamment, et sur le chemin du retour, il manque d’être vendu comme esclave par des pirates ! Il s’en tire grâce à ses relations.
A Athènes, il fonde une école dans les jardins d’Académos (è l’Académie) ; admirateur des institutions spartiates (moins d’une génération après les Trente !) il méprisait la Démocratie et refusa de participer aux affaires publiques.
En 367, nouveau voyage en Sicile, auprès de Denys le Jeune. Nouvel échec ; cette fois, il est arrêté. Ne se décourage pas : un 3ème voyage en 361 !
Il meurt en 347… après avoir enseigné sa philosophie sans être inquiété, à Athènes, pendant plus de 40 ans !
V.
Les dialogues.
On en connaît 35, reconnus authentiques. Chacun traite d’un sujet :
Criton, Phédon : la mort, en particulier celle de Socrate
La République : la politique, la cité idéale ;
Phèdre : la beauté et l’amour
Le Banquet : l’amour
Gorgias : l’art oratoire etc.
Pourquoi
des dialogues ? contrairement aux sophistes qui passaient de ville en
ville, se faisant payer pour dispenser un savoir, Socrate, lui, affirme ne rien
savoir (et partant, ne se fait pas payer !). Il dénonce la fausseté des
théories d’autrui, sans proposer lui-même de philosophie positive :
c’est à chacun, à partir des questions posées, de découvrir sa propre vérité.
Technique très moderne : amener les gens à se poser des questions, en démolissant leurs certitudes (ironie) ; les amener à construire de l’intérieur un savoir (maïeutique) : ce que font aujourd’hui les pédagogues les plus modernes.
NB : Nous utiliserons l'édition Garnier-Flammarion (1987), traduction, introduction et notes de Monique Canto-Sperber.
Écrit entre 390 et 385 avant J-C, le Gorgias se compose de plusieurs parties, marquées par les changements d'interlocuteur.
Un prologue, qui est surtout là pour poser le décor : Chéréphon et Socrate se rendent chez Calliclès, pour voir Gorgias, un célèbre rhéteur. Présentation de tous les personnages : Polos, Calliclès, et Gorgias lui-même.
Un premier dialogue entre Gorgias et Socrate ;
Un second dialogue entre Socrate et Polos, qui a impétueusement pris le relais ;
Un troisième dialogue, qui n'aboutit pas, entre Socrate et Calliclès : il n'est plus alors question de rhétorique, mais du juste et de l'injuste. Ce dialogue tourne court, car il n'y a en fait aucune valeur commune entre Calliclès et Socrate, qui permette un minimum de compréhension. Calliclès refuse finalement de répondre.
Enfin, Socrate continue tout seul, Calliclès ne donnant plus la réplique que par politesse, sans rien croire de ce que dit son interlocuteur. Il achève sa démonstration par le mythe des Enfers.
Ce dialogue peut laisser perplexe quant à son objet : on passe de la rhétorique (si importante dans une société athénienne gouvernée toute entière par la parole) à une réflexion sur le juste et l'injuste. Il faudra également se demander comment ce dialogue s'insère dans la problématique "mesure et démesure", comment il la traite et aboutit à une condamnation de la démesure.
Gorgias se présente comme un "maître de rhétorique" (et non comme un Sophiste) : il enseigne l'art du discours. La première partie du Gorgias va donc consister à tenter de définir ce qu'est un maître de rhétorique. Cette première partie va de la page 122 (447d) à la page 154 (461b) : intervention de Polos.
Mais au fait, qu'est-ce que la rhétorique, au temps de Gorgias ? Voir historique.
Socrate veut d'abord pousser Gorgias à définir ce qu'est la rhétorique : un art du discours, mais sans rapport avec un contenu quelconque, un art purement formel d'agencer les idées afin de convaincre un auditoire : c'est ainsi que l'on a toujours, par la suite, défini l'art oratoire (cf. Quintilien). (p. 128 sqq.); p. 132, la rhétorique est définie comme métadiscours : discours sur les discours, ou science des discours (le mot grec logos désignant à la fois le discours et le savoir : voir, en français, l'ambiguïté du suffixe -logie)
Mais Gorgias ne répond pas, ou plutôt il
dévie la question : il passe de la définition de l'objet (métadiscours)
à la valeur de cet objet (p. 133) : cet objet est le meilleur. Là
où la dialectique cherche une essence, la rhétorique répond par une
qualification ! C'est pourquoi Socrate va pouvoir l'attaquer !
On peut voir ici une première attaque contre la
démesure : si la rhétorique se contentait d'être ce qu'elle est, un art
du discours, elle serait inattaquable. Mais elle prétend apporter le bien
suprême, le pouvoir (p. 135), et à ce titre être le meilleur des arts,
supérieur au savoir des spécialistes ! C'est par là qu'elle va prêter le
flanc à l'ironie socratique.
Il sera en effet facile à Socrate de démontrer que la rhétorique ne repose pas sur une véritable connaissance de son objet (objet = non le discours, mais le contenu du discours), qu'elle n'est donc ni une connaissance rationnelle (logos), ni une connaissance empirique telle que la médecine (techné), mais un simple savoir-faire (p. 159). Une telle démarche montre une certaine confusion sur l'objet même de la rhétorique : son objet n'est ni la justice, ni la médecine... mais le langage, constitué en objet de savoir : les sciences du langage n'existent pas encore...
Gorgias a tendu sans le vouloir la perche pour passer à un tout autre sujet : quel est le bien suprême ? Qu'il s'agisse de la santé, de la beauté, de l'argent, la rhétorique, qui est l'art de convaincre, permet de se le procurer (p. 135)
Mais si la rhétorique est l'art de convaincre, elle convainc de quoi ? Les autres arts, comme l'arithmétique, ou la médecine, savent aussi convaincre de leur objet. Nouvelle confusion entre contenu et forme ; la notion même de métadiscours semble impossible à concevoir pour Socrate ! Les mathématiques, en effet, convainquent en apportant un savoir sur leur objet. Mais la rhétorique n'apporte rien de tel : elle est seulement un outil linguistique destiné à manipuler l'auditoire - y compris dans le domaine scientifique ! (on sait bien aujourd'hui qu'on peut être excellent mathématicien et piètre professeur, et qu'il ne suffit pas de disposer d'un savoir à transmettre pour être capable de le transmettre effectivement...)
P. 139 : la rhétorique s'exerce dans les tribunaux et les assemblées... et la conviction qu'elle produit "porte sur toutes les questions où il faut savoir ce qui est juste et injuste." Or l'on peut parler de justice sans forcément savoir ce que c'est ! C'est justement cela que Platon va reprocher à la rhétorique, qui en fait un art du mensonge, comparable à ce qu'est la "cuisine" par rapport à la médecine (p. 141) ; la rhétorique produit une croyance, mais non une connaissance. Elle agit dans le domaine politique : ex. de Périclès, qui n'a pas donné de conseils techniques, mais a influencé un choix politique.
