Extrait de l'œuvre

L'exil

Discussion entre un mollah et un vieil homme, page de l'album Davis (1664-1665)
Discussion entre un mollah et un vieil homme, page de l'album Davis (1664-1665)Informations[1]

L'exil ne s'écrit pas. Il se vit. Il se vit une seule fois, comme une expérience originelle, qui se révèle et me révèle dans la seule voie qui est celle de la création.

D'où mon obsession pour une histoire bien connue d'une figure légendaire arabo-musulmane, Mollah Nasroudine. Un personnage errant par excellence, qui incarne à la fois la bêtise, le cynisme et la sagesse de l'humanité. Personne ne sait dire d'où il vient, où il va, quand il est né, quand il est mort... Chaque peuple l'intègre à son Histoire, à sa culture, selon les contextes politiques et religieux.

Cette histoire, je la raconte à chaque fois que l'on me demande pourquoi j'écris, pourquoi je fais des films qui se passent sur ma terre natale :

"Un soir, dans une ruelle, Mollah Nasroudine cherche quelque chose sous un lampadaire. Un passant s'approche et lui demande :

– Mollah, as-tu perdu quelque chose ?

– Oui, j'ai perdu les clefs de ma maison.

Le passant se met à chercher, lui aussi. Peine perdue. Aucune trace des clefs. Il se tourne vers Mollah pour lui demander :

– Es-tu certain de les avoir perdues ici ?

Très serein, Mollah Nasroudine répond :

– Non, je les ai perdues chez moi.

– Mais alors, pourquoi les cherches-tu ici ?

– Chez moi, il n'y a pas de lumière, rétorque Nasroudine."

Inspirée, semble-t-il, d'un conte indien, devenue, même en Occident, un numéro de clown, cette historiette reflète mon destin, comme celui de tous les exilés. Mon pays a sombré dans la terreur de la guerre, dans l'obscurantisme, et, là-bas, j'ai perdu les clefs de mes songes, de ma liberté, de mon identité...

Aussi l'ai-je quitté en espérant retrouver mes clefs là où il y a de la lumière, de la liberté, de la dignité... tout en sachant que je ne les retrouverai jamais.

Toute création en exil est la recherche permanente de ces clefs perdues.

Atiq Rahimi, "La ballade du Calame", Éditions de l'Iconoclaste, Paris, 2015, p. 98-100.