Extrait de l'œuvre

Rêverie à Athènes

Machine à écrire
Machine à écrireInformations[1]

Après des années passées à Paris, le narrateur, écrivain et dessinateur de presse, revient dans sa ville natale, Athènes.

Je me suis assis à mon bureau et j'ai regardé un moment les crayons de couleur - ils forment un joli bouquet dans un lourd pot d'étain - et les flacons de peintures acryliques. Elles sont desséchées pour la plupart. Je n'ai eu que rarement l'occasion et le temps de dessiner à Athènes. Je me souviens très bien des croquis que j'ai faits ici, pour la couverture d'un livre, pour un journal, pour le mariage d'un ami, pour mon frère, et cinq ou six pour Vaguélio. J'avais fait son portrait sur du papier machine, elle était assise sur le lit, la tête inclinée. Elle fumait. Elle tenait la cigarette tantôt de la main droite, tantôt de la main gauche : j'ai constaté, en terminant, qu'elle avait sur le dessin une cigarette à chaque main. Je l'ai intitulé "Vaguélio aux deux cigarettes" et je le lui ai donné. J'aimerais bien le revoir., j'avais utilisé toute la gamme des rouges, aucune autre couleur. J'ai aussi dessiné ma mère sur son lit d'hôpital, au feutre noir. Ses cheveux ne sont pas coiffés, ils partent dans tous les sens, comme paniqués. Ses yeux sont fermés, la bouche est assez réussie. J'ai naturellement gardé ce dessin. Je l'ai mis dans une enveloppe kraft. Je la vois d'ici, elle est dans la bibliothèque, entre les volumes noirs de l'encyclopédie Éleuthéroudakis. Il y a plusieurs mois que je n'ai pas regardé ce dessin. Je veux et je ne veux pas le voir.

Il m'a semblé que j'avais envie d'écrire. J'ai sorti la machine de sa mallette, c'est une vieille machine, elle m'a été offerte par un cousin de ma mère. Je ne l'ai jamais utilisée. Le ruban m'a paru neuf. J'ai passé une feuille dans le rouleau. Le désir d'écrire était intense mais sans contenu. "Je n'ai peut-être sorti la machine que pour voir les lettres de l'alphabet." Mon regard s'est fixé sur les accents et les esprits qui ont été récemment supprimés. Je me suis demandé s'il me serait facile de perdre l'habitude de les utiliser. Les touches étaient légèrement creuses. Elles ressemblaient à des fauteuils de théâtre. "les lettres me regardent", ai-je pensé. J'avais allumé ma pipe. Je portais une chemise blanche dont la pochette était pleine de billets de banque.

Mon appartement est situé à l'arrière de l'immeuble, il donne sur un jardin où il n'y a qu'un arbre, un laurier. "La balle de ping-pong tombera tout le temps dans le jardin. Je serai obligé d'escalader la grille pour la ramasser. Il faudra peut-être supprimer la grille." J'ai fini par admettre que je ne ferais rien ce soir-là. Je ne dessinerais pas, je n'écrirais pas, je ne mangerais pas, je ne prendrais pas de bain, je ne regarderais pas la télévision. Je fumerais encore une pipe ou deux puis je me coucherais. Je n'ai pas voulu me lever du bureau sans avoir essayé la machine. J'ai appuyé sur la touche qui soulève le rouleau et j'ai frappé, au milieu de la page, l'epsilon majuscule.

Vassilis ALEXAKIS, "La Langue maternelle", A. Fayard, 1995, p. 31-33.