Extrait de l'œuvre

Les mots du père mort

Linteau khmer, Musée Guimet, Paris-Origine: Bayon, style: Bayon, fin XIIe siècle, grès. Au centre: Vishnou Caturbhuja (à quatre bras) et Kala/Simhamukha
Linteau khmer, Musée Guimet, Paris-Origine: Bayon, style: Bayon, fin XIIe siècle, grès. Au centre: Vishnou Caturbhuja (à quatre bras) et Kala/SimhamukhaInformations[1]

Nous sommes ici à la fin de la pièce intitulée "les Hommes désertés", premier volet d'une tétralogie évoquant la guerre civile au Cambodge. La voix du père, assassiné par les Khmers Rouges (ici appelés "les écharpes noires"), annonce à Laure, à son demi-frère Sannara et à Thida, une jeune fille elle aussi victime, ce que sera leur avenir.

LE PERE. - Sur le livre immense des arbres, je lis l'histoire de Sannara. Avec Pierre et Laure, te plaçant sous la protection des écharpes noires, te voici partant pour la grande ville où sont réunis les étrangers. Plus tard, après bien des tourments, tu iras par les airs rencontrer ce pays lointain qui est le mien. Ta vie sera douce et belle et tu oublieras un peu cette terre et ces eaux de douleur.

Me voici tournant la page et c'est Thida aux longs cheveux, qui a perdu père et mère dans les combats et qu'un matin sans lumière j'ai endormie contre mon sein. Riche de cette sombre et étincelante beauté que n'a pu ravir la folie des hommes, tu rencontreras bientôt une étoile de fer délivrant ton âme des violences du corps. Le cou entouré d'une écharpe blanche, portant le deuil sous tes cheveux, tu viendras alors me rejoindre dans la vallée aux esprits.

Nous parlerons longuement l'un près de l'autre. Ton corps redevenu enfant se blottira contre moi. Et lorsque les mots s'en seront allés, lorsqu'il n'y aura plus rien dans ta bouche, tu fermeras les yeux, poseras la tête sur mon épaule et ma main s'appliquant à ton oreille, tu connaîtras enfin le repos. Ainsi s'achèvera l'histoire. Ainsi se fermera le livre.

Pourtant, longtemps encore, les hommes d'ici parleront de toi. Certains diront t'avoir vue dans les montagnes lever une armée pour combattre les ombres. Certains dans la forêt croisant un sanglier croiront reconnaître tes yeux dans les siens. Puis, plus loin, dans un autre pays, dans une autre langue, un homme un matin se lèvera avec ta voix dans sa bouche. Et il sourira d'infini plaisir parce qu'il sait que tu es là, dans son corps et sa bouche et c'est ainsi, par cette étrange mélodie que tu continueras d'exister.

Randal DOUC, "Les hommes désertés", tapuscrit de l'auteur reproduit avec son aimable autorisation, p. 76.