La rhétorique est un moyen de persuader, qui n'a pas de valeur morale en elle-même, mais dont il faut user de manière juste : c'est un "art de combat" (p. 145)
Un orateur peut parler médecine devant des non-spécialistes, et se montrer plus convainquant que le spécialiste. Mais qu'en est-il dans le domaine des valeurs morales ? Gorgias s'enferre : au lieu de reconnaître que la rhétorique n'est, ici encore, qu'un moyen, il cherche à passer pour le spécialiste de ces valeurs : "on les apprendra chez moi", p. 150 : Gorgias commet la même erreur, de confondre la persuasion et le contenu philosophique !
Socrate enferme Gorgias dans sa dialectique, à partir de deux prémisses que l'on peut juger contestables :
Pour parler de la justice, il faut savoir ce qui est juste et injuste : la vertu comme pure connaissance (p. 321)
Savoir ce qu'est la justice conduit nécessairement à être juste, car "nul n'est méchant volontairement" (ce qui signifierait agir contre son propre intérêt, ce qui est absurde ; voir la démonstration plus loin).
Or ces prémisses sont au cœur de la philosophie platonicienne ! D'autre part, Gorgias a reconnu que l'on pouvait user injustement de la rhétorique : il y a là une contradiction manifeste. La rhétorique n'est nullement la science du juste et de l'injuste.
On
voit comment l'ironie socratique agit contre la démesure : c'est parce que
Gorgias a une trop haute idée de la rhétorique, qu'il la prend pour la science
du juste et de l'injuste, qu'il la considère comme un art véritable, qu'il se
trouve mis en face de ses contradictions.
Mais dans la Grèce du 4ème siècle, est-il possible qu'une "star"
comme Gorgias admette que la technique qui fait sa gloire et sa fortune n'est
tout au plus qu'un savoir-faire empirique ? Il faudra attendre Aristote, puis
l'époque romaine, pour que les "sciences du langage" commencent à se
constituer comme savoir...
Mais Socrate ne peut mettre en difficulté Gorgias, que parce que celui-ci partage avec lui l'idée de justice, une justice distincte de l'intérêt personnel ou du "droit du plus fort". Si Gorgias, comme Calliclès, refusait une telle notion, la rhétorique comme "art de persuader", c'est à dire d'exercer un pouvoir, serait en effet "le plus beau des arts" !
Polos intervient vigoureusement, avec toute l'ardeur de son âge, lorsqu'il voit que Gorgias est réduit au silence, p. 154. C'est donc lui qui va prendre le relais. Socrate commence par lui imposer une condition : qu'il renonce aux longs discours de la rhétorique, pour se contenter des réponses brèves de la dialectique.
Première définition : la rhétorique, selon Socrate, n'est pas un art (technè) mais un simple savoir-faire empirique, qui a pour but le simple plaisir (mais non le bien). (p. 157). Et Socrate de nous donner le célèbre tableau dans lequel il oppose les arts véritables - ceux qui ont pour but le bien, et reposent sur la raison, sur une connaissance réelle - et leur contrefaçon, qui ne vise que le plaisir, et ne reposent sur rien :
Domaine concerné | Art véritable | Flatterie, contrefaçon |
Santé du corps | médecine | cuisine |
beauté du corps | gymnastique | toilette, art du maquillage |
art de gouverner la Cité | politique | rhétorique |
art de rendre justice | législation | Sophistique |
Et dans une longue tirade de deux pages et demie (dont il souligne ironiquement l'incongruité à la fin), Socrate, qui a pourtant interdit à Polos de discourir, se livre à un véritable réquisitoire contre ces "arts du mensonge" que sont les diverses flatteries : "pratique qui agit sans raison", "chose malhonnête, trompeuse, vulgaire, servile et qui fait illusion" : elles ne peuvent donner aucune explication rationnelle de leur pratique, ne visent que le plaisir, et sont contraires à la recherche du bien et du vrai.
On pourrait objecter que la cuisine et la toilette, pour le corps, sont des activités humaines indispensables. Il ne s'agit nullement de les supprimer. Mais elles doivent être subordonnées aux véritables "technai" que sont respectivement la médecine (on dirait aujourd'hui la diététique) et la gymnastique, et ne pas prétendre se substituer à elles. Encore une fois, c'est la démesure qui est condamnée.
Polos répond par une objection : l'orateur est puissant et considéré au sein de la Cité - ce que va démentir Socrate dans un paradoxe qui choque évidemment le bon sens, mais s'explique dans l'optique platonicienne :
L'orateur ne jouit pas d'une véritable considération ;
Le pouvoir dont il jouit, ou dont jouit le tyran, n'a aucune valeur.
On quitte donc le terrain de la rhétorique pour celui de la morale : l'orateur et le tyran ignorent ce qu'est le juste ; ils agissent donc aveuglément, et contre leur intérêt ==> ils ne font donc que ce qu'ils croient vouloir, et non ce qu'ils veulent vraiment.
On peut donc faire plusieurs remarques, car nous sommes au cœur de la morale platonicienne :
la justice est le Bien suprême ; elle se confond avec l'intérêt le plus profond de l'âme ; on ne peut donc que la vouloir. Commettre l'injustice est donc le résultat d'une erreur, d'une illusion. D'où la condamnation des "arts du mensonge" qui précisément induisent l'âme en erreur, la détournent du vrai ! Si l'on connaissait parfaitement la médecine, on ne mangerait que des choses bonnes pour la santé...
on peut déceler quelque chose comme une part d'inconscient : le tyran, le méchant, l'homme injuste se croient heureux, et peuvent illusionner les autres ! Ils n'ont simplement pas conscience de ce qu'est le Bien, le juste.
S'ensuit toute une discussion démontrant que :
commettre l'injustice est moralement plus laid que la subir ;
être puni est plus beau, parce que plus juste, que rester impuni ; le châtiment, en effet, purifie l'âme du mal !
il y a donc trois degrés dans le mal, dont le pire consiste à commettre l'injustice en toute impunité ; d'où l'on peut conclure qu'un tyran est en somme, sans le savoir, le plus malheureux des hommes !
Donc la rhétorique, qui ne donne aucune connaissance du bien et du mal, qui ne peut servir qu'à dissimuler l'injustice sous les couleurs du vrai, et à échapper au châtiment en faisant passer le coupable pour innocent et le mal pour le bien, non seulement est inutile, mais même nocive. (p. 207).
On peut voir ainsi que Socrate dégonfle la baudruche de la rhétorique, qui se prenait pour "le plus beau des arts" :
la rhétorique ne donne aucune connaissance du bien et du mal ; elle n'est qu'un pur savoir-faire destiné à produire de la persuasion.
