Extrait de l'œuvre

Le roi numide JugurthaInformations[1]

En recevant aujourd'hui devant vous, Mesdames et Messieurs, ce Prix des Éditeurs et Libraires allemands, Prix de la Paix de l'année 2000, j'hésite soudain : je crains qu'une si prestigieuse distinction ne me fasse chanceler sous son poids symbolique !

Je voudrais me présenter devant vous comme simplement une femme-écrivain, issue d'un pays, l'Algérie tumultueuse et encore déchirée. J'ai été élevée dans une foi musulmane, celle de mes aïeux depuis des générations, qui m'a façonnée affectivement et spirituellement, mais à laquelle, je l'avoue, je me confronte, à cause de ses interdits dont je ne me délie pas encore tout à fait.

J'écris donc, et en français, langue de l'ancien colonisateur, qui est devenue néanmoins et irréversiblement celle de ma pensée, tandis que je continue à aimer, à souffrir, également à prier (quand parfois je prie) en arabe, ma langue maternelle.

Je crois, en outre, que ma langue de souche, celle de tout le Maghreb, je veux dire la langue berbère, celle d'Antinéa, la reine des Touaregs où le matriarcat fut longtemps de règle, celle de Jugurtha qui a porté au plus haut l'esprit de résistance contre l'impérialisme romain, cette langue donc que je ne peux oublier, dont la scansion m'est toujours présente et que pourtant je ne parle pas, est la forme même où, malgré moi et en moi, je dis “ non ” : comme femme, et surtout, me semble-t-il, dans mon effort durable d'écrivain.

Langue, dirais-je, de l'irréductibilité. Et, plutôt que d'évoquer, sur ce point, un désir d'enracinement ou de réenracinement – pour ainsi dire de généalogie, je voudrais préciser que si j'avais été celte, ou basque, ou kurde, cela aurait été de même pour moi : dire “ non ” à certaines étapes essentielles de son parcours, – et le dire quand la langue de la première origine se cabre, et vibre en vous, en des circonstances où le pouvoir trop lourd d'un État, d'une religion, ou d'une évidente oppression ont tout fait pour l'effacer, elle, cette première langue –, dire “ non ” ainsi, qui peut paraître un “ non ” d'entêtement, de silence, de refus de participation à une poussée collective de séduction, – ou de mode –, cet instinct pas seulement de préservation individuelle, mais qui serait un “ non ”, quelquefois apparemment gratuit, ou de pur orgueil de l'ombre – en somme cette intégrité du moi intellectuel et moral, ce recul ni prudent ni raisonné, bref, ce “ non ” de résistance qui surgit en vous quelquefois avant même que votre esprit n'ait réussi à le justifier, eh bien, c'est cette permanence du “ non ” intérieur que j'entends en moi, dans une forme et un son berbères, et qui m'apparaît comme le socle même de ma personnalité ou de ma durée littéraire.

"Idiome de l'exil et langue de l'irréductibilité", Par Assia Djebar, 2000. (texte prononcé pour la réception du Prix de la paix des libraires allemands à Francfort).