Shakespeare (1594-1616)

Shakespeare (1564-1610)

Une identité controversée

Aux yeux de certains critiques, Shakespeare est une énigme : comment expliquer que le fils d’un simple gantier de province, n’ayant reçu aucune éducation universitaire, puisse avoir assimilé cette immense culture classique, technique, juridique ou artistique qui se trouve illustrée, au fil de ses œuvres ? Une telle connaissance ne pouvait être celle d’un homme du peuple. Certains virent donc Shakespeare comme un prête-nom recouvrant une œuvre collective, hypothèse émise également au sujet de Homère. D’aucuns crurent reconnaître la main de Francis Bacon, écrivain politique et philosophe. D’autres encore attribuèrent l’œuvre shakespearienne à des hommes de cour, comme les comtes d’Oxford, d’Essex ou de Derby, qui ne pouvaient signer les pièces de leur vrai nom, car le genre théâtral n’était pas assez noble pour de telles personnalités. L’époque voulait qu’ils se consacrent uniquement à la poésie. Aucune de ces hypothèses n’étant accréditée à ce jour, nous en resterons à la biographie classique du dramaturge.

L’adolescence

Troisième enfant d’une famille qui devait en compter huit, le dramaturge vit le jour en avril 1564 à Stratford-upon-Avon, cinq ans après le couronnement de la reine Élisabeth. Son père, John, était gantier à l’origine, mais il gagna rapidement en importance pour devenir bailli de la ville. Quant à sa mère, Mary, elle possédait des terres et des biens. Issu d’une famille bourgeoise, le petit William grandit dans un milieu rural et reçut son éducation dans la grammar school de la commune. On sait peu de choses sur sa jeunesse, si ce n’est qu’il quitta l’école très tôt. En 1582, il épousa Anne Hathaway, de huit ans son aînée, et de cette union naquirent trois enfants, Susanna (1583), et des jumeaux, Judith et Hamnet (1585).

Londres ou les débuts d’un mythe (1589-1599)

Puis, de 1585 à 1592, on perd totalement sa trace ce sont les « années perdues » qui ont donné lieu à des supputations, comme dans le film Shakespeare in Love, réalisé par John Madden en 1998. On suppose que le jeune William assista à une représentation théâtrale à Stratford par une troupe itinérante, les Comédiens de la Reine, en 1587, et que cette expérience fut une révélation qui l’incita à quitter sa région natale. Ce qui ne fait aucun doute, c’est qu’il est à Londres dès 1592. On le retrouve grâce au dramaturge Robert Greene qui rapporte qu’

« une corneille parvenue, embellie de nos plumes, avec son « cœur de tigre enfermé sous une peau d’acteur », s’imagine être aussi capable d’enfler un vers blanc que le meilleur d’entre vous, et, n’étant qu’un pur Johannes factotum (homme à tout faire), se figure être le seul Shake-scene (ébranleur des planches et jeu de mots sur Shakespeare) du pays. « 

Cette description peu flatteuse indique que Shakespeare était acteur (il apparaît en 1595 au sein de la troupe théâtrale des Comédiens du Chambellan), et qu’il composait déjà en s’inspirant (voire en plagiant) ses confrères. Il faisait en effet partie de cette nouvelle génération de comédiens, à la fois auteurs et actionnaires de leur compagnie théâtrale, prompts à flatter les goûts d’un public populaire aussi bien qu’aristocratique en s’emparant des sujets à la mode.

L’ascension du dramaturge est fulgurante : de 1589 à 1597, il compose essentiellement des drames historiques, dont la trilogie de Henry VI (1589-1591), et les deux volets de Henry IV (1597-1598), qui se terminent avec Henry V (1599). Ces pièces illustrent l’intérêt patriotique de Shakespeare qui trouve dans les Chroniques (1577) de l’historien Raphael Holinshed sujets à théâtraliser. Simultanément, il écrit une dizaine de comédies, qui vont de la farce légère (la Comédie des erreurs, 1593 ; la Mégère apprivoisée, 1594) à la comédie romanesque où le drôle voisine avec le lyrique (le Songe d’une nuit d’été, 1595, le Marchand de Venise, 1597), tandis que ses tragédies annoncent déjà une pesanteur qui se confirmera par la suite (Richard III, 1593 ; Roméo et Juliette, 1595 ; Jules César, 1599).