Ce faisant, elle confère certes un pouvoir à celui qui la maîtrise : il peut manipuler son auditoire, et faire passer le mal pour le bien ; mais ce pouvoir n'a aucune valeur ; pire encore, il plonge son détenteur dans le pire des malheurs. Échappant au châtiment terrestre, il corrompt son être même et se perd irrémédiablement - ce que Socrate développera à la fin du dialogue, dans le mythe final.
La rhétorique est donc irrémédiablement condamnable. Une condamnation très politique, qui va dans le sens de la condamnation portée contre la démocratie, dont la rhétorique constitue le moyen privilégié ! cf. ci-dessous...
Gorgias et Polos sont donc réduits au silence, parce qu'ils admettent, plus ou moins implicitement, l'édifice idéologique sur lequel repose la démonstration de Socrate, en particulier sa définition du juste et de l'injuste. Que devient ladite démonstration si l'on refuse d'admettre que "le juste" tel que l'entend Socrate est le bien suprême ? Tel sera l'objet de l'intervention de Calliclès.
Naissance de la rhétorique.
Selon une légende, la rhétorique serait née en Sicile, vers 465 avant J-C, en réaction à la tyrannie d'Hiéron de Syracuse. Le premier nom connu est celui de Korax (probablement un surnom, car le nom signifie "corbeau" !), qui aurait édité un recueil de conseils concernant l'éloquence judiciaire. Il s'agit bien alors, comme l'affirme Socrate, d'un "savoir-faire", destiné à aider les plaideurs à gagner leur procès. Korax, ainsi que son élève Tisias, enseignent la rhétorique dans la première moitié du 5ème siècle.
Puis l'éloquence gagne la Grèce continentale, notamment grâce à deux personnages surtout connus au travers des œuvres de Platon : Protagoras (486-410) et Gorgias (485-374).
Protagoras aurait codifié les règles de la dialectique, c'est à dire l'art d'opposer deux thèses.
Gorgias, quant à lui, enseigne la dimension proprement littéraire de l'art oratoire, notamment par l'usage des figures et des tropes ; la rhétorique, à ses yeux proches de la poésie, n'est plus seulement un savoir-faire purement pratique : elle acquiert ses lettres de noblesse, devenant même un instrument de pouvoir, voire même un instrument de connaissance : Gorgias affirme en effet, que quiconque ne connaîtrait pas le juste et l'injuste, les apprendrait chez lui ! cf. Gorgias, p. 150.
C'est ce qui vaudra à la rhétorique la condamnation de Socrate et de Platon : la rhétorique, qui n'est ni moyen de connaissance, ni moyen du seul pouvoir qui compte, celui de vivre selon la justice, n'est rien d'autre qu'un art du mensonge, de la flatterie : comme la cuisine par rapport à la médecine, la rhétorique "vise à l'agréable sans souci du meilleur. Un art ? J'affirme que ce n'en est pas un, rien qu'un savoir-faire [...], rien qu'une pratique qui agit sans raison." Et plus loin, Platon met la rhétorique sur le même plan que l'art du maquillage : "chose malhonnête, trompeuse, vulgaire, servile, et qui fait illusion..." (465a, p. 162). La condamnation est sans appel !
La rhétorique n'en mourut pas, au contraire. Isocrate (436-338), célèbre orateur, enseigne une prose claire, efficace ; pour lui, l'enseignement de la rhétorique ne se sépare pas d'une solide formation morale : en apprenant à régler son discours, on apprend aussi à régler sa vie...
La fin du 5ème siècle et la première moitié du 4ème siècle, qui voient les derniers feux de la démocratie athénienne, avant que celle-ci ne soit engloutie dans les conquêtes de Philippe de Macédoine, puis d'Alexandre le grand, voient aussi l'émergence de l'art oratoire comme genre littéraire à part entière ; de très grands orateurs se partagent la vedette : Antiphon (479-411) ; Lysias (440-378) dont le frère fut assassiné par les "Trente tyrans", avocat ; Démosthène (384-322, qui consacra la plus grande partie de sa vie à tenter d'alerter ses concitoyens sur les dangers de l'expansionnisme macédonien ; et son adversaire Eschine (389-314)... Isocrate, enfin, dont on a parlé plus haut. Tous ces orateurs, qui mettent leur art au service soit des tribunaux (comme "logographes" : la profession d'avocat n'existait pas à Athènes, et l'on devait se défendre soi-même ; mais l'on pouvait faire appel à des professionnels qui écrivaient le discours que l'on n'avait plus qu'à prononcer... Lysias et Isocrate furent d'excellents logographes), soit au service de causes politiques et patriotiques. C'est alors que les règles de l'art oratoire se codifient peu à peu. Il reviendra à Aristote de les synthétiser dans sa Rhétorique et sa Poétique.
Aristote, dans sa Rhétorique,
réhabilite cet art. Rompant ainsi avec son maître Platon, il estime que la
rhétorique a un rôle à jouer dans tous les domaines où nous ne pouvons
disposer de raisonnements certains - domaines de la dialectique - mais seulement
de probabilités fondés sur des argumentations. Il condamne la démagogie,
cette forme de rhétorique qui ne s'appuie que sur les sentiments, les passions
du public, mais il estime que la rhétorique est légitime, dès lors qu'elle
fait appel au raisonnement des auditeurs.
L'enjeu de cette opposition n'est pas mince : alors que Platon condamnait
sans réserve la démocratie, et l'art de la parole qui lui est intimement lié,
Aristote la considère, lui, comme le moins mauvais des régimes : les moyens
d'un gouvernement modéré du démos, la rhétorique, est donc légitime. L'arrière-plan
de la condamnation ou non de la rhétorique est donc éminemment politique.
L'époque romaine perpétue la rhétorique et la poétique telles qu'elles ont été définies par Aristote : citons les exemples de Cicéron (dont le Pro Milone est un exemple d'école d'un discours politique), de Quintilien, Sénèque et Tacite.
Qu'est-ce que la rhétorique ?
Pour l'ensemble de ce chapitre, nous devons beaucoup à un petit ouvrage de Georges MOLINIÉ : La Stylistique, éditions PUF, coll. Que Sais-je, 1989.
Il existe trois types de rhétorique :
La plus ancienne, celle dont il est
question ici ainsi que chez Aristote, est liée à l'argumentation : la
pratique langagière qui correspond est l'art oratoire, qui vise à la
justification et à la persuasion par le discours : on voit bien là en quoi
les valeurs de "vérité" et de "justice" sont au cœur
de la définition platonicienne de la rhétorique !
Cette rhétorique (qui se poursuivra à Rome et jusqu'au Moyen-Âge,
comporte elle-même plusieurs parties :
l'invention (sélection des "topoi", des motifs, les plus efficaces en fonction des circonstances)
la disposition, ou l'art d'organiser son discours - avec la succession très codifiée de la "captatio benivolentiae", de l'exposé du sujet, de la réfutation de la thèse adverse... nos dissertations à "plan dialectique" (thèse, antithèse, synthèse) sont les héritières de cette "disposition" ;
l'élocution, ou arrangement du style : c'est alors qu'apparaît la théorie des "niveaux de langue", en trois sous-groupes : simple ou familier, neutre ou courant, noble ou soutenu.
