Extrait de l'œuvre

L'île des mutinés du Bounty

L'île de Pitcairn, dans l'Océan Pacifique - image satellite de la NASA
L'île de Pitcairn, dans l'Océan Pacifique - image satellite de la NASAInformations[1]

Dans le roman intitulé "Barcelona !", Grégoire Polet crée le personnage de Pere Català, un navigateur solitaire qui a entrepris un tour du monde à la voile, et se retrouve devant l'île de Pitcairn, en plein Océan Pacifique...

On n'aborde pas Pitcairn. C'est impossible sans se fracasser sur les rochers. On mouille l'ancre à un petit mille et on attend le canot taxi. Trop sauvage, battue par les vents, hérissée de pièges, avec un vague chenal naturel en serpentin. Pas une bouée. c'est l'îlot où les mutinés du "Bounty", en mille sept cent quelque chose, après avoir zigouillé leur capitaine et le reste de l'équipage, se sont réfugiés, avec quelques femmes prises sur Tahiti et quelques hommes pour servir d'esclaves. Fletcher Christian, chef des mutins, naviguait depuis des jours sur le bateau sanglant, avec pour seul objectif de s'éloigner le plus possible de toute terre connue et de trouver un refuge écarté de toute route par où un navire de Sa Majesté le Roi d'Angleterre pourrait passer, aborder, les trouver et, eux-mêmes ou leur descendance, les attacher au gibet. Car il s'agissait bien d'avoir une descendance, et les femmes tahitiennes avaient été prises pour ça. Pitcairn se dressa à l'horizon des jours et des nuits, le "Bounty" s'y brisa la coque, on mit pied à terre, on brûla le navire, pour que tout lien à jamais soit rompu avec le monde qu'ils avaient rejeté. On fonda une ville de six maisons, Adamstown, le lieu d'Adam, noyau d'une humanité recommencée, minuscule, qui devait ressembler à celle de Caïn. Les esclaves moururent, peut-être de mauvais traitements, peut-être parce qu'ils voulaient les femmes. Les femmes eurent des enfants, et la communauté de traîtres survécut et survit encore, là, devant, sur le rocher, sous la demi-lune, à un petit mille du bateau de Pere Català. Réintégrés depuis à la couronne anglaise, amnistiés, les descendants, alimentés même par les impôts londoniens, mais fiers et farouches et, probablement, sur cette lugubre lame de pierre battue par les vents, le plus petit, le plus inutile et le plus mélancolique de tous les peuples de la terre.

Pere voulait connaître ça un jour dans sa vie. Et certainement maintenant.

Grégoire Polet, "Barcelona !", éditions Gallimard, 2015, p. 301-302.