Extrait de l'œuvre

Deux manières d'être juif

Famille ashkenaze d'Europe Centrale - XIXe siècle
Famille ashkenaze d'Europe Centrale - XIXe siècleInformations[1]

Dans son roman "le Cinquième fils", Élie Wiesel met en scène un fils qui, après la guerre, tente de comprendre ce que sa famille, et en particulier son père, a vécu. Il l'interroge...

"– Père, puis-je te poser une question ?

– Naturellement.

– Mes camarades d'école ont, pour la plupart, des grands-parents ; moi non. Où sont-ils ?

– Morts, dit mon père.

– Pourquoi ?

– Parce qu'ils étaient juifs.

– Je ne vois pas le rapport.

– Moi non plus", dit mon père.

Bon, encore une question qui restera ouverte. Mon père travaille ; je ne vais pas le déranger davantage. Je m'en vais, je reviens sur mes pas :

"– Tu as des photos d'eux ?

– De qui ?

– De mes grands-parents juifs morts.

– Non", dit mon père.

Bon, je m'en vais. Non, pas encore :

– "Tu veux me faire plaisir ?

– Je peux essayer.

– Raconte-moi comment ils étaient."

Mon père se fait songeur :

"Différents, dit-il. Totalement différents les uns des autres.

– Mais tu viens de me dire qu'ils étaient juifs ; donc ils n'étaient pas différents. S'ils l'étaient, ils ne seraient pas morts. Tu veux me faire croire que les Juifs morts sont différents les uns des autres ?

– Ils différaient dans leur mode de vie. Mes parents étaient chaleureux et exubérants ; les parents de ta mère préféraient la discrétion. Mes parents parlaient yiddish, ceux de ta mère le polonais et l'allemand. Mes parents récitaient les Psaumes à longueur de journée, ceux de ta mère ne connaissaient même pas l'aleph-beth. Mes parents aspiraient à devenir meilleurs Juifs, ceux de ta mère n'aimaient pas les Juifs, je veux dire : n'aimaient pas le Juif en eux. En vérité, ils n'étaient pas heureux du choix de leur fille. Ils auraient préféré un avocat entièrement assimilé, ou même un Gentil de bonne famille. Ne leur en veux pas : ils n'étaient pas les seuls. En ce temps-là, des gens comme eux disaient : le monde ne tolère pas le peuple juif et finira par l'éliminer. Conclusion : pour vivre, pour continuer, il fallait renoncer à ce qui nous avait aidé à survivre pendant deux mille ans d'exil. Tu ne comprends pas ? Moi-même, je te l'ai dit, je fus un moment tenté, séduit par l'assimilation. Mais il me suffisait de me rappeler le visage de mon père – d'imaginer sa peine– pour ne pas accomplir l'irrémédiable."

Bon. Je m'en vais. Résumons ; j'ai des grands-parents qui voulaient être Juifs et des grands-parents qui ne voulaient pas. Mais on les a tous tués. Parce qu'ils étaient juifs.

Élie Wiesel, "Le Cinquième fils", Éditions Grasset et Pasquelle, 1983, p. 66-68.