La rhétorique des figures trouve sa source dans la Poétique d'Aristote ; elle aboutira aux manuels dont les plus connus sont le Traité des Tropes, du Du Marsais (18ème siècle) et Les Figures du discours, de Fontanier. Plus récemment, le groupe liégeois de linguistes formalistes, m, a proposé une organisation sémantique générale de ce vaste ensemble protéiforme. L'un des derniers avatars de cette rhétorique des figures (qui consiste d'ailleurs essentiellement à les répertorier) est le célèbre Gradus, ou dictionnaire des procédés littéraires, de Bernard DUPRIEZ, publié en 1984 aux éditions 10/18, et qui est la bible de tout étudiant de lettres, comme de tout professeur !
La rhétorique normative ou prescriptive : la question des "niveaux de langue" est liée à l'histoire des genres littéraires, et aboutit à une rhétorique normative du goût : se répand alors tout un vocabulaire axiologique concernant le style : ce qui est "bas", ce qui "ne doit pas se dire", en particulier dans les genres "nobles" comme la tragédie.
Tel est le tableau de la rhétorique telle qu'elle existait à l'époque du Gorgias, et pratiquement jusqu'au début du 20ème siècle. La rupture n'aura lieu que lorsque la rhétorique, et la stylistique qui lui succède, renonceront à ce caractère prescriptif et normatif pour se consacrer à l'étude de la langue telle qu'elle se parle et s'écrit effectivement : ce sera l'œuvre de linguistes tels que Bally et Marouzeau ; cela ira de pair avec la constitution progressive de la linguistique comme science du langage (notamment avec les travaux de Saussure).
Calliclès condamne la tempérance : l'homme noble est celui qui a le courage d'assouvir ses passions.
On a vu que l'intervention de Polos, pour énergique qu'elle ait été, n'a pas changé grand-chose à la démonstration, dans la mesure où Polos, comme Gorgias, partageait avec Socrate l'essentiel des valeurs. Il en va de même avec Calliclès, qui, après s'être assuré que Socrate parlait bien sérieusement, se lance dans un long discours qui, précisément, remet en cause ce consensus.
On a donc quitté le champ de la rhétorique, pour celui des valeurs morales, c'est à dire de la philosophie.
Calliclès se lance alors dans un long discours. Il commence par opposer le "beau selon la loi" et le"beau selon la nature" : dans ce dernier cas, c'est la "loi du plus fort" qui s'impose, et la justice consiste à "vouloir le plus". La loi, au contraire, ayant été instituée par les plus faibles, elle consiste à empêcher les forts de vouloir plus que les autres.
Calliclès répète à plusieurs reprises qu'à ses yeux, la loi naturelle, la seule véritablement juste, consiste en une domination du "supérieur" sur l'"inférieur", du fort sur le faible. Mais par un remarquable tour de passe-passe, Socrate fait alors remarquer à Calliclès que la masse, par son nombre, est plus forte que l'individu isolé ; selon la théorie de Calliclès, la loi établie par la masse serait donc supérieure à celle d'un individu quelconque... Or, ajoute-t-il, la masse prône l'égalité, et affirme que commettre une injustice est pire que la subir (on peut se demander si réellement c'est la "loi de la masse"...) : la loi de la nature est donc conforme, selon Socrate, à la loi morale !
On ne peut qu'être surpris de voir avec quelle facilité les adversaires tombent dans les pièges qu'il leur tend... mais le problème posé est essentiel : Calliclès suppose en effet un "État de nature" dans lequel les individus ne constituent pas un groupe, mais sont isolés les uns des autres ; dans ce cadre, en effet, le fort domine le faible. C'est l'état de nature tel que le décriront les philosophes du 18ème siècle, en particulier Kant, dans le Projet de Paix Perpétuelle. (voir programme 2002-2003) ; au contraire, le raisonnement de Socrate s'appuie sur l'hypothèse d'une société déjà constituée, dans laquelle effectivement le groupe est "plus fort" que l'individu.
Tout le problème de Calliclès est qu'il repose sa théorie sur un "état de nature" qui n'existe pas.
Il faudra donc redéfinir "le meilleur" : la masse, quoique plus nombreuse, n'est pas moralement meilleure que les individus forts. Il faut donc disjoindre "excellence" et "force" - une problématique déjà présente dans de nombreux dialogues, notamment le Ménon.
Une première hypothèse, p. 225, associe supériorité et intelligence ; s'ensuit un long passage au cours duquel Socrate cherche à faire préciser à Calliclès en quoi consiste l'intelligence de l'homme supérieur, et ce qu'il doit obtenir de plus que les autres : plus de vivres ? plus de vêtements ou de chaussures ? Ce qui a pour effet d'exaspérer Calliclès, qui dans son mépris aristocratique du bas peuple, n'a que faire du cordonnier, du boucher ou du médecin !
L'intelligence, en effet, n'est pas une capacité particulière, une compétence dans un domaine technique. L'excellence se définit par l'alliance de l'intelligence et du courage qui font l'homme d'action, et en particulier l'homme de pouvoir. Là encore, cette définition avait déjà été donnée dans le Ménon.
"Je parle d'hommes intelligents, qui savent s'occuper des affaires de la cité, qui savent comment bien les gérer - des hommes qui non seulement sont intelligents, mais qui sont aussi courageux, assez forts pour accomplir ce qu'ils ont projeté de faire, et qui ne peuvent pas y renoncer par mollesse d'âme." (491b, p. 227)
Il serait difficile de contrer une telle définition... si Calliclès ne précisait sa conception de "l'homme fort" : "assez forts pour accomplir ce qu'ils ont projeté de faire" ne fait en effet pas ou pas seulement allusion à un projet rationnel - un projet politique, par exemple... - mais tout simplement à l'accomplissement du désir : l'homme fort est celui qui se livre tout entier à l'assouvissement de ses passions, sans inhibitions morales.
Ce passage, p. 229, est fondamental :
"Veux-tu savoir ce que sont le beau et le juste selon la nature ? [...] Si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et les assouvir avec tout ce qu'elles peuvent désirer. Seulement, tout le monde n'est pas capable, j'imagine, de vivre comme cela. C'est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu'elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que le dérèglement [...] est une vilaine chose. C'est ainsi qu'elle réduit à l'état d'esclaves les hommes dotés d'une plus forte nature que celle des hommes de la masse ; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause du manque de courage de leur âme. [...]" (492a-b)
On trouve ici des éléments que l'on retrouvera, par exemple chez le Glaucon de la République, ou encore, bien plus tard, chez Nietzsche :
Le propre de l'homme n'est nullement de rechercher la justice, mais d'assouvir des passions qui sont "au delà du bien et du mal" : passion du pouvoir, de la possession...