Malheureusement, après ces glorieux débuts de dramaturge londonien, Shakespeare doit quitter la scène en 1593 à cause d’une violente épidémie de peste qui contraint les autorités de la ville à fermer les théâtres publics afin d’éviter que le mal ne se propage davantage. Les troupes se dispersent et Shakespeare se tourne vers la poésie en attendant de retrouver les planches en 1594, une fois la menace passée et les théâtres réouverts. Il signe deux longs poèmes narratifs, inspirés de la mythologie et des Métamorphoses d’Ovide, Vénus et Adonis (1593) et le Viol de Lucrèce (1594). Comme le théâtre, la poésie anglaise était un genre en plein essor. Elle s’inspirait essentiellement des amoristes latins ou italiens (poètes, tels Ovide ou Pétrarque, dont le thème principal était la relation amoureuse). Opportuniste, Shakespeare dédie ses œuvres à un aristocrate, classe qui prisait le genre poétique.

La tourmente (1600-1607)

Après le vaporeux des pièces de jeunesse, Shakespeare traverse un tourbillon métaphysique que ses œuvres vont refléter. L’amour n’est plus que désinvolture et jeu, le bouffon ne fait plus rire mais incite à la réflexion grinçante et mélancolique, les comédies deviennent cyniques, tragi-comiques, nouveau genre que les critiques vont appeler « comédies sombres » ou « pièces à problèmes » (Tout est bien qui finit bien, 1602 ; Mesure pour mesure, 1603). L’ambiguïté des personnages illustre une perte de repères immuables.

Les grandes tragédies s’inscrivent alors en lettres de sang : Hamlet (1600), Othello (1604), le Roi Lear (1605) et Macbeth (1605). Toutes décrivent la trahison, le complot, le meurtre, le dérèglement de l’ordre universel voulu par Dieu, la négation. Plus rien ne fait sens dans cet absurde chaos. Les personnages sont le jouet de leur destin et de leurs désirs secrets. Les héros de cette période sont tourmentés : par la jalousie (Othello), le pouvoir (Macbeth), le désir de reconnaissance (Lear) ou l’hésitation (Hamlet). Les soliloques abondent, jamais leur conscience ne se tait. La mort est le prix que la justice exige de ces aveugles qui se débattent dans les rets de la fatalité. La noirceur est souvent présente matériellement avec la nuit qui envahit la scène, métaphore de l’obscurité que traversent les protagonistes.

Le théâtre du Globe

Le théâtre du Globe, à Londres. Incendié en 1613, il fut rebâti à l’identique.

Le chant du cygne (1608-1616)

Après « le bruit et la fureur » (Macbeth), l’apaisement a maintenant sa place dans le cœur du « cygne de l’Avon ». La thématique des pièces illustre cette sérénité retrouvée : Périclès (1608), le Conte d’hiver (1611) et la Tempête (1611) sont des comédies romanesques qui, malgré la présence d’éléments menaçants, insistent sur le pardon, la régénération, la foi. Les méchants sont punis, les bons récompensés : la justice et le sens sont enfin restaurés. Le miracle et l’émerveillement reviennent illuminer l’intrigue. Les personnages évoluent dans le monde de l’illusion où la vie n’est qu’un songe :

« Nous sommes de l’étoffe des rêves et notre petite vie est entourée d’un sommeil »,

déclare Prospéro, le magicien de la Tempête. L’illusion de la vie, le théâtre du monde : la Tempête explore la contiguïté des deux univers. Cette pièce est lue comme le testament de Shakespeare, puisque c’est la dernière pièce qu’il composa seul.

Il s’adonna une dernière fois à la poésie, avec les Sonnets qu’il publia en 1609. Cette œuvre d’inspiration autobiographique laissa à la poésie anglaise une forme de sonnet, le sonnet shakespearien, composé de trois quatrains aux rimes alternées (abab cdcd efef) et d’un distique (couplet) rimant gg. Cette structure poétique particulière apporte une modification notable au sonnet fixé par Pétrarque et construit d’un huitain (deux quatrains aux rimes embrassées abba abba), et d’un sizain (deux tercets rimant cde cde).

Pour des raisons inconnues, le dramaturge revint à Stratford en 1610, où il avait fait l’acquisition d’une superbe maison en 1597 : il y mourut en 1616. Sur sa pierre tombale est gravé un quatrain qui fait peser une malédiction sur quiconque dérangerait ses os.

Seules douze pièces de Shakespeare furent publiées sous son nom de son vivant (1598). Il faudra attendre 1623 pour que ses trente-six pièces, réparties en comédies, pièces historiques, et tragédies, soient livrées à la postérité grâce à deux acteurs, amis de Shakespeare, dans un volume, le Premier Folio. À ce canon shakespearien, il faut ajouter trois autres pièces : Périclès, Henry VIII et Les Deux Nobles Cousins, qui semblent avoir été écrites en collaboration avec d’autres dramaturges.

Bibliographie

Suhamy Henry, Shakespeare, éditions De Fallois, 1996 ; Livre de Poche, collection « Références » n° 523, 287 p.