Extrait de l'œuvre

Une vie de femme mutilée

Éliette, une vieille femme de Savane, en Guadeloupe, évoque les souvenirs de sa vie de femme privée d'enfants par une blessure, reçue lors du cyclone de 1928.

Houle de l'ouragan Omar (2008) à Basse-Terre en Guadeloupe
Houle de l'ouragan Omar (2008) à Basse-Terre en GuadeloupeInformations[1]

Un temps, Éliette avait prié Dieu afin qu'Il donne une raison à son ventre. Elle avait trente-cinq ans, venait d'épouser Renélien, son premier mari. On lui avait conseillé des devineresses pour un enfant échu de prières conjuguées. Toutes promettaient un résultat au bout d'une patience enchaînée de neuvaines et Je Crois en Dieu. Après la mort de Renélien, une Haïtienne lui avait fait comprendre qu'elle était trop vieille pour porter encore l'espérance d'un petit sorti de son corps. La femme disait pourtant la voir clairement avec une enfant...

Une enfant, une fille, jurait l'Haïtienne. Une parente que j'aurais recueillie, une nièce tirée de je ne sais quel chapeau malice... J'ai souri en moi-même. Je lui ai fait savoir que je me connaissais plus de famille, mais qu'il y avait un dieu pour punir les abusants. Elle a dit que personne mettait jamais en doute les morts qui travaillaient pour elle. Elle m'a criée impudente et m'a dit que j'aurais le temps de voir. J'ai payé deux mille francs pour ses visions. Je me suis trouvée couillonnée, désabusée un-deux jours. Et puis, j'ai fini par rire de ma bêtise. Rire seule.

Après, j'ai épousé Hector, mais ça n'a rien donné, j'avais déjà quarante-cinq ans. Alors, j'ai plus cherché à comprendre pourquoi j'étais privée. Je demandais même plus au Bon Dieu la raison des grandes iniquités. J'ai attrapé des cheveux blancs pendant que Savane entrait en agonie, suait du sang, brûlait dans la jalousie et la méchanceté. Et même si j'étais pas en mesure de barrer tous les bruits que font la vie et la mort, je voulais ni voir ni entendre. Seulement qu'on me laisse exister dans la paix de ma case.

Avant ce dimanche, je serrais en mon âme un lot de peurs, visions éparses, mémoire bancale. Toujours la voix de ma manman s'élevait pour couvrir d'autres sons qui perçaient fond en moi. Elle racontait comment, pour mes huit ans, le Cyclone de 1928 avait démembré la Guadeloupe, m'avait jeté cette poutre au beau mitan du ventre.

Gisèle Pineau, "L'Espérance-macadam", Éditions Stock, 1995, p.8-9.