Il y a donc deux sortes d'hommes : ceux qui ont la force, le courage d'assouvir ces passions, quel qu'en soit le prix, et ceux qui par faiblesse, par lâcheté, doivent y renoncer.
Ces derniers, plus nombreux, se justifient par des valeurs morales, qui ne sont finalement - en reprenant ici la terminologie nietzschéenne - que l'expression de leur ressentiment. Incapables de vivre pleinement, ils prétendent l'interdire aux autres !
Le système de Calliclès semble cohérent, et constitue une négation de fond de la philosophie de Socrate : contrairement à Polos et Gorgias, Calliclès rejette le fondement même de ladite philosophie, à savoir la notion de justice. Il ne peut donc y avoir accord, ni même dialogue, puisqu'il n'y a aucun terrain d'entente entre les deux hommes.
Une telle opposition n'est d'ailleurs pas isolée dans l'œuvre de Platon : on peut citer d'autres personnages qui l'incarnent, tels que Ménon, Thrasymaque ou Glaucon. Il est probable que cela correspondait à une théorie assez largement répandue.
La question de la rhétorique est donc définitivement passée au second plan, pour une autre, beaucoup plus fondamentale : "Quel genre de vie on doit avoir" (p. 230)
Des passions, du désir et du plaisir.
Deux conceptions du désir s'opposent d'emblée : pour Calliclès, le désir, c'est la vie même, et ne rien désirer, n'avoir besoin de rien, c'est l'équivalent de la mort :
Socrate
: "Il est donc inexact de dire que les hommes qui n'ont besoin de rien sont
heureux.
Calliclès : Oui, parce que si c'était le cas, les pierres et même les
cadavres seraient tout à fait heureux !" p. 231, 492c.
Socrate va alors se lancer dans un éloge de la tempérance, que l'on retrouve dans toute son œuvre, mais aussi chez Épicure ou chez les Stoïciens,et même chez des penseurs contemporains tels que André Comte-Sponville (Petit traité des grandes vertus).
Le corps, nous dit Socrate (se fondant sur un jeu de mots : sèma (tombe)/sôma (corps), n'est que le tombeau de l'âme, théorie développée dans Phèdre. Et l'âme est elle-même partagée en deux : d'un côté la raison, de l'autre les passions. Celles-ci, à la manière d'une passoire, ou du tonneau des Danaïdes, se caractérisent par un inassouvissement permanent. Ce que Comte-Sponville reprendra d'ailleurs dans son texte précédemment cité :
"Pauvre Don Juan, qui a besoin de tant de femmes ! Pauvre alcoolique, qui a besoin de tant boire ! Pauvre goinfre, qui a besoin de tant manger ! Epicure apprenait à prendre plutôt les plaisirs comme ils viennent, aussi faciles à satisfaire, quand ils sont naturels, que le corps à apaiser. Quoi de plus simple qu'étancher une soif ? Quoi de plus facile à satisfaire - sauf misère extrême - qu'un ventre ou qu'un sexe? Quoi de plus limité, et de plus heureusement limité, que nos désirs naturels et nécessaires ? Ce n'est pas le corps qui est insatiable. L'illimitation des désirs, qui nous voue au manque, à l'insatisfaction ou au malheur, n'est qu'une maladie de l'imagination. Nous avons les rêves plus grands que le ventre, et reprochons absurdement à notre ventre sa petitesse ! Le sage au contraire « fixe des bornes au désir comme à la crainte » : ce sont les bornes du corps, et ce sont celles de la tempérance. Mais les intempérants les méprisent ou veulent s'en affranchir [...]"
Socrate arrache à Calliclès son accord sur une définition du plaisir comme satiété (ce qui est contestable, mais assez généralement admis).
Mais il amène également Calliclès à distinguer entre les plaisirs bons et mauvais, ce qui est en contradiction flagrante avec sa propre théorie, selon laquelle les passions sont "au delà du bien et du mal" ! Il y a là un passage intensément comique, p. 235, dans lequel Socrate évoque sans le nommer le plaisir de la masturbation, ce qui pousse Calliclès à une réaction de vierge effarouchée... Il suffirait pourtant qu'à ce moment là, Calliclès tienne bon, et affirme que les plaisirs obscènes sont aussi de vrais plaisirs, pour que la démonstration de Socrate tourne court ! Les adversaires de Socrate sont régulièrement battus, parce qu'ils ne savent pas rester sur leur propre terrain, et sont amenés à faire des concessions aux valeurs de Socrate.
Socrate va alors se livrer à une démonstration serrée, en vue de montrer que le plaisir et le bonheur sont deux choses différentes : "tous les désirs sont des états pénibles" affirme-t-il, confondant au passage le manque et le désir, la faim et l'appétit. Or
le plaisir peut coexister avec la souffrance, le sentiment du manque (on a encore soif quand on boit);
le bonheur, lui, ne peut coexister avec le malheur : le bonheur est un absolu. (p. 245)
Par ailleurs, si le plaisir est la satiété, il cesse en même temps que le désir...
Enfin, la peine et le plaisir sont présents aussi bien chez l'homme bon que chez le mauvais : Calliclès doit admettre, à nouveau, qu'il y a une hiérarchie des plaisirs. Ce n'est pas le plaisir, l'assouvissement du désir qui fait l'homme bon ou méchant ; la qualité de l'homme vient d'autre chose que de ses passions, de ses désirs, de ses plaisirs. Il y a donc une autre échelle de valeurs que celle sur laquelle s'appuyait Calliclès. La distinction du bien et du mal existe bel et bien, et elle transcende l'opposition entre forts et faibles.
Or le bon = l'utile : identification commune, y compris chez les Sophistes. Le bien = le bonheur. Le bien est la fin de toute action (retour au tout début : on n'agirait pas contre son propre intérêt), et le méchant est donc tout simplement celui qui se trompe ! Et l'on revient logiquement à la distinction entre les arts véritables et leurs contrefaçons : toilette, cuisine, rhétorique et sophistique sont des "plaisirs mauvais", illusoires, qui détournent du "vrai bien" : beauté, santé, justice, vérité.
==> il faut donc régler ses plaisirs en fonction du bien, et non se livrer sans frein à tous ses désirs : CQFD. Calliclès est battu.
Socrate va alors faire l'éloge de la philosophie : elle est la recherche rationnelle du bien, pour lequel le plaisir ne sera, au mieux, qu'un moyen. Toute autre recherche empirique du plaisir, sans connaissance du bien et du mal, relève de la flatterie : et l'on condamne d'un bloc non seulement la rhétorique, mais également les arts, qui, comme la musique ou la poésie tragique, ne recherchent que le plaisir du spectateur, sans lui apporter de connaissance...
Un orateur qui voudrait réellement exercer un art devrait mettre de l'ordre, rendre ses concitoyens plus vertueux. Or cela ne pourrait se faire que par des remèdes douloureux, donc impopulaires !
