Extrait de l'œuvre

Scène de la Cour d'honneur du Palais des Papes à la fin de la représentation de la trilogie Littoral, Incendies et Forêts mise en scène par Wajdi Mouawad, au Festival d'Avignon 2009.
Scène de la trilogie de Mouawad au Festival d'Avignon 2009Informations[1]

Pendant la Seconde Guerre mondiale, deux jeunes résistantes, Ludivine Davre et Sarah Cohen, amies très proches, sont sur le point d'être arrêtées. Ludivine va sacrifier sa vie pour Sarah, qui est mère d'une petite fille, Luce. Nous sommes presque à la fin de la pièce.

LUDIVINE. Calme-toi ! Quels papiers as-tu sur toi ?

SARAH. Mes papiers. Avec mon nom. Sarah Cohen !

LUDIVINE. Donne-les moi. J'arrache ta photo. Je la colle sur mes papiers à moi ! J'arrache ma photo, je la colle sur tes papiers à toi ! Tu vas devenir Ludivine Davre et je vais devenir Sarah Cohen...

SARAH. Ça ne sert à rien, on sera prises toutes les deux !

LUDIVINE. Si tu t'appelles Ludivine Davre tu as une petite chance de t'en sortir, mais si tu t'appelles Sarah Cohen tu n'en as aucune.

SARAH. Non ! Non, non, non... tu ne peux pas !

LUDIVINE. Sarah, comment je pourrais faire pour vivre sans toi !

SARAH. Et moi, comment je pourrais faire pour vivre sans toi ?

LUDIVINE. Sarah ! Réfléchis ! Toi tu pourras encore donner la vie, mais moi, tout ce que je peux faire, c'est donner la mienne et à qui d'autre je voudrais la donner si ce n'est à toi ? Tu ne peux pas m'enlever ça, tu comprends ?

Téléphone. Un coup.

LUDIVINE. Ils arrivent, Sarah !

SARAH. Je ne peux pas !

LUDIVINE. Pense à Luce, pense à Samuel et à tous ceux-là qui viendront après nous grâce à toi, grâce à toi, Sarah ! Écoute : dans notre situation, dans notre époque qui assomme toute beauté, toute voix, toute aspiration, il faut aller en ligne droite, et sans dévier, vers la cible pour l'atteindre à la fine pointe acérée de la flèche et ainsi frapper en plein cœur le chagrin. Si tu refuses, Sarah, si tu refuses l'évidence, tout sera inversé ! Celle qui peut donner la vie sacrifierait la sienne pour sauver celle qui ne peut pas la donner ? Tu réalises l'aveuglement ? Sarah, j'ai tout vécu avec toi, et par toi, et grâce à toi, ma vie aura été, malgré tout, une flamme, une vague, une plage, un souffle. J'ai tout pleuré par toi, j'ai tout aimé par toi, j'ai tout ri par toi, j'ai tout compris par toi et j'ai tout appris par toi et tu ne veux pas que je meure pour toi ? Sarah, je t'en prie, ne crains pas car je vivrai tout ce qui m'attend avec force puisque je me dirai à chaque instant "ce que je vis je l'épargne à Sarah, ce que je souffre je l'épargne à Sarah", alors rien ne me fera trembler, je te jure, te le promets !

SARAH. Ludivine ! C'est impossible !

LUDIVINE. Sarah, un jour quelque chose viendra témoigner de ce que toi et moi nous aurons fait l'une pour l'autre et aura le visage de notre jeunesse sacrifiée. Et alors, toi et moi, moi et toi, on aura tordu le cou au destin en tenant nos promesses jusqu'au bout : vie sauvée, vie perdue, vie donnée. Promets-le moi !

SARAH. Ludivine...

LUDIVINE. Promets-le moi...

SARAH. Vie sauvée, vie perdue, vie donnée...

LUDIVINE. Promets-le moi...

SARAH. Je te le promets...

LUDIVINE. Ludivine, regarde-moi, je suis Sarah, c'est moi !

Ludivine emportée. Crâne fracassé à coups de marteau.

Wadji Mouawad, "Forêts", éditions Leméac et Actes Sud papiers, 2006, 2ème édition 2009, p. 94-95.