Extrait de l'œuvre

Femmes à KigaliInformations[1]

Souviens-toi, la première fois que nous avons fait l'amour et que je me suis trouvée nue devant toi, tu n'as pu t'empêcher de rire en voyant le cordonnet qui entourait mes hanches et le petit bout de bois qui y pendait.

"Viviane, dis-moi, qu'est-ce que c'est que ce gri-gri ? Toi, l'étudiante, la sociologue, tu crois aux amulettes comme les vieilles sorcières de ton village en Afrique !"

J'ai eu l'impression que, pour la première fois, tu te rendais compte que la fille avec laquelle tu allais faire l'amour était noire et que tu retrouvais soudain grâce à cette pendeloque qui oscillait contre mon ventre la condescendance amusée avec laquelle les Européens de bonne volonté traitent les Africains.

Je ne t'ai pas répondu et tu as insisté :

"Explique-moi, qu'est-ce que c'est que ce machin ? C'est pour te protéger ? Tu crois que ça va remplacer la pilule ?"

Je t'ai embrassé sur la bouche pour te faire taire et nous avons fait l'amour. Notre liaison a duré quelques semaines, quelques mois peut-être, nous nous sommes séparés, je ne sais plus où tu es, je n'attends pas de tes nouvelles mais c'est quand même un peu pour toi que je veux écrire l'histoire de ce que tu as appelé, en te moquant, mon gri-gri, une histoire que tu ne liras sans doute pas.

*

"Écoute, Viviane, ma fille, écoute bien mon conseil, me répétait papa, si tu veux être reçue à l'examen national, et je compte bien, ainsi que toute la famille, que tu le seras, bien sûr, il faut avoir de bonnes notes en français, en arithmétique, en géographie, en tout ce qu'on apprend à l'école, même en gymnastique et, si tu veux, même en dessin, mais pour parler de choses sérieuses, le plus important, là où tu dois être la meilleure, meilleure que toutes les autres, c'est en catéchisme. Tu es tutsi, tu n'as pas beaucoup de chances d'avoir l'examen et d'aller à l'école secondaire, mais si tu sais bien ton catéchisme, si tu le sais par cœur, il y aura peut-être un père qui dira : "Cette fille-là, laissez-la passer, elle est pour nous, on l'enverra au noviciat de Benebikira", ou même ils décideront que tu peux faire de grandes études car il leur faut de bons catholiques et même un peu de Tutsi pour que les chrétiens d'Amérique leur donnent leur argent. Regarde Anselme, le fils du voisin, il est au petit séminaire, quand il était encore là et que sa mère avait préparé une cruche de bière que je partageais avec Butoyi, j'entendais Anselme qui récitait à haute voix son catéchisme en faisant le tour de la cour et son père se réjouissait : "Tu vois Anselme, il fait tout ce qu'il faut pour plaire au père Damiano, comme ça il aura son examen national." Et c'est bien ce qui est arrivé."

Scholastique Mukasonga, "Ce que murmurent les collines", Gallimard, Folio 2015 (édition numérique, "Le bois de la croix" p. 1-5).