Calliclès, à ce point, refuse de répondre, et Socrate continue seul (p. 269).
Bilan :
Dès lors que l'on admet une hiérarchie des plaisirs, on est forcé d'admettre du même coup un système de valeurs qui les transcende : or cette hiérarchie n'est pas mise en question par Calliclès.
Contrairement au bonheur, le plaisir n'est pas un absolu ; il peut cohabiter avec la souffrance.
Par ailleurs, des hommes faibles ou méchants éprouvent également du plaisir ; celui-ci n'est donc pas un critère permettant d'évaluer la qualité d'un homme.
Ce n'est donc pas l'assouvissement des désirs qui fait l'homme bon, mais la qualité de ceux-ci - donc sa conformité au bien, au bon, au juste...
Voir le texte
"Celui d'entre nous qui veut être heureux, doit se vouer à la poursuite de la tempérance et doit la pratiquer, mais,[...] à l'inverse, il doit fuir le dérèglement de toute la vitesse de ses jambes et surtout s'arranger pour ne pas avoir besoin d'être puni. Cependant, s'il arrive qu'il ait besoin d'être puni, lui-même ou l'un des ses proches, simple particulier ou cité, il faut, s'il doit être heureux, que justice soit faite et qu'il soit puni." (507 c-d, p. 271)
La société humaine fait partie d'un "cosmos", c'est à dire d'un ordre, régi par la "géométrie", c'est à dire une justice distributive donnant à chacun non pas une part égale, mais ce qui lui est dû.
Suit un long développement sur la valeur de la vie : en soi celle-ci ne vaut rien ; ce qui compte, c'est la manière dont on vit (p. 282).
Socrate critique en bloc les hommes politiques qui n'ont pas rendu les Athéniens meilleurs ! On retrouve ici une conception étrange de l'homme politique, qui aurait pour mission d'améliorer moralement la cité dont il a la charge... Pire : ce qui fait la gloire et la puissance d'Athènes est ici moralement condamné : ne faut-il pas soupçonner quelque préférence pour le régime de Sparte, anti-démocratique ? On voit bien là l'enjeu politique de la condamnation de la rhétorique (cf. plus haut...)
Par ailleurs, si un homme politique est injustement traité par la Cité, c'est justice : puisqu'il n'a pas su améliorer moralement ladite cité... Socrate semble anticiper son propre procès.
Enfin, il achève sa démonstration par un mythe : celui des Enfers, et du jugement des Morts par les trois juges : les hommes se présentent nus devant eux, et sont jugés non sur leur apparence, mais sur la manière, bonne ou mauvaise, dont ils ont vécu durant leur vie.
Reprenons donc le raisonnement :
Bonheur et plaisir ne sont pas liés ; ils s'opposent même souvent, lorsque le plaisir n'est pas juste ni bon. Il faut donc apprendre à maîtriser ses désirs, à être tempérant.
La tempérance consiste en deux choses :
maîtriser ses désirs, ses passions, ne pas se livrer aux plaisirs mauvais ;
faire ce que l'on sait être bon, même si cela implique de la souffrance : dénoncer ses proches ou se dénoncer soi-même, quelle que soit la rigueur du châtiment que l'on encourt.
La morale de Socrate est donc radicale : et à ce titre elle apparaît contestable, comme en témoigne le second point. La tempérance devient en effet une fin en soi. Elle n'est plus, comme elle le sera chez les Épicuriens ou chez Montaigne, un moyen d'atteindre le bonheur ; elle devient le bonheur lui-même. La maîtrise de soi devient une tyrannie morale, qui finit par se retourner contre l'être lui-même.
"Socrate :
Sur quel objet portent les discours dont la rhétorique se sert ? [...]
Gorgias : Je parle du pouvoir de convaincre, grâce aux discours, les
juges au Tribunal, les membres du Conseil au Conseil de la Cité, et
l'ensemble des citoyens à l'Assemblée, bref, du pouvoir de convaincre dans
n'importe quelle réunion de citoyens." (451d-452e, p. 133-135)
"Les criminels, à mon sens, sont les individus qui font un mauvais usage de leur art. [...] C'est une raison supplémentaire de se servir de la rhétorique d'une façon légitime, comme on le fait du reste pour tout art de combat." (457 a-b, p. 145)
"[la rhétorique] a découvert un procédé qui sert à convaincre, et le résultat est que, devant un public d'ignorants, elle a l'air d'en savoir beaucoup plus que n'en savent les connaisseurs." (459 c, p. 149)
[la cuisine] "Voilà une des choses que j'appelle flatterie, et je déclare qu'elle est bien vilaine, Polos [...] parce qu'elle vise à l'agréable sans souci du meilleur. Un art ? J'affirme que ce n'en est pas un, rien qu'un savoir-faire, parce que la cuisine ne peut fournir aucune explication rationnelle sur la nature du régime qu'elle administre à tel ou tel patient, elle est donc incapable d'en donner la moindre justification." (465 a, p. 162)
Eh bien, dans ma propre vision des choses, Polos, quand on agit mal et qu'on est coupable, on est malheureux de toutes façons ; mais on est encore plus malheureux si, bien qu'on soit coupable, on n'est ni puni ni châtié par la justice des dieux ou par celle des hommes. (477 e, p. 182)
L'homme qui se trouve dans la situation de devoir subir l'injustice n'est pas un homme, c'est un esclave" (Calliclès, 483 b, p. 212)
"Ce sont les faibles, la masse des gens, qui établissent les lois" (Calliclès, ibid.)
"Si le plus fort domine le moins fort et s'il est supérieur à lui, c'est là le signe que c'est juste." (Calliclès, 483 d, p. 213)
"S'il arrive que dans ma vie, je n'agisse pas correctement, sache bien que je ne fais pas exprès de commettre une faute, mais que c'est à cause de mon ignorance que j'agis mal." (488 a, p. 219)
"Ce n'est pas seulement d'après la loi que commettre l'injustice est plus vilain que la subir, mais d'après la nature aussi. (489 a-b, p. 222)
"Le juste selon la nature, d'après moi, c'est que l'être le meilleur et le plus intelligent commande aux êtres inférieurs et qu'il ait plus de choses qu'eux." (490 a, p. 224)
"Veux-tu savoir ce que sont le beau et le juste selon la nature ? [...] Si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et les assouvir avec tout ce qu'elles peuvent désirer. Seulement, tout le monde n'est pas capable, j'imagine, de vivre comme cela. C'est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu'elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que le dérèglement [...] est une vilaine chose. C'est ainsi qu'elle réduit à l'état d'esclaves les hommes dotés d'une plus forte nature que celle des hommes de la masse ; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause du manque de courage de leur âme. [...]" (492a-b, p. 229)
"Je veux te convaincre, pour autant que j'en sois capable, de changer d'avis et de choisir, au lieu d'une vie déréglée, que rien ne comble, une vie d'ordre, qui est contente de ce qu'elle a et qui s'en satisfait." (Socrate, 493 c, p. 232)
"Le bien est la fin de toute action. [...] Tout le reste, les choses agréables surtout, est donc à faire en vue des biens, au lieu de faire le bien en vue des choses agréables." (499e - 500a, p. 254.)
"Certains sages disent, Calliclès, que le ciel, la terre, les dieux et les hommes forment ensemble une communauté, qu'ils sont liés par l'amitié, l'amour de l'ordre, le respect de la tempérance et le sens de la justice. C'est pourquoi le tout du monde, ces sages, mon camarade, l'appellent kosmos ou ordre du monde et non pas désordre ou dérèglement. Mais toi, tu as beau être savant, tu ne me sembles pas faire très attention à ce genre de choses. Au contraire, tu n'as pas vu que l'égalité géométrique est toute-puissante chez les dieux comme chez les hommes." (507e-508a, p. 272)
"Personne ne veut être injuste, mais [...] toutes les injustices qu'on commet, on les commet toujours malgré soi." (509e, p. 275)
"Je serai jugé, comme un médecin traduit devant un tribunal d'enfants, et contre lequel un confiseur porterait plainte." (521 e, p. 301)
"Si un homme meurt après avoir vécu une vie de justice et de piété, qu'il se rende aux Îles des bienheureux et qu'il vive là-bas dans la plus grande félicité, à l'abri de tout malheur ; mais s'il a vécu sans justice ni respect des dieux, qu'il se dirige vers la prison où on paye sa faute, où on est puni - cette prison qu'on appelle le Tartare." (523 a-b, p. 303)
"tout être qu'on punit et auquel on inflige le châtiment qu'il faut mérite de s'améliorer et de tirer profit de sa peine ; ou sinon, qu'il serve d'exemple aux autres hommes." (525 a-b, p. 306)
"Il faut faire attention à ne pas commettre d'injustices plutôt qu'à en subir ; tout homme doit s'appliquer, non pas à avoir l'air d'être bon, mais plutôt à l'être vraiment, en privé comme en public ; et si un homme s'est rendu coupable en quelque chose, il faut le punir." (527 b, p. 309-310)
Platon, Gorgias, "le mythe des enfers"
La mort n'est rien d'autre, me semble-t-il, que la séparation de deux choses, l'âme et le corps, qui se détachent l'une de l'autre. Or, une fois que l'âme et le corps d'un homme se sont séparés, ils n'en restent pas moins dans l'état qui était le leur du vivant de cet homme.; Le corps garde sa nature propre, avec la marque évidente de tous les traitements, de tous les accidents qu'il a subis. […] Pour le dire en un mot, les signes distinctifs qui caractérisaient le corps vivant sont tous, ou presque tous, manifestes pendant un certain temps sur le corps mort. Eh bien, à mon avis, c'est le même phénomène qui se produit aussi dans l'âme. Dès qu'elle est dépouillée du corps, on peut voir tous ses traits naturels ainsi que les impressions qu'elle a reçues impressions qui sont telles ou telles selon le mode de vie qu'a eu l'homme qui la possède et qu'en chaque circonstance il a éprouvées en son âme. Donc, quand les morts se présentent devant leur juge, quand ceux d'Asie, par exemple, vont auprès de Rhadamante[1], Rhadamante les arrête et il sonde l’âme de chacun, sans savoir à qui cette âme appartient, mais il arrive souvent qu'il tombe sur l'âme du Grand Roi ou encore sur celle de n'importe quel autre roi ou chef, et qu'il considère qu'il n'y a rien de sain en cette âme, qu'elle est lacérée, ulcérée, pleine de tous les parjures et injustices que chaque action de sa vie a imprimés en elle, que tous ses fragments ont été nourris de mensonges, de vanité, que rien n'est droit en cette âme, parce qu'elle ne s'est jamais nourrie de la. moindre vérité. Alors, il voit une âme qui, à cause de sa licence, de sa mollesse, de sa démesure, de son absence de maîtrise dans l'action, est pleine de désordre et de laideur. Et dès qu'il voit cette âme privée de toute dignité, il l'envoie aussitôt dans la prison du Tartare où elle est destinée à endurer tous les maux qu'elle mérite.
Or, tout être qu'on punit et auquel on inflige le châtiment qu'il faut mérite de s'améliorer et de tirera profit de sa peine ; ou sinon, qu'il serve d'exemple aux autres hommes, lesquels, en le voyant subir les souffrances qu'il subit, prendront peur et voudront devenir meilleurs. Les hommes auxquels la punition est un service qu'on rend et qui sont donc punis par la justice humaine et la justice divine sont les hommes qui ont commis des méfaits, mais des méfaits qu'on peut guérir. Malgré tout, les souffrances qu'ils subissent, ici et dans l'Hadès, leur sont utiles, car, il n'est pas possible de les débarrasser de l'injustice autrement que par la souffrance. En revanche, les hommes qui ont commis les plus extrêmes injustices et qui sont devenus de ce fait incurables, sont des hommes qui servent d'exemples, même si, en fait, ils ne peuvent, parce que incurables, tirer le moindre profit de leur châtiment. Mais il y a bien d'autres hommes qui tirent profit du fait de les voir subir éternellement, en punition de leurs fautes, les souffrances les plus graves, les plus douloureuses, les plus effroyables. Car ces hommes qu'on voit là-bas, dans l'Hadès, accrochés aux murs de leur prison, sont, pour tout homme injuste qui arrive, un effroyable exemple, à la fois un horrible spectacle et un avertissement.
Archélaos[2], je l'affirme, sera traité comme cela, si tout ce qu'a dit Polos est vrai, et c'est le cas de tout autre homme qui aurait été un tyran comme lui. D'ailleurs, je pense que presque tous les hommes qui servent d'exemples dans l'Hadès, se trouvent chez les tyrans, les rois, les chefs, et chez tous les hommes qui ont eu une action politique. Ce sont eux, en effet, qui commettent des méfaits, lesquels, à cause du pouvoir dont ces hommes disposent, ne peuvent être que des méfaits énormes et parfaitement impies. D'ailleurs, Homère en témoigne pour nous. Cet illustre poète a représenté des rois et des chefs qui sont, dans l'Hadès, éternellement punis ; ce sont Tantale, Sisyphe, Tityos[3]. En revanche, Thersite[4], et tout homme privé qui a été un scélérat comme lui, n'ont jamais été représentés en train de subir des souffrances aussi atroces que celles dont souffrent les incurables. En effet, ces criminels, étant des personnages privés, n'avaient pas, je pense, la même possibilité de mal faire que les criminels au pouvoir, c'est pourquoi ils ont eu, d'une certaine façon, plus de chance que ceux qui disposaient d'un tel pouvoir.
Car vois-tu, Calliclès, c'est surtout chez les puissants qu'on trouve de ces hommes qui peuvent devenir absolument mauvais. Mais par ailleurs, rien n'empêche qu'on trouve aussi, chez les puissants de ce monde, des hommes bons, et, s'il y en a, ils méritent vraiment qu'on les admire. Car, vivre une vie de justice, quand la possibilité d'agir sans justice est grande, est une chose difficile, Calliclès, et qui mérite bien des éloges. Peu nombreux sont les hommes qui le font. Car s'il y a eu, ici même et aussi bien ailleurs, des hommes qui ont su exécuter en toute justice les tâches que leur confiait la Cité, je pense qu'il y en aura encore. Or, il y en eut un, un homme tout à fait illustre, et honoré par tous les Grecs, c'était Aristide, fils de Lysimaque. Mais sinon, bien cher Calliclès, la plupart des hommes puissants sont des hommes mauvais.
Donc, comme je disais, lorsque le grand Rhadamante reçoit un homme de ce genre, il ne sait rien de lui, ni qui il est, ni d'où il vient, rien, sinon qu'il est un scélérat. Or, dès qu'il voit cela, il envoie cet homme dans le Tartare, en le marquant d'un signe spécial qui indique si, à son avis, on peut ou non le guérir. Après cela, quand le coupable arrive là-bas, il subit la peine qu'il mérite. Mais il se produit parfois que Rhadamante discerne une autre sorte d'âme, qui a vécu une vie de piété et de vérité, qu'elle soit l'âme d'un homme privé ou celle de n'importe qui. Mais surtout s'il voit – eh oui, Calliclès, c'est moi qui te le dis –, s'il voit l'âme d'un philosophe, qui a œuvré toute sa vie pour accomplir la tâche qui lui est propre, sans se disperser à faire ceci et cela, eh bien, après avoir admiré cette âme, il l'envoie vers les Iles des bienheureux. Et Eaque, lui aussi, fait la même chose. Ces deux juges prononcent leurs jugements en tenant une baguette à la main. Quant à Minos, qui surveille les jugements, il est assis, seul ; il tient un sceptre d'or, comme Ulysse le voit, chez Homère : « il tient un sceptre d'or, et il fait la justice chez les morts ».
Eh bien moi, Calliclès, j'ai été convaincu par cette histoire, et je ne cesse de m'examiner, afin de faire paraître devant le juge l'âme la plus saine qui soit. Je laisse donc tomber les honneurs que chérissent presque tous les hommes, je m'habitue à être sincère, et je vais vraiment essayer d'être aussi bon dans la vie que dans la mort – quand je serai mort. J'engage, autant que je peux, tous les autres hommes, et surtout toi, à faire de même ; oui, je t'engage à faire le contraire de ce que tu dis, à te diriger vers la vie dont je parle et à entrer dans ce combat, dont je prétends qu'il est préférable à tous les combats qui se livrent ici. Et je te blâme de ce que tu seras incapable de te porter secours à toi-même, quand sonnera pour toi l'heure de la justice, l'heure du jugement que je viens de te raconter. Au contraire, quand tu te présenteras devant le juge, devant le terrible fils d'Égine, oui, au moment où il viendra se saisir de toi, tu resteras muet, tu auras le vertige, tu éprouveras là-bas ce que j'éprouve ici, et c'est là-bas, peut-être, qu'on te frappera sur la tête d'une façon indigne de toi, c'est là-bas, peut-être, que tu te sentiras absolument outragé. Mais, tout ce qu'on vient de raconter te paraît sans doute être un mythe, une histoire de bonne femme, et tu n'as que mépris pour cela. Bien sûr, il n'y aurait rien d'étonnant à mépriser ce genre d'histoire, si, en cherchant par-ci, par-là, nous pouvions trouver quelque chose de mieux que cette histoire et de plus vrai. Mais en réalité, tu vois bien qu'à vous trois, qui êtes les plus sages des Grecs d'aujourd'hui, oui, toi, Polos et Gorgias, vous n'avez pas pu démontrer qu'on doit vivre une autre vie que celle dont j'ai parlé, vie qui nous sera de plus fort utile quand nous arriverons dans le monde des morts. En fait, c'est tout le contraire qui s'est produit. Tout au long de la discussion, déjà si abondante, que nous avons eue, toutes les autres conclusions ont été réfutées, et la seule qui reste sur pied est la suivante : il faut faire bien attention à ne pas commettre d'injustices plutôt qu'à en subir; tout homme doit s'appliquer, non pas à avoir l'air d'être bon, mais plutôt à l'être vraiment, en privé comme en public ; et si un homme s'est rendu coupable en quelque chose, il faut le punir. Tel est le bien qui vient en second après le fait d'être juste : c'est de le devenir et de payer sa faute en étant puni. Que toute flatterie, à l'égard de soi-même comme à l'égard des autres – que ces autres forment une foule ou qu'ils soient peu nombreux –, soit évitée et qu'on se serve de la rhétorique en cherchant toujours à rétablir le droit comme on le fait d'ailleurs en toute autre forme d'action.
Allons, laisse-toi convaincre par moi, et tiens-moi compagnie vers ce lieu où, dès ton arrivée, tu seras bienheureux dans la vie comme dans la mort – ainsi que notre raisonnement l'indique. Aussi, laisse faire si on te méprise comme si tu étais un insensé, si on t'outrage comme on veut, eh oui, par Zeus, garde toute ta confiance quand on te frappe de ce coup indigne ! Car il ne t'arrivera rien de terrible si tu es vraiment un homme de bien et si tu pratiques la vertu.
Alors,
par la suite, quand toi et moi, nous aurons bien pratiqué la vertu en commun,
si, à ce moment-là, tu penses qu'il le faut, nous nous consacrerons aux
affaires politiques, ou bien à autre chose, si tu penses qu'on le doit. Oui, à
ce moment-là, nous tiendrons conseil pour savoir comment être meilleur que
nous le sommes aujourd'hui. Il est laid, en effet, de se trouver dans la
situation qui semble être la nôtre maintenant, puis de faire les jeunes
fanfarons comme si nous étions des gens sérieux, nous qui n'avons jamais la même
opinion sur les mêmes questions, alors qu'il s'agit des questions les plus
fondamentales. Tant est grande l'absence d'éducation et de culture où nous en
sommes venus! Nous nous laisserons donc guider par le raisonnement qui vient de
nous apparaître, puisqu'il nous indique quelle est la meilleure façon de vivre
et de pratiquer la justice et toute autre vertu, dans la vie comme dans la mort.
Nous suivrons donc cet argument, nous en engagerons d'autres à faire comme
nous, mais nous n’aurons aucun égard pour le raisonnement auquel tu as donné
ta foi et que tu t’engages à suivre. Car ce raisonnement, Calliclès, est
sans aucune valeur.
Platon, Gorgias, 524b-527d, traduction Monique Canto-Sperber, collection Garnier-Flammarion, 1987, p. 305-311.